"Le sermon sur la chute de Rome ", de Jérôme Ferrari (2)
Le Sermon sur la chute de Rome me semble un peu à part dans ce qu'il convient déjà d'appeler l'oeuvre de Jérôme Ferrari, un écrivain dont les romans, depuis dix ans, se focalisent tour à tour sur certaines facettes d'un univers cohérent, s'attachant à de petits comme à de grands sujets. L'auteur s'y interroge en effet sur les mondes, sur le monde, éclairant par la même occasion l'ensemble de cet univers d'écrivain tout en articulant la petite à la grande histoire. Et ce dernier roman s'affirme courageusement comme un sermon, comme une leçon au sens noble du terme, dont on devrait bien, en étant attentif, pouvoir tirer un enseignement.
Dès les premières lignes de ce récit fragmenté à l'écriture fluide dont le style et la construction narrative épousent parfaitement le sujet, un monde complexe, à la fois proche et mystérieux, se met en mouvement. Et l'auteur, particulièrement impliqué dans l'histoire qu'il raconte, semblant vouloir partager les mots qui permettent d'affronter la fin de tout monde humain sans désespérer de la vie, s'adresse à ses lecteurs dans un sermon romanesque compassionnel d'une cruelle lucidité.
Le titre, Le sermon sur la chute de Rome, fait écho à Saint Augustin, ce Romano-Berbère converti au christianisme et devenu évêque d'Hippone (1) qui, suite au sac de Rome de 410 (2) - prélude à la chute de l'Empire romain d'Occident -, prononça plusieurs sermons d'une grande sagesse pour tenter d'apaiser le profond désarroi de ses frères païens et chrétiens à la lumière de sa foi en leur faisant miroiter la Cité de Dieu (3). Car les mondes terrestres recevant bonheurs et malheurs en tout arbitraire ne sont pas plus éternels que les hommes. Et si l'auteur centre essentiellement son propos sur la cité des hommes, ce dernier n'en est pas moins consolateur, les larmes n'empêchant pas de sourire à la vie.
1) Hippone , nom antique de l'actuelle Annaba ( Bône du temps de l'Algérie coloniale)
2) http://fr.wikipedia.org/wiki/Sac_de_Rome_%28410%29
3) Les sermons prononcés alors ont inspiré les livres I à V de La Cité de Dieu, ouvrage auquel Augustin pensait avant 410 mais dont l'invasion de la "ville éternelle" fut l'occasion
Ruines antiques, gravure de Jacob van der Ulft (XVIIe siècle)
Jérôme Ferrari explore le «cycle immuable de la naissance et de la mort» au travers de mondes terrestres multiples, individuels et collectifs qui se côtoient, s'emboîtent et se succèdent à l'infini, ranimant le temps d'un livre les vestiges des mondes morts et faisant revivre leurs fantômes tout en exhumant, tel un archéologue du présent, des mondes enfouis dans le secret des vivants. Un archéologue des possibles aussi, traduisant nos désirs et nos attentes, imaginant ce qui aurait pu être et n'a jamais existé. Son récit aborde de front ces mondes disparus, brutalement ou progressivement «sans que personne s'en aperçoive», ces mondes présents et bien souvent illusoires, sans oublier les mondes à venir incarnant nos espoirs et nos doutes.
Il mêle ainsi les lieux et les temporalités, pénétrant cette "intimité secrète du cercle et de la ligne" évoquée il y a dix ans déjà dans Aleph zéro (4) - auquel ce sixième roman semble répondre par de nombreux côtés - et mise en scène dans le chaos intérieur de Théodore Moracchini (5), le héros christique de Balco Atlantico dont l'excès de mémoire semblait figurer l'éternité, ce cercle dont la circonférence est une ligne infinie...
4) Aleph zéro, Ch.4 La ligne cachée dans un cercle caché dans une ligne :
"Au matin, avant le cri de mes enfants futurs et leur mort, mais aussi bien après, je vis l'intimité secrète du cercle et de la ligne, une intimité secrète qui transforme le futur en passé et le présent aussi, ce qui tarde à venir, ce qui n'est plus là."
5) Personnage ébauché dès le premier livre de l'auteur, dans deux nouvelles de Variétés de la mort
Comme dans Dans le secret, l'auteur s'intéresse aux mondes secrets et solitaires des hommes, aux difficiles passages entre ces univers différents, séparés et souvent incompatibles, à ces mondes imaginaires qui soudain s'écroulent et ces seuils jamais franchis qui jalonnent le réel, à ces mains tendues «au-dessus de l'abîme» qui ne peuvent se rejoindre. Et il semble préoccupé par le difficile abandon de l'enfance simplificatrice et, surtout, par le dernier passage conduisant au néant. Le mystère de la mort : une fin ou peut-être un commencement, une continuité ? Le plus angoissant même pour ceux qui espèrent un monde divin, le doute semblant à ce moment l'emporter chez le croyant le plus sincère...
