"Le studio de l'inutilité", de Simon Leys
Le dernier essai de l'écrivain et sinologue belge Simon Leys réunit une dizaine de textes déjà publiés pour la plupart dans divers journaux et revues. Son titre étrange, Le studio de l'inutilité, fait référence à la grande calligraphie qui ornait le mur de la cahute d'un bidonville de Hong Kong qu'il partagea joyeusement dans sa jeunesse avec des amis artistes et étudiants.
C'était un clin d'oeil à une citation d'un grand classique chinois (1) affirmant que "le dragon du printemps est inutile", ce qui signifie que les talents des hommes supérieurs doivent rester cachés et ne pas être exploités trop tôt pour pouvoir se développer. Plus largement, la gratuité, le désintéressement, malgré leur apparente inutilité sociale, s'avèrent «le fondement de toutes les valeurs essentielles de l'humanité» et l'auteur célèbre dans ce livre l'utilité de l'inutile (2) avec beaucoup de pertinence, de gourmandise et de dérision.
Dans chaque chapitre, Simon Leys exalte l'originalité du "génie" de certains hommes, un génie qui émerge de leur "différence" et même parfois paradoxalement de leurs handicaps et de leurs manques. La culture des "dons" encouragée par la société risque à ses yeux d'annihiler cette différence, cette «innocence» des hommes supérieurs (3) et le «métier» ne saurait surpasser la «passion».
En poussant au conformisme de la pensée, le «désir de plaire» et de bien faire ne permet pas la recherche désintéressée de la vérité. Toute bien-pensance, qu'elle soit l'expression majoritaire d'une société ou de son intelligentzia pervertit cette originalité propre au génie en privant par la même occasion la société de l'enrichissement qu'elle aurait pu lui apporter. Car il faut avoir le « sentiment du divers» et être conscient du «mystère de la chose réelle» pour devenir un esprit libre, sans vision à priori, capable de « désapprendre ce en quoi il a toujours cru».
La fidélité à soi-même, l'authenticité priment donc pour cet auteur qui, à travers des exemples variés et concordants, semble aussi révéler sa propre différence sans doute due à cette double culture occidentale et orientale qui l'aide à s'étonner de la réalité la plus quotidienne et à porter un regard de «poète» sur le monde.
1) Citation tirée du Classique des Mutations de Yi Zing, «le plus obscur et le plus sacré des classiques chinois»
2) Ce qu'annonce l'épigraphe de Zhuang Zi (grand penseur taoïste du IVème siècle avant J.C. que Simon Leys affectionne particulièrement et auquel il avait emprunté le titre de son précédent recueil Le bonheur des petits poissons ) :
«Les gens comprennent tous l'utilité de ce qui est utile , mais ils ignorent l'utilité de l'inutile.»
3) Le caractère élitiste du terme ne peut pour l'auteur être ici dénoncé car «si l'exigence d'égalité est une noble aspiration dans sa sphère propre - qui est celle de la justice sociale - l'égalitarisme devient néfaste dans l'ordre de l'esprit où il n'a aucune place», tout comme «la démocratie n'a d'application qu'en politique [car] la vérité n'est pas démocratique, ni l'intelligence, ni la beauté, ni l'amour, ni la grâce de Dieu... »
L'ouvrage se divise en trois grandes parties correspondant aux trois passions de l'auteur : la littérature, la Chine et la mer, trois parties qui se recoupent néanmoins, d'abord parce qu'il s'agit d'un recueil regroupant des textes écrits à diverses occasions mais aussi car il est difficile pour cet écrivain de traiter de littérature sans évoquer parfois la Chine ou la mer et, surtout, de parler de ces deux dernières sans faire référence à la littérature ! L'index éclectique des auteurs cités - qui dépasse les cinq pages - est à cet égard éloquent et des plus alléchants car chez Simon Leys l'érudition n'est jamais ennuyeuse.
On peut en effet traiter de sujets «sérieux» en étant «amusant» et l'auteur s'appuie toujours sur une profusion d'anecdotes, souvent drôles et racontées de manière alerte dans un style foisonnant, émaillé de nombreuses digressions qui font sans cesse rebondir le propos en le rendant très vivant. Et son approche originale de la culture occidentale aiguise notre intérêt en nous incitant à porter un regard neuf sur le monde.
