"Le livre de l'intranquillité" (volume II), de Fernando Pessoa
Le livre de l'intranquillité peut être considéré comme le livre (1) d'une vie, le célèbre écrivain portugais Fernando Pessoa y ayant travaillé pendant plus de vingt ans, ne laissant à sa mort qu'un "amas de fragments inachevés" qui ne furent découverts que longtemps après. Ces derniers furent publiés de manière posthume dans des montages différents selon les éditeurs et il importe donc peu d'en commencer comme moi la lecture par le deuxième volume.
Ce «livro do desassossego» , littéralement "livre du manque de repos", traduit le malaise et l'angoisse , l'incapacité à vivre de son auteur, Bernardo Soares , un "semi-hétéronyme"(2) , double de Pessoa qui ,face à l'«ennui» et à la souffrance nés de l'absurdité du monde, de la vacuité de toute chose, ne peut que rêver sa vie : être « en grande partie la prose même [qu'il] écrit » et devenir «un personnage de roman, une vie lue» .
Le livre de l'intranquillité se présente comme un journal de bord tenu par un petit aide-comptable d'un magasin de Lisbonne qui ne voyage guère (3) sauf en imagination , un journal intime dans lequel ce modeste employé d'apparence insignifiante nous livre ses rêves éveillés, ses méditations incessantes qui ne lui accordent aucun repos.
«Je ne dors pas. J'entresuis», affirme ce héros entre deux mondes que les impressions, les sensations ressenties avec une douloureuse acuité , «de façon lucide et diffuse en même temps», confrontent à l'unique problème , insoluble : celui de la «réalité». «Nos plus grandes tragédies se déroulent dans l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes», note-t-il, et cette auto-fiction poussant l'introspection dans ses limites extrêmes lui permet de vivre par l'intensité des mots en explorant les abîmes du monde, tant intérieur qu'extérieur.
Le regard étonné porté par Pessoa dans ce livre est ainsi à la fois celui du poète et du philosophe, un regard pénétrant et désabusé sur le quotidien le plus habituel qui cherche à lever le voile des apparences pour s'approcher du vrai et sa prose nous fait visualiser des paysages mentaux comme des paysages urbains.
1) Même s'il n'est pas sûr que Pessoa ait songé à faire un livre de ces notes
2) Expression de Pessoa lui-même montrant combien Bernardo Soares était plus proche de lui que les autres facettes de son personnage, et notamment Alberto Caeiro, Álvaro de Campos et Ricardo Reis, ses principales voix poétiques qu'il qualifiait d'hétéronymes
3) Après son retour définitif d’Afrique du Sud en 1905, à l'âge de 17 ans, Pessoa n’a plus jamais voyagé.
Je connaissais plus la réputation de ce grand écrivain que son oeuvre, n'ayant lu de lui qu'un unique recueil de poèmes (4) , aussi ai-je été surprise de ressentir une impression de déjà lu à la lecture du volume II de ce fameux livre considéré comme un des chefs-d'oeuvres de la littérature universelle.
J'y ai retrouvé en effet bien des thèmes et des réflexions semblant inspirés du Monde comme volonté et comme représentation, sans qu'il ne soit jamais fait explicitement référence à Schopenhauer , et y ai découvert un héros narrateur empruntant de très nombreux traits au héros des Carnets du sous-sol de Dostoïevski , lui même lecteur du philosophe allemand. Et l'originalité indéniable de l'univers de Fernando Pessoa m'a semblé de ce fait un peu réduite à son ancrage dans Lisbonne et , surtout, à la façon dont l'auteur rend compte de cet univers en le magnifiant grâce à une somptueuse prose poétique aux accents parfois mystiques, une prose qui se veut plus réelle que la vie.
4) Poésies d'Alvaro de Campos - Le Gardeur de troupeau, autres poèmes d'Alberto Caeiro de Fernando Pessoa, Gallimard, collection poésie
Un important héritage
Un écrivain ne crée jamais ex nihilo mais l'ampleur de l'héritage mérite d'être soulignée, le rapport spécifique au monde et à lui-même de Fernando Pessoa ayant sans doute été considérablement enrichi par sa lecture de Schopenhauer, un penseur ayant influencé nombre d'écrivains. Et Bernardo Soares, même si sa volonté de vivre s'exprime différemment, me paraît trop calqué sur le héros de Dostoïevski pour que cela ne relève que du hasard.