Le sermon sur la chute de Rome est un monde en soi qui a pour «centre de gravité» la Corse, et même un village, l'unité de base de la société insulaire, avec son bar et sa fontaine, un monde aussi à lui seul... Un village qui réunit la plupart des protagonistes, une famille corse notamment dont nous suivons surtout deux générations, celle du grand-père Marcel Antonetti et de ses petits-enfants Matthieu et Aurélie, et une famille émigrée de Sardaigne accueillie dans les années 1960 dont le jeune Libero ("libre" en italien) jouera un rôle moteur dans le récit en faisant évoluer à plusieurs reprises la vie de Matthieu. (Se sachant «responsable de [son] frère (le berger Virgile)», il créera ses propres chaînes pour éviter la perte de l'innocence tout en favorisant paradoxalement l'émancipation de son ami.)
Et la Corse, à travers ce village familial, apparaît aussi comme le centre plus ou moins décelable (6) de tous les livres de l'auteur, bien des passages faisant écho à ses ouvrages précédents et Jérôme Ferrari semblant même revendiquer ce pivot de son oeuvre en s'amusant à rattacher à ce dernier roman la belle-famille du héros d'Où j'ai laissé mon âme (7) tout en donnant une sorte de suite à Balco Atlantico (8) en repartant du bar de Marie-Angèle Susini et en en prolongeant la thématique principale de la mémoire.
6) Outre dans Balco Atlantico, le village est aussi très présent dans Dans le secret dont l'action se déroule aussi dans un bar et dans Un dieu un animal, un roman dans lequel la fontaine du village semble même le symbole heureux d'un monde perdu...
7) Il s'agit de la famille de Jeanne-Marie, la femme corse d'André Degorce et de ses frères évoqués dans le roman, Jean-Baptiste et surtout Marcel qui, devenu veuf et resté aux colonies, avait donné à élever son fils Jacques à sa soeur et son beau-frère avec leur propre fille Claudie...
8) Le sermon sur la chute de Rome retrouve ainsi le bar de Marie-Angèle Susini et de sa fille Virginie, où l'on peut à nouveau croiser Vincent Léandri et Hayet, la jeune serveuse marocaine...
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Huit ans après le fait divers sanglant qui avait bouleversé le petit village corse berceau de la famille Antonetti, le bar de Marie-Angèle est à nouveau en ébullition car Hayet, la serveuse marocaine à qui la patronne avait confié la gestion de l'établissement, vient de s'enfuir sans laisser de traces. Il faut trouver d'urgence un nouveau gérant. Après trois expériences calamiteuses successives s'abattant sur le bar comme un signe de malédiction divine, deux jeunes du pays, deux gentils garçons qui poursuivent leurs études à Paris se proposent : Matthieu Antonetti, un Corse du continent, et son ami Libero, le fils d'immigrés sardes qui l'a initié dans son enfance au monde merveilleux de son village. Au bout d'une année passée à travailler sur Les sermons sur la chute de Rome et sur La cité de Dieu pour son mémoire de Master, Libero a en effet fini par perdre son enthousiasme pour la sagesse et la bonté compassionnelle d'Augustin et par prendre en grippe le monde ardu et désintéressé de l'étude. Il réussit à convaincre son ami de se lancer dans cette aventure prometteuse plus dans l'air du temps en transformant le bar, et ils mettent en oeuvre leur projet grâce à l'apport financier de Marcel, le grand-père de Matthieu revenu au village après une longue vie passée essentiellement dans l'empire colonial français désormais défunt.
Matthieu et Libero abandonnent donc leurs préoccupations spirituelles pour s'insérer dans la modernité en créant un monde faussement heureux et convivial exploitant la stupidité des clients, un monde source d'argent facile reposant uniquement sur l'attraction exercée par une équipe de serveuses aguicheuses stimulant les appétits sexuels des hommes et réveillant ainsi le porc qui sommeille en chacun : un beau gâchis ! Aveuglés par leur réussite, ils ne voient pas en effet ce monde s'effriter dangereusement malgré les visites et les regards consternés de Judith - l'amour parisien possible de Matthieu écarté bêtement pour vivre son aventure - et d'Aurélie, la grande soeur protectrice qui étudie en Algérie où elle effectue des fouilles sur le site d'Hippone à la recherche de la cathédrale de Saint Augustin. Libero aura beau prendre finalement conscience qu'ils sont en train de perdre leur âme et vouloir rebrousser chemin, il est trop tard : le monde créé échappera inéluctablement à ses démiurges, s'écroulant brutalement en «une nuit de pillage et de sang» dans une "chute" marquante très bien amenée et d'une grande puissance symbolique. Une douloureuse initiation à la vie adulte dont seul Libero supportera les conséquences et qui, en toute injustice, permettra à Matthieu de trouver enfin sa place, la vie lui offrant encore sa chance.
Ainsi, quelles que soient leur taille et leur durée, les mondes terrestres sont-ils périssables et, qu'il s'agisse du fabuleux Empire romain ou du modeste univers créé par deux amis, leur naissance et leur chute relèvent-ils du même processus.