Faisant preuve d'une grande intelligence alliant la profondeur à la vivacité, l'ouverture d'esprit à l'acuité critique, Simon Leys ne se prend pas pour autant au sérieux. Il écrit d'une plume élégante et moqueuse, avec une distance caustique et possède l'art de susciter la réflexion en la rendant légère. C'est pourquoi lire un essai de cet auteur est toujours une détente enrichissante – et non un divertissement ou un pensum...
Il serait fastidieux, vu la multiplicité des sujets abordés - et bien maladroit de ma part - de vous proposer un résumé détaillé de ce livre. Je me contenterai donc de vous fournir sa table des matières qui, accompagnée de quelques extraits, devrait vous donner un aperçu des domaines explorés et, je l'espère, vous inciter à sa lecture.
Simon Leys, Le studio de l'inutilité, Flammarion, mars 2012, 304 p.
Biographie et bibliographie de l'auteur :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Simon_Leys
TABLE
En guise de liminaire, Le studio de l'inutilité ........................ 7
LITTERATURE
Belgitude de Michaux ......................................................15
G.K. Chesterton (1874/1936).............................................49
Orwell intime ..................................................................69
Joseph Conrad et L'Agent secret .......................................97
Le prince de Ligne ou le XVIIIe siècle incarné ...................109
Victor Segalen revu à travers sa correspondance
complète.......................................................................119
Dans la lumière de Simone Weil ......................................141
Nabokov et la publication posthume de son
roman inachevé.............................................................151
CHINE
Anatomie d'une dictature post-totalitaire ..........................163
Ethique et esthétique : la leçon chinoise...........................189
Madame Chiang Kai-shek (Soong Mayling)........................199
Roland Barthes en Chine ................................................211
Relire l'histoire de la « Révolution culturelle ».....................217
Le génocide cambodgien.................................................221
LA MER
La mer et les écrivains ....................................................237
Dans le sillage de Magellan..............................................255
Les naufragés des Auckland.............................................271
Pour prendre congé. Une idée de l'université ....................285
Index ...........................................................................293
Sources .........................................................................299
EXTRAITS :
Belgitude de Michaux
p.19/20
(...)
Puis il y a le manque d'espace. "Ce pays triste et surpeuplé ... une campagne argileuse qui clapote sous le pied, terre à grenouille... pas vide. Qu'est-ce qui est vide dans ce pays ? N'importe où l'on plonge la main, on tire des betteraves ou des pommes de terre, ou un navet, ou un rutabaga; de la bourre d'estomac; pour le bétail et pour toute cette race mangeuse de farineux autant qu'il se peut, et de lourdeurs. Quelques rivières sales, lentes, défaites et qui ne savent où aller. Cheminez, cercueils ! [...] Une campagne de petites montagnes d'excursionnistes; des files interminables montent, descendent, en lacet, en colimaçon; fourmis, fourmis de ce pays laborieux, laborieux entre tous ..."
L'Europe compte bon nombre de petits pays : mais celui-ci est bien le seul, semble-t-il, à s'enorgueillir de son exiguïté. Il proclame sa petitesse, il la revendique avec satisfaction, il s'y complaît, il s'en drape comme d'un étendard. Avez-vous jamais entendu des Hollandais, des Danois, des Portugais ou des Suisses qui se qualifiaient de "petits Hollandais", "petits Danois", etc. ? Et d'ailleurs, telle qu'elle est pour l'instant, la Belgique se sent inconfortable, elle est mal à l'aise – elle se trouve encore trop grande ! Elle voudrait se faire toujours plus petite, et elle y arrivera. De nouveaux plans sont à l'étude, qui lui permettront de se fragmenter davantage; de se scinder en multiples tronçons, découpés de plus en plus menus, et qui pourront frétiller en toute autonomie comme un lombric tranché par la bêche du jardinier.
(...)
G.K. Chesterton (1874/1936)
p.65/66
(...)
Et il était un superbe journaliste, il en avait toutes les qualités – vivacité, concision, rapidité, esprit, clarté. Mais ce sont aussi les qualités qui vous damnent aux yeux des critiques prétentieux et des médiocrités solennelles, dont le préjugé le plus constant est que ce qui est clair ne saurait être profond, et ce qui est comique ne saurait être important – car, pour impressionner les imbéciles, il faut être obscur et ennuyeux. Chesterton a constamment bataillé contre ce préjugé : "Mes critiques pensent que je ne suis pas sérieux, mais seulement amusant. Ils croient que amusant est le contraire de sérieux; mais amusant est seulement le contraire de pas amusant, et rien d'autre. Vous pouvez choisir de dire la vérité en longues phrases ou en courtes plaisanteries, c'est simplement comme si vous choisissiez de dire la vérité en allemand ou en français... Les gens ne peuvent croire qu'une réflexion agrémentée d'une petite plaisanterie puisse encore avoir du sens. Et ceci explique d'ailleurs pourquoi tant d'hommes qui ont du succès sont bêtes et ennuyeux, et pourquoi tant d'hommes bêtes et ennuyeux ont du succès."