Schopenhauer
Le double de Pessoa, s'il «abrite en [lui] diverses philosophies» s'incarne ainsi largement dans celle de Schopenhauer, intégrant jusqu'aux contradictions de l'homme et de l'écrivain.
Bernardo Soares s'attaque d'abord comme lui à l'illusion rationaliste, à «la science objective» qui cherche «de l'extérieur» des lois organisant la «Nature». Le monde entier n'est pour lui que la perception du sujet qui le perçoit et il affirme qu' hors de soi-même on ne peut avoir aucune idée de ce qu'est le monde ni de la manière dont les autres le perçoivent. C'est donc en partant du moi qu'il explore les profondeurs de ce qui apparaît comme la «réalité» tant intérieure qu'extérieure et qu'il éclaire les illusions.
Et ce héros met également en évidence l'absurde, la vacuité et la répétition. Une absence de sens qui «pèse comme une condamnation infligée nous ne savons ni où, ni par qui, ni pourquoi». Tout est le résultat d'une force qui nous dépasse que nous ne pourrons jamais comprendre , l’univers entier semblant obéir à cette puissance unique sans cause et sans but.
Certains passages, à quelque différence de vocabulaire près, paraissent tout droit sortis du Monde comme volonté et comme représentation :
«Pestes, tempêtes et batailles» sont ainsi présentées par le héros comme «le produit de la même force aveugle qui s'exerce tantôt grâce à des microbes inconscients, tantôt par le jeu de coups de foudre et de trombes d'eau, eux aussi inconscients, tantôt par le canal d'hommes tout aussi inconscients .Entre un tremblement de terre et un massacre [il] ne voit pas d'autre différence que dans un assassinat perpétré avec un couteau...» et « le monstre immanent aux choses utilise aussi bien (...) le mouvement d'un rocher dans les hauteurs que celui de la jalousie ou de la convoitise dans un coeur humain». «Ainsi va le monde, tas de fumier de forces instinctives , qui brille malgré tout au soleil en tons pailletés d'or et de clair-obscur.»
Il n'y a de plus pour lui que «monotonie», «la morne identité des jours succède aux jours, la différence [est] absolument nulle entre hier et aujourd'hui». Et de fustiger la nouveauté «cette vieillerie de l'éternellement nouveau».
L'univers entier s'avère donc «une plaisanterie» et la vie une «futilité tragique» car cette absence de sens rend impossible l'exercice de la moindre influence sur quoi que ce soit, ce qui génère «une angoisse qui paraît déborder de ses propres limites», «un ennui proche de la folie» : «Tout est néant et dans ce néant notre douleur aussi».
Et Pessoa, à travers son héros, affiche de manière récurrente mais non sans contradictions , un profond dégoût de la vie, «une lassitude anticipée de tous les désirs», «un dégoût anonyme de tous les sentiments». La passion amoureuse n'est pour lui que l'effet de ce vouloir-vivre inconscient qui nous gouverne , elle «agite et fatigue» et n'est que «la plus charnelle des illusions». «Mieux vaut donc cesser en nous mêmes de désirer et d'espérer».
Face à «la brutalité de l'indifférence», à l'ennui et la souffrance intrinsèques à la vie , il prône donc le «renoncement» : «Nier le monde, lui tourner le dos comme on se détourne d'un marécage» , cultivant «la haine de l’action comme une fleur de serre» et se flattant de sa «dissidence envers la vie.» .
Un renoncement plutôt paradoxal (5) qui ne va jamais jusqu'au suicide et s'accompagne d'une belle énergie, d'une belle vitalité à rêver et à écrire, à inventer et à créer, le rêve et l'écriture lui apportant de plus un plaisir certain car «personne ne peut être le roi du monde autrement qu'en rêve» et «la littérature est encore la manière la plus agréable d'ignorer la vie» ! Un renoncement qui s'inscrit plutôt comme le refus dédaigneux et quelque peu aristocratique des illusions courantes de la vie qui apportent au commun des mortels un bonheur dont ne peuvent se satisfaire les «esprits éclairés». Ainsi les artistes, les poètes et les philosophes qui , comme lui, ont reçu du «destin» un don inné propre au génie les rendant plus sensibles , sont-ils capables de voir plus clair et d'approcher la vérité de plus près :
«Seuls les poètes et les philosophes possèdent une vision réaliste du monde parce que ceux-là seuls sont exempts d'illusions».
Le rêve chez Pessoa – qui en a reçu le don -, tout comme l'art (6) dont il est le matériau, s'avère «une esquive à l'action» qui «tire de ce monde-ci» et console, permettant de résister à la souffrance , au manque de sens , et la littérature est de même pour lui une «tension vers la perfection» une perfection inaccessible à l'homme. Le rêve et l'art semblant ainsi assumer aussi une fonction métaphysique.