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St Augustin dans son bureau, Boticelli
Dans les six premiers chapitres, la narration se déroule en suivant des thèmes directement empruntés aux sermons d'Augustin, le premier faisant office d'introduction, et le récit principal centré sur Matthieu - accompagné de son inséparable ami - et sa soeur Aurélie ne démarre véritablement qu'au second. Un récit lui même précédé et entrecoupé de récits annexes retraçant notamment l'enfance et l'adolescence de Matthieu et de Libero et tentant surtout de ranimer le long combat de Marcel :
Dernier rejeton d'un monde mort avec la première guerre mondiale, le grand-père de Matthieu et d'Aurélie a lutté dès sa naissance contre la maladie et voulu fuir la misère – honteuse à ses yeux – du peuple dont il était issu. Rêvant au monde nouveau fabuleux décrit par son frère Jean-Baptiste engagé en Indochine, il s'est embarqué pour les colonies à l'instar de nombreux Corses de sa génération et a découvert un empire illusoire, déjà condamné, qui très vite s'est effondré...
Le septième chapitre conclut le livre, apportant une sorte d'épilogue à cette histoire édifiante. Huit ans après la mort de son propre fils et alors que ses petits-enfants suivent le cours de l'existence qu'ils se sont choisie, Marcel s'éteint et avec lui «le monde qui ne vit plus qu'en lui ». «Son tour est maintenant venu de marcher seul au tombeau», comme est venu aussi celui d'Augustin - pour qui ce point crucial mettant terme à son cycle terrestre paraissait s'insérer dans une ligne infinie. Et le titre de ce dernier chapitre, ce nouveau sermon sur la chute de Rome, marque peut-être aussi par ce retour au singulier le doute sur ces prêches rassurants annonçant la cité de Dieu quand on doit les appliquer à sa propre fin (ou à une fin singulière qui vous touche de près).
L'architecture de ce roman écrit au passé, tant pour faire avancer l'action principale que pour rappeler la vie antérieure de ses héros, peut se lire de manière plus complexe si l'on prête attention à l'emploi doublement signifiant, à mon sens, du temps présent. Ce récit, interrompu par des retours en arrière et se déroulant majoritairement en Corse, mais aussi en Algérie où il suit Aurélie, me paraît en effet lui-même enchâssé dans un autre récit commencé à l'ouverture du premier chapitre sur une photo portant un double témoignage, individuel et collectif (cette date fatidique de 1918 où elle fut prise étant à rapprocher de celle de 410), et continué dans les deux parties du dernier (la mort de Marcel et celle d'Augustin), annoncées d' ailleurs à la fin de ce premier chapitre : trois moments-clés marquant la fin d'un monde, car «les mondes passent, en vérité, l’un après l’autre, des ténèbres aux ténèbres». Trois mondes disparus s'inscrivant pourtant dans un temps paraissant associé à la reprise de la vie ainsi qu'à l'écriture-même de ce livre naviguant entre espoir et doute. Un autre récit qui illustre à mes yeux cette lutte insensée de l'humanité contre le néant à laquelle semble participer l'écrivain. Car «peut-être Rome n'aura-t-elle pas totalement péri si les Romains ne périssent pas» (interrogation intitulant le premier chapitre). Peut-être n'aura-t-elle pas péri en effet dans nos mémoires tant que survivra un ultime Romain, qu'il se nomme Marcel - ou même Augustin - et, après lui, un écrivain ayant recueilli son témoignage, un écrivain pouvant porter sa voix. Et la mémoire non faussée des mondes disparus pourrait permettre aussi de vivre avec lucidité dans le monde présent ...
Un roman aux tonalités variées
On retrouve bien sûr dans ce roman l'intensité caractéristique du style de cet auteur, ses longues, parfois très longues phrases à la ponctuation savamment maîtrisée qui vous happent dès les premières lignes et vous mènent sans faiblir jusqu'à la fin, mais Le sermon sur la chute de Rome, contrairement à ses deux précédents livres - et surtout au plus récent -, décline cette intensité stylistique dans une gamme de tonalités beaucoup plus variée et contrastée. Tantôt drôle ou touchant, poignant et douloureux, lucide et caustique, nostalgique, inquiet ou visionnaire, c'est un roman à l'humanité apaisante dont les préoccupations métaphysiques sont manifestes, ce qui n'empêche pas un large recours à la dérision. Une dérision présente à des degrés divers dans tous les livres de l'auteur, à l'exception de ces deux derniers qui ont assuré sa notoriété. Et cela sera sans doute une découverte pour certains.
Jérôme Ferrari donne ainsi libre cours à son humour, particulièrement dans les épisodes concernant le bar écrits d'une plume vive et acérée, familière et volontiers truculente, n'hésitant pas à recourir au burlesque pour fustiger la bêtise de l'aveuglement qui prévaut dans ce petit monde depuis le départ d'Hayet. Et il adopte une distance comique tendre et souriante pour témoigner de la candeur de son jeune héros citadin quand il décrit son initiation au monde du village avec beaucoup de sensibilité - ce qui n'exclut pas des scènes rurales fortes.
Les épisodes concernant Aurélie, traités dans l'ensemble avec une gravité simple et sereine - ce qui n'exclut pas parfois une pointe d'ironie -, illustrent bien l'honnêteté de ce personnage lumineux. Quant aux magnifiques passages concernant Marcel, écrits dans un style particulièrement ample et flamboyant, ils prennent une dimension épique pour retracer cette lutte continue pour s'arracher à la misère et à la maladie - avec ce morceau d'anthologie confinant au mythe narrant la conception de Marcel au retour de la guerre –, ou une dimension plus onirique pour évoquer ces mondes fabuleux rêvés au-delà de la mer. Et on retrouve une veine mystique avec Augustin quand ce dernier prêche «les vertus du pardon», tentant d'ouvrir «le coeur des hommes à la lumière de Dieu», le style s'infléchissant alors vers un lyrisme compassionnel, vite ponctué à la mort de ce dernier de commentaires incisifs et ironiques du narrateur exprimant les doutes et les inquiétudes du personnage ...
