"LE MINOTAURE 504", de Kamel Daoud
LE MINOTAURE 504 est le titre d'un magnifique recueil de quatre nouvelles qui fut remarqué à juste titre (1). Kamel Daoud, déjà connu en France pour ses talentueuses chroniques dans le Quotidien d'Oran, nous y parle de l'Algérie actuelle en tant qu'écrivain et non plus journaliste, ce qui lui offre beaucoup de liberté et insuffle à son propos une grande force largement due à la richesse, à la beauté et à la puissance de son écriture.
Appartenant à une génération née après l'indépendance, l'auteur s'y interroge sur l'immobilisme d'un pays mort-né qui a été incapable de se créer un avenir, sur un peuple esclave, résigné, tétanisé par la peur et corrompu par l'avidité, écrivant sans cesse le même livre, une histoire figée sur l'impact d'une «première balle de novembre» qui ne l'a pas libéré . Un peuple qui, ayant occulté sa mémoire et falsifié son histoire, ne peut plus avancer qu'en fuyant car il ne croit plus au miracle et tombe dans l'enfer alors que le paradis est à sa portée.
Ces quatre récits allégoriques et satiriques dont les narrateurs sont des Algériens n'ayant pas connu la période coloniale se présentent sous la forme de monologues ou de confessions prenant à témoin le lecteur. Des récits dont l'acuité, la profondeur et la sincérité du propos touchent et dérangent , mettant en lumière la particularité d'un pays en revivifiant un fond de légendes et de mythes universels.
1) Prix Mohammed Dib en 2008, publié en France en mai 2011, il fut sélectionné pour le Goncourt de la nouvelle et le prix Wepler
LE MINOTAURE 504
Dans la première nouvelle , Le Minotaure 504 (2), qui a donné son nom au recueil, le lecteur reçoit de plein fouet les confidences d'un chauffeur de taxi algérois , l'auteur ayant, grâce à un parti-pris narratif ingénieux, fait s'effacer le jeune passager narrateur auquel elles étaient destinées dans de simples commentaires entre parenthèses.
Au volant de sa Peugeot 504 sur la nouvelle autoroute qui a balafré le Nord du pays en avalant au passage tous les villages traversés, cet inquiétant «taxieur» à la lourde expérience y raconte au passager qu'il conduit vers la capitale sa relation trouble avec cette ville ambiguë débutée dans les années 1970, une ville fantasmée comme une femme, une femme source de toutes les peurs qui font parfois des hommes des monstres.
Exploitant à fond la légende sans jamais se montrer lourd, l'auteur dresse un portrait halluciné d'Alger et de son pays, à la limite du fantastique, avec le recul donné par l'humour. Un humour décapant, tonique et varié, familier et sarcastique ou décalé, absurde, magnifié par des images surprenantes.
2) Cette nouvelle fait également partie du très beau recueil collectif ALGER quand la ville dort , publié par les éditions Barzakh que je vous avais déjà présenté
GIBRIL AU KEROSENE
Dans Gibrîl (3) au kérosène , un militaire aviateur ayant monté une entreprise est immobilisé depuis des heures devant un stand de la foire internationale d'Alger où il expose l'avion qu'il a fabriqué - une invention d'avenir - dans l'indifférence générale. Seul son esprit vagabonde, ruminant en boucle son histoire et celle de son peuple dans un mouvement circulaire habilement impulsé par la reprise de l'incipit (4) sous de multiples formes semblant toujours le ramener à son point de départ.
C'est le constat ironique et désabusé d'un jeune algérien qui se pensait prophète et rêvait d'emmener vers la «Terre promise» ce peuple résigné «qui ne fonctionne pas» et s'avère «plus petit vu de près que du ciel» :
«Il y a [vraiment] des peuples qui méritent leur Pharaon, à force de n'attendre du ciel que la table bien garnie ou le coup de cravache»!
Une nouvelle marquante, où abondent les images saisissantes et les formules, les aphorismes percutants à l'humour acerbe ravageur (5), le héros tentant en vain de libérer son pays de la pesanteur .
3) Gibrîl, c'est le nom de Gabriel - présent dans l'Ancien et le Nouveau Testament -, l'Archange qui révèle les versets du Coran au Prophète
4) «CELA FAIT CINQ HEURES que je suis debout»...
5) «Un arabe est toujours plus célèbre lorsqu'il détourne un avion que lorsqu'il le fabrique», par exemple...
L'AMI D'ATHENES
Dans L'ami d'Athènes, nous suivons la course d'un jeune coureur de fond algérien aux jeux olympiques d'Athènes, ou plutôt le fil continu et varié des pensées qui viennent soutenir son effort. Une course de fond métaphore de l'histoire d'un peuple et, plus largement, de celle de l'humanité dans «le stade immense de la Création».
On est frappé par cet élan vital gigantesque, émouvant, si intensément rendu par l'ampleur lyrique d'une prose "marathonienne". Ce coureur/ Sisyphe, fuyant le quotidien puis porté par l'amour pour son pays finit par s' «alléger», «anesthésié» par l'effort de ses muscles et soudain désireux de « continuer à l'infini, de ne jamais s'arrêter, de ne presque jamais mourir», de se libérer dans un élan «sans nationalités» ne visant plus l'arrivée mais l'«au-delà» . Un coureur qui «ne veut pas une médaille mais le soleil entier ou seulement atteindre la tendresse du nid le plus profond bâti sur le minaret le plus haut jamais élevé pour une prière».
LA PREFACE DU NEGRE
la dernière nouvelle est une sorte de parabole écrite dans une langue très poétique. Un jeune écrivain, "nègre" d'un ancien combattant de la guerre de libération analphabète se confesse dans la préface du livre qu'il vient de terminer pour lui.