Ici, malgré mon trop long bavardage, je n'ai fait qu'effleurer la surface d'un vaste sujet. En terminant je me rends compte que j'aurais encore pu donner un autre titre à mes propos : "Chesterton et le miracle du quotidien". Il a dit : " S'il y a une chose dont j'ai toujours été certain depuis l'enfance, et dont je deviens encore plus certain en vieillissant, c'est que rien n'est poétique si la lumière du jour ne l'est pas; et aucun monstre ne devrait nous étonner, si nous ne nous étonnons pas devant un individu normal".
(...)
Dans la lumière de Simone Weil
p.144/145
(à propos du poète Czeslaw Milosz)
(...)
Il passa en France les dix premières années de son exil – années particulièrement désespérantes, pas seulement du fait de son extrême insécurité matérielle (il n'avait que les précaires ressources de sa plume pour nourrir sa jeune famille), mais surtout à cause de la lâcheté et de la stupidité de la gauche intellectuelle française; les bien-pensants qui sous le pontificat de Sartre-Beauvoir, l'avaient fêté tant qu'ils l'avaient vu paré du prestige d'un envoyé officiel de la Pologne "démocratique", le traitèrent comme un lépreux dès qu'ils apprirent sa défection ( et chez son éditeur – Gallimard – le lecteur de service eut même la délicate attention de soumettre ses manuscrits à l'imprimatur d'un censeur polonais "progressiste"!). En 1953, il aggrava encore son cas en publiant ce qui allait devenir son ouvrage le plus retentissant, La Pensée captive - "écrit non pas pour une audience occidentale , mais bien contre elle", contre sa sottise et son aveuglement : il s'agissait en effet de lui rappeler que "si une chose existe quelque part, elle existera n'importe où". Or, dans leur absence d'imagination, "les habitants des pays occidentaux ne se rendent guère compte que des millions de leurs frères humains qui semblent tout pareils à eux, vivent en fait dans un univers aussi fantastique que celui des indigènes de la planète Mars". Ne l'oubliez pas : "L'homme est une créature si élastique que l'on peut parfaitement concevoir qu'un jour tout citoyen respectable trouvera normal de se promener à quatre pattes en arborant une queue de plumes bariolées pour marquer son allégeance à l'ordre établi".
(...)
Anatomie d'une « dictature post-totalitaire »
p.168/169
((Propos de Liu Xiaobo, prix Nobel de la paix
actuellement emprisonné en Chine)
"Ma tendance à idéaliser la civilisation occidentale provient d'un désir nationaliste d'utiliser l'Occident afin de réformer la Chine. Mais ceci m'a amené à sous-estimer les défauts de la civilisation occidentale [...]. J'ai été servile envers la civilisation occidentale, exagérant ses mérites, et simultanément exagérant mes propres mérites. J'ai considéré l'Occident non seulement comme s'il était le salut de la Chine, mais aussi la destination naturelle et ultime de toute l'humanité. De plus, je me suis servi de cet idéalisme illusionniste pour m'attribuer à moi-même un rôle de sauveur [...]. Je comprends maintenant que la civilisation occidentale, bien qu'elle puisse être utile pour réformer la situation présente de la Chine, ne peut assurer le salut de l'humanité dans son ensemble. [ ...] Si, pour un instant, nous prenons un peu de recul devant la civilisation occidentale, nous pouvons voir qu'elle présente tous les défauts propres à l'humanité dans son ensemble. [...] Si, en tant qu'individu ayant vécu plus de trente ans sous le régime autocratique de la Chine, je voulais réfléchir au destin de l'humanité, ou sur la façon de devenir un homme authentique, je n'ai pas le choix : il me faut développer simultanément deux formes de critiques. Je dois 1) me servir de la culture occidentale comme d'un outil pour critiquer la Chine ; 2) me servir de ma propre faculté créatrice pour critiquer l'Occident."
(...)