Un roman d'une grande authenticité
Ce septième livre (9) de Jérôme Ferrari est à mon sens celui où l'auteur a mis le plus de lui-même, s'est impliqué le plus personnellement, éclairant ainsi son univers d'écrivain. Et Le sermon sur la chute de Rome m'a souvent semblé dialoguer avec ses livres précédents, ranimant certains personnages sous d'autres traits, ravivant certaines situations, prolongeant leurs interrogations...
9) Chez Albiana : Variétés de la mort (recueil de nouvelles ,2001), Aleph zéro (2002 ) et chez Actes Sud : Dans le secret (2007), Balco Atlantico (2008), Un dieu un animal (2009), Où j'ai laissé mon âme (2010), Le sermon sur la chute de Rome (2012)
Le sermon sur la chute de Rome s'inscrit tout d'abord dans le sillage évident d'un court récit autobiographique intitulé Fozzano - nom du village familial de Jérôme Ferrari – publié dans le recueil collectif Une enfance Corse (10). Un récit d'enfance traitant de la succession des mondes, justement, comme de l'angoisse de la mort. Et, au sein même des nuits étoilées d'été, on entend toujours la mort rôder «comme le hululement mélancolique de la chouette».
Plusieurs passages de ce texte qui déjà s'ouvrait sur une citation de Saint-Augustin (reprise en exergue du livre) ont nourri ce Sermon sur la chute de Rome et l'on repère ainsi de nombreuses références autobiographiques concernant surtout Matthieu (et son ami d'enfance Libero). On devine aussi une certaine proximité avec Aurélie qui reprend des préoccupations récurrentes de l'auteur - et dont l'expérience algérienne semble témoigner accessoirement d'une certaine nostalgie de sa part -, un personnage qui cherche sans la trouver la cathédrale d'Augustin, ce «havre de lumière et de silence que protège la main de Dieu» et dont le rapport aimant au grand-père évoque fortement Aleph zéro (11).
Par ailleurs, le narrateur, extérieur et omniscient, intervient beaucoup dans le récit pour le commenter en énonçant de dures vérités en son nom et en y associant le lecteur («nous ne savons pas ...») ou, le plus souvent, en attribuant ces nombreux commentaires à ses personnages («car il savait ...»). Le procédé n'est pas habituel chez l'auteur mais c'est aussi la première fois qu'il écrit un sermon. Une implication se manifestant également dans ce recours au temps présent déjà signalé qui m'a semblé incarner aussi le narrateur extérieur, imprimant du même coup la marque plus ou moins délibérée de l'auteur. Et ce surcroît d'implication peut aussi s'inscrire dans l'esprit augustinien, la compassion reposant sur l'empathie et la visée consolatrice conduisant à la sincérité du partage de la foi comme des doutes - ce qui somme toute revient au même...
«Comme témoignage des origines – comme témoignage de la fin, il y aurait donc cette photo, prise pendant l’été 1918...»
Le roman débute ainsi sur une photo que le narrateur nous invite à regarder avec lui, (les «on y voit (...) on y distingue» utilisés ne résonnent pas de manière impersonnelle et s'apparentent plutôt au "nous"). C'est une photo de la mère et des frères et soeurs de Marcel, prise en 1918 alors qu'il n'était pas encore né, que le héros contemple comme le spectacle fascinant de sa propre absence. Une photo adressant paradoxalement à ce dernier un appel silencieux. Ces membres de sa famille qu'il a par la suite tous accompagnés au tombeau n'existent plus désormais «que grâce à lui et à l’obstination de son regard fidèle» et il s'acquitte de sa lourde tâche avec gravité, ranimant la flamme de ceux qui ont disparu en puisant dans ses souvenirs et son imagination. Il «est maintenant leur unique et fragile rempart contre le néant» et, tel un médium, il semble même envahi de visions rétrospectives...
Et l'utilisation du présent renforce l'impression d'un dédoublement s'opérant entre l'auteur et ce héros, tant les pensées qui sont attribuées à ce dernier par le narrateur semblent définir une des missions du roman qui s'ouvre et, plus largement, une de celles dont l'écrivain serait investi.
On assisterait ainsi d'emblée à une prise de relais entre cet ultime témoin d'une vieille mémoire et un écrivain d'une autre génération. Un écrivain désormais dépositaire de cette mémoire reliant à un "au-delà silencieux"(12).
La mémoire - dont l'articulation avec l'identité était déjà le thème central de Balco Atlantico - prend ainsi à mon sens dans ce livre une place essentielle. Ce n'est plus toutefois la falsification d'une mémoire collective à des fins glorieuses qui intéresse l'auteur mais la mémoire "honteuse" d'une société paysanne réduite à la misère par la guerre de 1914. Et Le sermon sur la chute de Rome se situe dans une optique plus individuelle. Il s'agit surtout pour l'individu d'exister, de trouver sa place dans le monde pour y vivre sans faux-semblants, de trouver son identité en préservant une mémoire individuelle intégrant les bifurcations infinies des possibles (13) portant la marque de ses choix, ainsi qu'une mémoire familiale liée aux soubresauts de l'histoire semblant articuler l'individuel au collectif.