5) Contradiction dont le double de Pessoa est conscient : «Pourquoi écrire ? Parce que prêchant le renoncement , je n'ai jamais pu apprendre à le pratiquer entièrement»
6) Comme chez Schopenhauer, on retrouve une hiérarchisation des arts et un statut à part accordé à la musique. Les degrés de cette hiérarchisation sont exprimés chez Pessoa en fonction du rapport à la vie humaine, donc à l'illusion . Au bas de l'échelle, les arts vivants qui en procèdent directement, puis les arts visuels qui «ont recours à des formes visuelles, donc vitales», humaines, la littérature préférant , elle, «simuler la vie». Quant à la musique qui ne donne rien à voir , elle «s'éloigne de la vie» et n'a aucun rapport avec ce monde-ci...
Dostoïevski
Bernardo Soares, héros de roman double de Pessoa, apparaît également comme le double du héros des Carnets du sous-sol et tient tout comme lui une sorte de journal intime révélant un intense monologue intérieur sans concessions (celui de l'homme du souterrain, toutefois, a tendance à interpeller le lecteur).
Petit employé sans gloire ou modeste fonctionnaire, ces deux héros au physique insignifiant n'ont aucune ambition professionnelle (cette dernière «réduite à un vain orgueil » deviendrait «un fardeau») mais s'estiment supérieurs à leurs collègues. Une supériorité tirée de leur lucidité extrême sur le monde et sur eux-mêmes qui en fait des «êtres supérieurs» se distinguant de la masse de l'humanité aveugle. Un orgueil indéniable et une volonté d'être libres qui ne peut se traduire que par un refus de toute dépendance : ils se démarquent des autres car ils sont exempts d'illusions et choisissent de n'être esclaves que d'eux-mêmes.
Ne pas être une simple touche de piano comme le héros de Dostoïevski , ne pas être répété «à des milliers d'exemplaires», s'extraire de «cet alignement d'êtres tellement quotidien», ne pas tomber sous la dépendance de l'autre , ne pas s'abandonner à l'amitié ni à l'amour. «Ne se soumettre à rien», «credo, ideal, femme ou métier (...) - autant de geôles et de fers».
Bernardo Soares , comme l'homme du souterrain, vit dans la peur du regard de l'autre , dans la peur de «l'humiliation», de voir son «orgueil lapidé par des aveugles». «Toujours préoccupé (...) par l'image physique, et même morale, qu'[il] peut donner de [lui] à ceux qui [le] voient et [le] regardent», il préfère s'enfoncer dans sa solitude, «au dedans de [lui]-même , dans le parc, clos de hautes murailles» - dans sons sous-sol pour le second -, «dans [sa] conscience de [lui]-même» . Au moins sont-ils ainsi «maîtres du monde» ,creusant en eux-mêmes avec cette lucidité qui leur donne le pouvoir de démasquer les illusions.
Et tous deux semblent s'adonner à une certaine jouissance masochiste , le double de Pessoa «goûte [ainsi] l'indécise volupté de l'échec, comme un malade épuisé attache le plus haut prix à la fièvre cloîtré » et , si le héros de Dostoïevski prend plaisir à humilier les autres, celui de Pessoa adopte à leur égard une attitude un peu condescendante ou un aimable paternalisme...
Certes la tonalité diffère: une confession violente, sarcastique, agressive, chez Dostoïesvski, une divagation poétique à la dérision feutrée et aux accents parfois mystiques chez Pessoa. Mais, si chaque héros exprime sa rage de vivre différemment , l'un de manière négative en s'enfonçant délibérément dans l'abjection, l'autre en s'échappant dans le rêve, en s' inventant autre et multiple, ils refusent tous deux le simulacre de la vie pour être plus vivants.
LISBONNE, une «adresse clef»
De 17 ans à sa mort, Pessoa n'a pratiquement pas quitté Lisbonne y passant les trente dernières années de sa vie, s'y déplaçant dans un espace si restreint qu'il pouvait le parcourir à pied . Peut-être cela explique-t-il en partie ce rapport singulier, charnel et parfois même mystique, qui s'est noué entre l'écrivain et sa ville, une ville qui semble une partie de lui-même et dont on sent intensément la présence tout au long du livre, une présence côtoyant le mystère.