Chargé d'aider «le Vieux» «à ramener ses propres morceaux (...) pour reconstituer sa mémoire» , il a tenté d'échapper « à cette unique histoire nationale» «à cet univers de gloire (...) qui ne pouvait plus s'assurer l'éternité que par l'usage de la photocopieuse». Il s'est rebellé, dérobé à l'histoire officielle en écrivant une «histoire clandestine» tout aussi mensongère : deux "vérités" qui s'affrontent, chacun voulant imposer «sa façon de voir le monde et de le faire tourner autour de [lui].»
C'est un récit qui illustre l'impasse dans laquelle se trouvent un pays et un peuple, éclairant la difficulté à se libérer du «Livre sacré» , la difficulté à écrire pour simplement «donner des noms aux choses» et «s'adresser à l'humanité» quand on a perdu «l'usage de ses langues».
LE MINOTAURE 504 est un court mais dense recueil d'à peine plus de cent pages qu'il faut absolument lire et dont l'agréable présentation (format, papier, typographie) ajoute à la qualité du texte un grand confort de lecture.
Je vous l'ai présenté, ce qui n'est pas mon habitude (6), dans le cadre d'un partenariat avec deux éditeurs du Maghreb mis en place par le site Libfly.com. Il faut dire que je ne prenais aucun risque , connaissant déjà les éditions Barzakh et , surtout, ayant déjà lu la première nouvelle qui m'avait convaincue du grand talent d'écrivain de Kamel Daoud.
LE MINOTAURE 504 est le premier livre de Kamel Daoud publié en France grâce au système de co-édition mis en place par les éditeurs algériens Barzakh et Sabine Wespieser éditeur.
6) J'accepte rarement en effet les partenariats qui me sont proposés , soucieuse de préserver ma liberté, celle d'abandonner un livre en cours de lecture ou de ne pas chroniquer un livre qui ne m'a pas suffisamment "accrochée", mais là , j'ai saisi l'aubaine car il était dans mon intention de lire ce recueil ...
LE MINOTAURE 504, Kamel Daoud, Sabine Wespieser éditeur, Mai 2011, 112 p. (publié sous le titre La préface du nègre par les éditions Barzakh en 2008)
Biographie et bibliographie de l'auteur :
http://www.etonnants-voyageurs.com/spip.php?article7054
EXTRAITS :
Minotaure 504, p.7
A Alger, tout le monde vit avec mon argent, mon fric, les 1700 DA qui m'ont été volés près de la gare des trains, il y a dix-sept ans.
Qu'est-ce que tu crois? Qu'on arrive à Alger parce qu'on a pris le taxi et son cabas? Hi hi ! Tu me fais rire. Ils sont combien comme toi à ton avis? Des millions ! Tous les millions de ce pays. Tous veulent aller à Alger et lui demander de leur faire la cuisine, de leur donner à manger, de les abriter, de porter leurs enfants sur son dos et de leur montrer la mer qu'elle possède. Tu sais ( Là, il se penche vers moi avec ses petits yeux qui se veulent malicieux, et pour que les autres passagers ne nous entendent pas), Alger, ce n'est pas une femme, ce n'est pas un homme comme toi et moi. C'est... c'est comme un truc que j'ai vu un jour sur Canal +. Oui, j'ai regardé Canal +, la nuit, comme tous, mais moi je le dis (il rit en m'indiquant du menton nos compagnons, en visant son rétroviseur), je ne le cache pas. J'ai vu – que Dieu nous préserve -, une sorte de femme qui avait des seins et un sexe d'homme tendu vers la caméra. Alger, c'est comme ça : c'est une transsexuelle, comme on dit. Personne ne sait. Ya des gens qui veulent la téter et elle les empale. Y a des gens qui veulent l'épouser et c'est elle qui les déflore.(...)
Gibrîl au kérosène, p.26/28
(...)
Je suis au même endroit depuis l'ouverture des portes de l'immense foire internationale dans cette salle qui ressemble presque à la Création. Une création pauvre cependant, écaillée par endroits, destinée à abriter le troc plutôt que l'Adoration, une sorte de baraquement céleste où le cosmos est éclairé par des néons plutôt que par les étoiles. J'étais même là avant tout le monde, à l'heure des caisses, des cartons et des gobelets de café jetables. L'heure des premiers coups de balai aux allées entre les stands, de la distribution des badges et de la revue des troupes. J'ai toujours aimé être en avance sur l'horaire, puis j'ai aimé l'idée d'être en avance sur mon époque. Cela diminue mon angoisse face à l'avenir : j'y gagne un sursis et un peu de temps pour préparer mon cartable, , mes cahiers, mes répliques, mon destin et tous les gestes de ma vie.
Une avance sur quoi ? Je ne sais pas.
Cela vient de si loin, de l'époque de mes premières années d'école, lorsque j'ai été obligé de descendre de la colline de notre douar. Mes parents m'ont dit d'y aller tôt. Depuis, c'est ce que je fais, même à plus de quarante ans. Je viens d'une ville du Sud et dans cette ville, je viens d'un douar et de là, je viens d'une maison située en haut d'une colline, et au-delà de cette colline, il n'y a plus que le ciel d'où peut-être me vient l'envie d'y retourner. Je ne bouge presque pas comme si je redoutais de faire rater à l'éternité sa prise de photo. Je ne dis rien car ce que j'ai fabriqué devrait suffire à tout dire, d'un seul coup, en un seul moment, et à remplir toutes les bouches que l'étonnement laissera grandes ouvertes comme devant un rideau levé sur l'au-delà tel qu'imaginé par les sorciers de quelques tribus isolées de l'humanité. C'est tout juste si mes paupières cillent ou si je me gratte discrètement les fesses.
(...)