L'écrivain serait alors moins un démiurge inventeur de mondes qu'un archéologue construisant des fictions nourries de ce qui a existé mais aussi de ce qui aurait pu exister, éclairant la complexité du monde - à commencer par celle de l'homme - pour que l'on puisse y vivre pleinement et non y survivre.
Dans le dernier chapitre, Aurélie assiste à la mort de ce grand-père aimé qui a «le privilège inouï mourir chez lui» et la main fine de cette jeune femme «posée sur celle de son grand-père» suffit à le délivrer de la peur. Là encore, le passage brutal au présent fait naître une étrange impression, celle d'un nouveau dédoublement mais, cette fois, entre Aurélie et le héros d'Aleph zéro, les deux protagonistes semblant même rejouer la scène dans laquelle le grand-père mourant sur un lit d'hôpital s'adressait à son petit-fils d'une voix déformée par la terreur. Et l'angoisse de la mort éludée - ou du moins allégée - par la présence aimante d'Aurélie paraît curieusement avoir été déplacée dans l'épisode final. Quand Augustin «est en train de mourir», le doute s'empare en effet de celui qui «a tant prêché sur la fin du monde». Alors surgit à nouveau - quoique de manière sous-jacente - cette fameuse question qui dans cette scène du premier roman de l'auteur résonnait comme dans un rêve sans qu'on puisse vraiment savoir qui la posait :"finalement, c'est un cercle ou une ligne droite ?"
Et il ne semble pas que de cette nuit profonde et silencieuse puisse surgir - à défaut d'un nouveau sursis - une aube sacrée, qu'il soit nécessaire de scruter la "nuit du doute"(14) comme un imam pour déceler le fin premier quartier de lune...
10) Une enfance Corse, textes inédits recueillis par Jean-Pierre Castellani et Leïla Sebbar, Bleu Autour /Colonna Edition, mai 2010/ décembre 2011
11) Même si cette figure du grand-père dans Aleph zéro se mêle aussi à celle du grand-oncle d'Aurélie, Jean-Baptiste...
12) Une enfance corse, opus déjà cité
13) On retrouve dans ce livre cette fascination pour les bifurcations des possibles si présente dans Aleph zéro
14) La nuit du doute, nouvelle de J. Ferrari publiée dans Philosophie Magazine
Une leçon de vie
Le dernier chapitre, objet du sermon proprement dit, permet à l'auteur d'englober habilement foi et doutes sur cette Cité de Dieu promise par Augustin. Mais le sermon "prêché" par Jérôme Ferrari - qui n'a rien de moralisateur - se concentre surtout sur la cité des hommes et s'avère avant tout romanesque : il s'incarne en effet dans cette parabole qu'il nous conte du deuxième au sixième chapitre. La leçon de cette histoire serait ainsi qu'il faut apprendre à vivre, ce qui n'est pas facile et nécessite du courage."Chance, affût, force" serait-on tenté de dire comme le héros d'Aleph zéro commentant le concept grec de "kairos" qui désigne bien un art : "l'art de reconnaître l'occasion".
C'est un peu d'ailleurs ce que nous murmurent, sous des formes très différentes, tous les romans de Jérôme Ferrari qui montrent toujours des possibilités de bonheur, même infimes, malgré l'horreur de la nuit, malgré la dureté de la condition humaine et la noirceur du monde en partie fabriqué par l'homme qu'il y décrit. Car s'il n'est pas maître des origines ni de la fin, si sa destinée est tragique, l'homme conserve une possibilité d'action sur cette vie éphémère, une liberté de choix et une responsabilité. Et ce ne sont que les mauvais choix qui poussent dans des engrenages inéluctables qu'on ne peut plus maîtriser, ce que montre très bien l'aventure de Libero et de Mathieu, deux gentils garçons qui avaient pourtant tout pour être heureux. Une aventure assez banale qui illustre dans un microcosme ce qui se passe à une échelle supérieure, liant ainsi la petite histoire à la grande. Car l'aveuglement, la bêtise, semble prévaloir dans le monde entier, et bien souvent en chacun de nous.
Vivre pleinement serait lutter sans cesse contre cet aveuglement, rechercher la lucidité, au sens le plus large du terme. D'où la tentative de l'auteur d'éclairer ces mondes humains mystérieux et la complexité de leurs mécanismes, d'éclairer nos choix car au moment où ils se posent nous n'en percevons pas toujours bien les termes, et le mobile qui nous pousse à agir ne nous apparaît pas toujours clairement. Il faut en effet être en mesure de "poser la question et savoir entendre la réponse, même petite, même minuscule"( cf Aleph zéro)...