On parcourt rarement la ville, les descriptions de Lisbonne, du monde extérieur, souvent faites de l'intérieur, semblent statiques, concentrées, les variations du climat apportant seules un mouvement, le tout conférant à la ville une certaine étrangeté.
Au lecteur d'imaginer, de visualiser à partir de ce que Bernardo Soares, «penché à la fenêtre du monde» - celle du bureau où il travaille ou de sa chambre - perçoit ou aperçoit, à partir des sons et des silences qui lui parviennent (7), des infimes variations des bruits de la rue liées aux inflections climatiques qui lui permettent d'évoquer des paysages multiples.
A partir des ciels aussi , des ciels changeants, sombres ou lumineux, ensoleillés et colorés, orageux, nuageux ou pluvieux, des ciels propices à des échappées mystiques : «vaste ciel, ciel bleu, ciel proche du mystère des anges ».
Il semble y avoir une certaine porosité – parfois paradoxale - entre cette météo céleste lisboète et les états d'âme du héros :
«Démesuré, un silence livide pèse obscurément. A sa façon tout près d'ici, parmi l'errance rare et rapide des carrioles, un camion tonne – écho dérisoire, mécanique de ce qui se passe très réellement dans le lointain tout proche des cieux. »
«Et, penché à ma fenêtre, tandis que je savoure cette belle journée en contemplant les masses diverses de la ville étendue sous mes yeux – une seule pensée occupe mon âme : toute l'envie intime de mourir et d'en finir, de ne plus jamais voir de lumière sur aucune ville du monde».
Et c'est tout naturellement que Pessoa décrit ses angoisses , ses sensations et ses émotions comme des paysages :
«Quelles mers résonnent au fond de nous, dans cette nuit d'exister , sur ces plages que nous nous sentons être, et où déferle l'émotion en marées hautes !»
7) Un peu comme dans le poème Fenêtres ouvertes de Victor Hugo , même si la forme diffère :http://www.toutelapoesie.com/poemes/hugo/fenetres_ouvertes.htm
Une prose qui se veut plus réelle que la vie
La littérature apparaît à Bernardo Soares comme un privilège accordé aux esprits supérieurs qui ne sont pas réduits «comme tous les pauvres diables» à n'avoir «d'autre littérature que leur âme, et qui meurent étouffés du seul fait d'exister». Et si Le livre de l'intranquillité est écrit dans une prose magnifique son auteur en est pleinement conscient : «Ce que j'écris (...) est meilleur que ce que pourraient écrire les meilleurs poètes», affirme-t-il sans modestie. Presque érigée au même niveau que le rêve, la littérature est «effort vers la perfection» mais, cette perfection étant inaccessible, tout ce qu'il écrit «est infiniment au-dessous de ce (...)qu' [il] pourrait ou, qui sait , devrait écrire .»
Le double de Pessoa écrit donc pour mettre en mots ses rêves éveillés, ses «rêves sans illusions» . Son écriture qui n'a rien d'onirique cherche à rendre «les demi-tons de la conscience» et la littérature qui simule la vie se doit d'être plus réelle, plus vivante que cette dernière.
L'auteur «sculpte mot par mot des phrases au galbe parfait» , il a le goût des images des « métaphores qui sont parfois plus réelles que les gens que l'on voit marcher dans la rue», et des phrases dont le son «rend exactement celui d'une chose possédant désormais une extériorité absolue et une âme à part entière».
Pessoa analyse lui-même «son système stylistique» par la voix de son héros , un système reposant sur deux principes :
«dire ce que l'on éprouve exactement comme on l'éprouve – clairement si c'est clair, obscurément si c'est obscur , confusément si c'est confus, et bien comprendre que la grammaire n'est jamais qu'un outil et non pas une loi». Si sa prose reste classique , elle sait en effet s'affranchir de la grammaire et on pourrait parler de prose libre, une prose qui se libère pour mieux dire, pour «écrire juste» et parler «dans l'absolu (...), loin de la platitude , de la norme du quotidien». Les phrases sont plutôt longues mais bien des expressions montrent un «amour de la concision» et proposent de saisissants raccourcis. L'important pour l'auteur est de «photographier ce qu'il ressent» . Et, pour cela, il transforme souvent un verbe intransitif en verbe transitif (8) ou construit carrément un verbe nouveau (9). Il faut tordre ces verbes «antipathiques» qui donnent leur sens à la phrase «alors qu'une phrase honnête devrait toujours en posséder plusieurs». De même, changer le genre d'un accord en accolant notamment un «adjectif au féminin (...) à un substantif masculin» (10) permet-il d'exprimer plus «parfaitement» ce qu'ils «veulent définir».