Ce dernier roman, comme tous ceux de Jérôme Ferrari, semble ainsi tourné vers la vie. La vie possible malgré tout, face à la survie impossible du monde porté par Marcel. Il n'a donc rien de pessimiste (ceux qui voient ainsi les livres de cet auteur me semblent confondre pessimisme et lucidité), d'optimiste non plus d'ailleurs... Et ce Sermon s'affirme à mon sens comme une double quête de la lumière s'inscrivant assez étonnamment dans la lignée de La plage de Scheveningen (15) de Paul Gadenne - un écrivain plutôt méconnu que l'auteur n'a d'ailleurs peut-être jamais lu -, semblant chercher aussi, quoique sous un angle laïque, à montrer "où est la vie".
«Chaque monde forme un tout dans lequel il est impossible de puiser à sa guise, et c'est comme un tout qu'il faut le rejeter ou l'accepter.» Pour vivre il faut donc d'abord accepter la mort, la vérité de la vie.
Le livre s'ouvre ainsi au présent sur cette photo (16) témoignant de la fin d'un monde que Marcel «s'est obstiné à regarder en vain toute sa vie pour y déchiffrer l'énigme de l'absence» et il se termine dans le chapitre éponyme, toujours au présent, sur la mort de ce même Marcel. Une mort à laquelle répond, bouleversant la temporalité linéaire, la chute de Rome puis celle d'Augustin, vingt ans après. Augustin qui s'éteindra - toujours dans ce temps semblant aussi souligner l'enchaînement indissociable de la vie et de la mort - en emportant «l’étrange sourire mouillé de larmes que lui a jadis offert la candeur d’une jeune femme inconnue pour porter devant [le Seigneur] témoignage de la fin, en même temps que des origines, car c’est un seul et même témoignage.»
Vivre en acceptant de voir la réalité, la mort mais aussi l'existence du mal en chaque homme (même au sein de l'innocent Virgile), "en supportant la clarté entière" (comme le réclamait P. Gadenne). Vivre en étant capable d'assumer des choix et en sachant déceler la beauté (17), comme Aurélie, la digne prolongatrice de la lumineuse Hayet ("la vie" en arabe) de Balco Atlantico, elle-même si proche de la simplicité et de la sincérité d'Anna qui illuminait Aleph zéro (des femmes pas forcément parfaites mais "vraies", comme chez Gadenne). Et non se conduire en aveugle, refuser bêtement de voir comme Matthieu (18) et préférer s'inventer des mondes fallacieux... Quête difficile de clarté, de vérité sur le monde et sur soi-même qui se double, et semble même indissociable d'une autre quête, cherchant aussi une autre lumière.
15) Ma lecture de La plage de Scheveningen, quelques semaines après celle du Sermon , m'a en effet sans cesse renvoyée non seulement à ce dernier roman mais à toute l'oeuvre de l'auteur qui entre en résonance avec ce livre marquant de Paul Gadenne (par ses thèmes philosophiques et métaphysique essentiellement, par le rôle éclaireur, salvateur, souvent assigné aux femmes, mais aussi par la maîtrise d'une forme participant du sens-même du livre et notamment, dans ce roman, d'une construction éclatée entremêlant les strates narratives, unifiée par un style fluide rythmé par une ponctuation très judicieusement travaillée ...)
16) Les photos ont une place importante dans les livres de Jérôme Ferrari : dans Aleph zéro le grand-père anticipe même la présence d'une photo jaunie posée sur une meuble chez ses descendants, et Dans le secret se termine, à l'inverse de ce dernier roman, sur une photo témoignant d'un monde disparu...
17) Cette beauté qui, chez J. Ferrari, comme chez P. Gadenne, semble le signe de ce que l'homme n'est pas "tout à fait abandonné"
18) Matthieu qui fait de mauvais choix en refusant dans un premier temps de saisir sa chance (l'amour de Judith) semble une deuxième version du jeune professeur d'Aleph zéro qui refusait d'accepter sa liberté de choix et ne voyait pas la chance qui lui était offerte (l'amour d'Anna)
Le sermon sur la chute de Rome reprend ainsi une constante de l'univers fictif de Jérôme Ferrari au travers de son jeune trio incarnant la vie possible (19). Ce n'est pas en effet un hasard si les deux étudiants ont choisi de travailler, l'un (Matthieu) sur Leibniz (philosophe déjà très présent dans Aleph zéro) et l'autre sur Saint Augustin, tandis qu'Aurélie tente d'exhumer les ruines d'une cathédrale chrétienne sur le site d'Hippone. Ces trois héros qui devront affronter comme nous tous, et à plusieurs reprises, la fin douloureuse d'un monde paraissent ainsi s'interroger sur l'énigme des origines et de la fin, sur l'énigme de l'Absence, et rechercher, chacun à leur manière, une harmonie universelle supérieure permettant de dépasser le problème de la mort, de réconcilier la toute puissance et la bonté de Dieu. Et ce roman peut aussi s'analyser comme une vaste méditation métaphysique sur le temps et la mémoire, sur l'éternité ...
Chacun devra trouver son harmonie, son «centre de gravité» dans la cité terrestre, un équilibre toujours menacé car la fragilité est le propre des mondes humains. Et seule reste la mémoire pour tenter d'arracher "au caprice amer des sables" (20) quelques bribes de l'énigme : des mémoires imbriquées formant une sorte de chaîne collective témoignant, au-delà de la finitude de l'homme, de son existence.
Le monde fictif de Jérôme Ferrari est ainsi profondément ancré dans notre monde, mais être de ce monde c'est aussi y être étranger, avoir un regard perçant dépassant sa simple matérialité. Et il faut sans doute à l'auteur le regard mystique de Saint Augustin pour pouvoir l'éclairer pleinement.
19) Et surtout le frère et la soeur, ces jeunes héros nés de la jeunesse et de l'amour dont les parcours semblent complémentaires, chacun sortant finalement de l'enfance pour vivre une vie adulte en regardant et acceptant le monde avec lucidité, même s'ils ne choisissent pas la même voie.
20) "Toute vie qui doit poindre/ achève un blessé/ Voici l'arme/ rien,/ vous, moi, réversiblement/ ce livre/ et l'énigme/ qu'à votre tour vous deviendrez/ dans le caprice amer des sables." (René Char, cité en exergue d'Aleph zéro)
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Pour terminer, on ne peut manquer d'évoquer Murtoriu (Le glas) de Marc Biancarelli dont la traduction est sortie en même temps que Le sermon sur la chute de Rome chez Actes Sud (21) car ces deux romans d'auteurs corses de la même génération traitent tous deux de la fin des mondes dans une même dynamique vitale, abordant en parallèle les mondes individuels et les mondes collectifs, les destins des peuples comme ceux des individus procédant de la même logique. Ils abordent notamment la chute du vieux monde corse comme une tragédie en deux temps, ce dernier ne disparaissant définitivement qu'à l'époque actuelle après avoir été pourtant anéanti par la guerre de 1914. Et l'on retrouve dans les deux cette pluri-tonalité et cette tension entre la vie et la mort, entre le passé et le présent, la présence et l'absence...
«Pour qu'un monde nouveau surgisse, il faut que meure un monde ancien» affirme Jérôme Ferrari via son narrateur, ce qui ne veut pas dire qu'il faille oublier les mondes morts. Et chacun de ces romans offre à sa manière un hommage touchant à un monde corse disparu (22) (le monde que Marcel porte en lui répondant à celui incarné par Mansuetu (23)) auquel les deux auteurs revendiquent leur filiation tout en affirmant liberté et responsabilité individuelle, et en regardant avec lucidité le monde présent, en se tournant vers la vie.
Les deux auteurs semblent ainsi préciser dans leurs romans respectifs deux aspects complémentaires de leur rôle d'écrivain : lutter contre l'oubli en témoignant de ces mondes disparus qu'ils n'ont pas forcément connus, prenant le relais de ceux qui sont partis, tout en éclairant la vérité de leur temps à des fins émancipatrices. Témoigner aussi, pour Jérôme Ferrari, de cet infini vertigineux des possibles - semblant illustrer chez lui cette part de liberté et de responsabilité - et s'interroger sur un monde dont l'énigme dépasse les hommes, ce qui ajoute à son récit une dimension plus métaphysique.
21) Traduction du corse à laquelle il a participé
22) Un monde qui s'incarne chez Marc Biancarelli dans un personnage d'innocent (Mansuetu, "l'ultime témoin d'une vieille mémoire") auquel répond par certains côtés aussi le beau personnage de Virgile dans Le sermon sur la chute de Rome...
23) Mais si Mansuetu incarne l'innocence, d'une manière emblématique délibérément idyllique chez Biancarelli, Virgile, cet innocent, cette victime, est chez Ferrari bien prêt de se transformer en bourreau, comme nous tous , illustrant la dualité de la nature humaine ...
Le sermon sur la chute de Rome, Jérôme Ferrari, Actes Sud, 22/08/2012, 208 p.
* http://www.melania-avanzato.com/galleries
( voir, entre autres, son portfolio "portraits d'écrivains")
"Peut-être Rome n’a-t-elle pas péri
si les Romains ne périssent pas"
p.11/13
Comme témoignage des origines - comme témoignage de la fin, il y aurait donc cette photo, prise pendant l’été 1918, que Marcel Antonetti s’est obstiné à regarder en vain toute sa vie pour y déchiffrer l’énigme de l’absence. On y voit ses cinq frères et soeurs poser avec sa mère. Autour d’eux, tout est d’un blanc laiteux, on ne distingue ni sol ni murs, et ils semblent flotter comme des spectres dans la brume étrange qui va bientôt les engloutir et les effacer. Elle est assise en robe de deuil, immobile et sans âge, un foulard sombre sur la tête, les mains posées à plat sur les genoux, et elle fixe si intensément un point situé bien au-delà de l’objectif qu’on la dirait indifférente à tout ce qui l’entoure – le photographe et ses instruments, la lumière de l’été et ses propres enfants, son fils Jean-Baptiste, coiffé d’un béret à pompon, qui se blottit craintivement contre elle, serré dans un costume marin trop étroit, ses trois filles aînées, alignées derrière elle, toutes raides et endimanchées, les bras figés le long du corps et, seule au premier plan, la plus jeune, Jeanne-Marie, pieds nus et en haillons, qui dissimule son petit visage blême et boudeur derrière les longues mèches désordonnées de ses cheveux noirs. Et à chaque fois qu’il croise le regard de sa mère, Marcel a l’irrépressible certitude qu’il lui est destiné et qu’elle cherchait déjà, jusque dans les limbes, les yeux du fils encore à naître, et qu’elle ne connaît pas. Car sur cette