8) «Je m'arrive» , «les jours que nous mourons en nous» , «je gis ma vie (Mes sensations ne sont qu 'une épitaphe (...) apposée sur ma vie morte» ...
9) «J'entresuis» ...
10) «une garçon»/ «cette confuse remue-ménage» ...
Avec son Livre de l'intranquillité, Fernando Pessoa nous grise de sa prose , tout comme Bernardo Soares s'en grise lui-même :
«Alcools des mots superbes, des longues phrases se déroulant en vagues dont la respiration se soulève à leur rythme , et se défont dans l'ironie de leurs serpents d'écume, dans la triste magnificence de leur pénombre.»
Et écrire semble pour lui le seul moyen d'exister en tentant d'affirmer une part de liberté :
«Plus avisés et plus heureux sont ceux qui, reconnaissant que tout est fiction , fabriquent le roman avant qu'on ne leur fabrique ...»
Le livre de l'intranquillité de Bernardo Soares ( volume II), Fernando Pessoa, traduit du portugais par Françoise Laye, Christian Bourgois éditeur, 1992
EXTRAITS :
68, p.74/75
Chaque fois que mes desseins se sont élevés, sous l'influence de mes rêves, au-dessus du niveau de ma vie quotidienne, et que, pour un instant, je me suis senti pourvu d'ailes, comme l'enfant en haut de sa balançoire – chaque fois j'ai dû, tout comme lui, redescendre au niveau du jardin public et reconnaître ma défaite, sans drapeau hissé pour la bataille, sans nulle épée que j'aurais eu la force de dégainer.
Je suppose que la plupart des gens croisés au hasard des rues – je le remarque au mouvement muet des lèvres, à l'indécision vague des yeux, ou aux prières qu'ils élèvent bien haut, avec un bel ensemble – un même élan vers cette guerre inutile d'une armée sans bannières. Et eux tous – je me retourne pour contempler leur dos de pauvres gens, de vaincus – tous doivent connaître , comme moi, la grande, la sordide défaite, perdue dans la boue et les roseaux, mais sans la poésie des étangs, sans clair de lune pour en baigner les rives, - une défaite minable et boutiquière.
(...)
80, p.92
(...)
« Parce que j'ai la taille de ce que je vois,
Et non pas la taille de ma stature * »
Des phrases comme celle-là, qui semblent pousser toutes seules, sans être dictées, me lavent de toute la métaphysique que j'ajoute spontanément à la vie. Après les avoir lues, je m'en vais à ma fenêtre, qui donne sur une rue étroite, je regarde le vaste ciel et ses astres nombreux, et je me sens libre, porté par une splendeur ailée dont je sens la vibration frémir dans mon corps tout entier.
(...)
* citation d'un poème de Caeiro ( Fernando Pessoa)
97, p. 107/108
Lorsque les dernières gouttes de pluie ralentirent leur chute sur les toits, et que le milieu pavé de la chaussée se mit à refléter le lent bleuissement du ciel, le bruit des véhicules fit alors entendre un autre chant, plus fort et plus joyeux, et l'on entendit les fenêtres s'ouvrir sur le désoubli du soleil. Alors, au coin tout proche de la rue étroite, résonna le cri familier du premier vendeur de loterie, et les clous qu'on clouait sur les caisses de la boutique d'en face se répercutèrent dans l'espace limpide.
(...)
115, p.124
Je me cherche, sans me trouver. J'appartiens à des heures chrysanthèmes, aux lignes nettes dans l'étirement des vases. Il me faut faire de mon âme quelque chose de décoratif.
Je ne sais quels détails, par trop pompeux et recherchés, définissent ma tournure d'esprit. Mon goût pour l'ornemental vient, sans nul doute, de ce que j'y sens quelque chose d'identique à la substance de mon être.
219, p. 208/209
Etant donné que la vie est essentiellement un état mental, et que tout ce que nous faisons ou pensons n'a valeur à nos yeux que celle que nous lui attribuons nous-mêmes – la valorisation ne dépend que de nous. Le rêveur, en somme, est un fabricant de billets, et les billets qu'il émet ont cours dans la cité de son esprit tout comme ceux de la réalité. Que le papier-monnaie de mon âme ne soit pas convertible en or m'importe peu, puisqu'on ne trouve jamais d'or dans l'alchimie fictive de la vie. Après nous viendra le déluge – mais après nous seulement. (...)