photo, prise pendant une journée caniculaire de l’été 1918, dans la cour de l’école où un photographe ambulant a tendu un drap blanc entre deux tréteaux, Marcel contemple d’abord le spectacle de sa propre absence. Tous ceux qui vont bientôt l’entourer de leurs soins, peut-être de leur amour, sont là mais, en vérité, aucun d’eux ne pense à lui et il ne manque à personne. Ils ont sorti les habits de fête qu’ils ne mettent jamais d’un placard truffé de naphtaline et il leur a fallu consoler Jeanne-Marie, qui n’a que quatre ans et ne possède encore ni robe neuve ni chaussures, avant de monter tous ensemble vers l’école, sans doute heureux que quelque chose se passe enfin qui les arrache un instant à la monotonie et à la solitude de leurs années de guerre. La cour de l’école est pleine de monde. Toute la journée, dans la canicule de l’été 1918, le photographe a fait le portrait de femmes et d’enfants, d’infirmes, de vieillards et de prêtres, qui défilaient devant son objectif pour y chercher eux aussi un répit et la mère de Marcel, et ses frère et soeurs, ont patiemment attendu leur tour en séchant de temps en temps les larmes de Jeanne-Marie qui avait honte de sa robe trouée et de ses pieds nus. Au moment de prendre la photo, elle a refusé de poser avec les autres et il a fallu tolérer qu’elle reste debout toute seule, au premier rang, à l’abri de ses cheveux ébouriffés. Ils sont réunis et Marcel n’est pas là. Et pourtant, par le sortilège d’une incompréhensible symétrie, maintenant qu’il les a portés en terre l’un après l’autre, ils n'existent plus que grâce à lui et à l’obstination de son regard fidèle, lui auquel ils ne pensaient même pas en retenant leur respiration au moment où le photographe déclenchait l’obturateur de son appareil, lui qui est maintenant leur unique et fragile rempart contre le néant, et c’est pour cela qu’il sort encore cette photo du tiroir où il la conserve soigneusement, bien qu’il la déteste comme il l’a, au fond, toujours détestée, parce que s’il néglige un jour de le faire, il ne restera plus rien d’eux, la photo redeviendra un agencement inerte de taches noires et grises et Jeanne-Marie cessera pour toujours d’être une petite fille de quatre ans. (...)
"Ce que l’homme fait,
l’homme le détruit"
p.93/94
(...)Il parlait de l’avenir en visionnaire et Matthieu l’écoutait comme s’il était le sceau des prophètes, il leur fallait modérer leurs ambitions sans y renoncer tout à fait, il était exclu qu’ils offrent un service de restauration complet, c’était un bagne et un gouffre financier, mais ils devaient proposer à manger à leurs clients, surtout en été, quelque chose de simple, de la charcuterie, des fromages, peut-être des salades, sans lésiner sur la qualité, Libero en était certain, les gens étaient prêts à payer le prix de la qualité, mais comme il fallait se résigner à vivre à l’heure du tourisme de masse et accueillir également des cohortes de gens fauchés, il était hors de question de se cantonner aux produits de luxe et ils ne devaient pas hésiter à vendre aussi de la merde à vil prix, et Libero savait comment résoudre cette redoutable équation, son frère Sauveur et Virgile Ordioni leur fourniraient du jambon de premier choix, du jambon de trois ans, et des fromages, quelque chose de vraiment exceptionnel, et même de si exceptionnel que quiconque y aurait goûté mettrait la main au portefeuille en pleurant de gratitude, et pour le reste, inutile de s’embarrasser avec des produits de seconde zone,les saloperies que vendaient les supermarchés dans leurs rayons dans leurs rayons terroir, conditionnés dans des filets rustiques frappés de la tête de Maure et parfumés en usine avec des sprays à la farine de châtaigne, autant y aller carrément dans l’ignoble, en toute franchise, sans chichis, avec du cochon chinois, charcuté en Slovaquie, qu’on pourrait refourguer pour une bouchée de pain, mais attention, il ne fallait pas prendre les gens pour des cons, il fallait annoncer la couleur et faire en sorte qu’ils comprennent les différences de prix et n’aient pas l’impression de se faire entuber à sec, la daube, c’est cadeau, la qualité, tu raques, l’honnêteté était absolument indispensable en la matière, non seulement parce qu’elle était une vertu recommandable en elle-même, mais surtout parce qu’elle jouait à peu près le rôle de la vaseline, il fallait préparer des plateaux de dégustation pour que les clients puissent se faire une idée, vous goûtez et vous prenez la commande après, mais non, je vous en prie, reprenez donc un bout pour être sûr, et cette scrupuleuse honnêteté serait d’autant plus récompensée que, quel que soit le choix final, leur marge serait sensiblement la même, ils allaient les saigner, tous ces connards, les pauvres, les riches, sans distinction d’âge ni de nationalité, mais les saigner honnêtement, et même en les choyant, un patron de bar devait s’occuper de sa clientèle, il ne pouvait pas passer son temps vissé derrière sa caisse, comme ce demeuré de Gratas, il fallait qu’il soit disponible, avenant, soucieux de faire plaisir, et le problème crucial à résoudre était donc celui des serveuses.(...)