"Le Trésor de la guerre d'Espagne", de Serge Pey

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Le Trésor de la guerre d'Espagne", de Serge Pey

L'écrivain poète et plasticien Serge Pey, adepte de la poésie d'action connu pour ses performances shamaniques et ses rituels d'installations, est issu d'une famille de républicains et résistants espagnols. Et il s'appuie sur les souvenirs familiaux dont il a hérité pour raconter l'histoire de ceux qui ont vécu les violences et les souffrances de cette guerre, tant en Espagne que dans les camps de réfugiés politiques de l'autre côté de la frontière - et notamment dans celui d'Argelès où fut enfermé son père.

Dans Le Trésor de la guerre d'Espagne, il perpétue ainsi la mémoire de ces hommes et de ces femmes, de leur combat, et de toute une époque révolue avec un souffle puissant. Transcendant des histoires vraies en les recomposant par la grâce de son imagination, en les transmuant par la force poétique de ses mots, il y met en scène une autre perception du réel et y célèbre plus largement l'homme libre et la beauté de ce combat permanent qu'est la vie.

 

 

Ces histoires de lutte et de résistance et ces épisodes touchant à la vie dans les camps  nous sont contés avec intensité et vivacité par un poète dont le regard passe le plus souvent par celui d'un enfant confronté à la guerre, à la torture et à la mort, à la délation et à la répression, à l'enfermement, mais aussi à des moments plus gais et sereins. Et cet enfant, perdant souvent son innocence, sait néanmoins entendre «les mots de la mer et les choses de la mort»; cet enfant poète déchiffre les signes muets de la nature, invente des langages reliant les morts et les vivants, le visible et l'invisible, et il nous initie à ces alphabets, tentant d'appréhender le jaillissement d'un monde qui se lit aussi à l'envers ou dans les creux et les vides. 

Serge Pey nous fait ainsi pénétrer dans un territoire universel et intemporel, bien qu'ancré dans des cultures passées, éclairant un monde à la fois palpable et énigmatique dans une vision terrifiante ou souriante, empreinte d'un certain animisme et souvent porteuse d'une dimension ludique. Un univers cauchemardesque ou merveilleux où se déroulent d'étranges cérémonials et se joue toute une mystérieuse alchimie. Le soleil et la nuit, les étoiles et la mer y acquièrent une valeur symbolique; les animaux, les arbres, les cascades ou les coquillages y participent du sens, ainsi que le moindre objet. Et nous nous immergeons dans ce vaste territoire poétique, éblouis par la beauté de l'écriture, bouleversés par la profonde simplicité des images qui y sont déployées, à l'écoute de la langue secrète du monde.

Le trésor de la guerre d'Espagne s'avère alors bien plus précieux que cet or de la République qui, dans la nouvelle éponyme, aurait été enfoui dans le sable, et que tous recherchent en 1958, transformant la plage d'Argelès en une gigantesque taupinière. Ce trésor introuvable, incertain, et pourtant toujours capable d'animer les hommes pourrait bien être celui de la poésie, ce "mouvement inconnu de la liberté".

 

Juan Gris, Tablero de Ajedrez (1917)

Le recueil réunit dix-sept nouvelles (1) aux tonalités variées, sombres mais aussi lumineuses : cruelles ou joyeuses, mystérieuses et fabuleuses, presque surréalistes, et toujours irriguées d'une profonde tendresse pour leurs héros, des gens simples, pauvres, mais porteurs d'une flamme. Dix-sept nouvelles singulières reprenant certains motifs en écho, et qui  semblent former un vaste "poème-monde" sur l'échiquier duquel se jouerait la vie, cette «joute de géant».

Peut-être faudrait-il en effet porter attention à ce bloc lové entre les deux parties (2) d'un étrange sonnet dont les vers entrecroisant leurs rimes seraient les nouvelles, un peu à l'image de cette très borgesienne «bibliothèque blanche». Un bloc de trois histoires (3) faisant intervenir les mêmes personnages, et dans lequel la vie résiste envers et contre tout, se déplaçant sur des cases noires ou blanches au travers des joutes chevaleresques de Floridor et Choucho. Deux chevaliers atypiques poursuivant une chimère, qui ne cherchent pas à gagner - car «c'est le jeu qui gagne et non les joueurs que le jeu tient depuis sa hauteur par des ficelles cachées dans les manches de l'infini». Deux hommes libres dont le seul but est de réaliser «le mouvement le plus pur dans leur combat».

1) Si l'on prend en compte la dernière faisant office de postface

2) Le Morse, Echecs et beauté, La partie des parfums

3) Entre les huit vers/nouvelles des deux quatrains et les six des deux tercets, ( le dernier vers, la nouvelle POSTFACE, concluant le tout)

 

Dans Le Trésor de la guerre d'Espagne, Serge Pey redonne brillamment vie à une mémoire enfouie, plongeant dans cette période noire pour en dresser une fresque chaleureuse et colorée. Sous-titré "Récits d'enfance et de guerre", ce "livre-poème" s'apparente à un parcours initiatique infini, à celui d'une renaissance perpétuelle aux accents parfois donquichottesques. Chaque défaite, chaque expérience mortifère et douloureuse y débouche en effet sur une sorte de résurrection, découvrant «une nouvelle porte impossible» permettant de s'évader.

Et ce livre magique à la fois tragique et drôle, émouvant et merveilleux, dont l'atmosphère poétique et un certain nombres de thèmes rappellent Obabakoak, recueil enchanteur de l'écrivain basque Bernardo Atxaga, semble bien aussi une métaphore de la poésie comme essence même de la vie. C'est en tout cas un vrai livre libérateur qui nous en transmet l'ivresse sacrée.

 

http://francollege.f.r.pic.centerblog.net/serge-pey.jpg

Photo extraite du site suoninversi 

Le Trésor de la guerre d'Espagne, Serge Pey, Zulma, 2011, 175 p., 16,50 €

 

A propos de l'auteur :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Serge_Pey

 

 

EXTRAITS :

 

L'Assassinat

p.10/11

(...)

L'enfant regardait l'aigle qui tournait dans le ciel. Attelé à sa noria invisible, l'oiseau majestueux tirait vers eux tout le soleil au milieu des ombres. L'enfant se souvient. L'homme garda le silence un long moment, observant l'aigle qui tournait vers la montagne, peut-être pour vérifier son travail et attirer le soleil dans une autre vallée. Puis, se retournant, il dit à l'enfant :

- Donne-moi ton couteau !

- L'homme dépeça le porcelet et l'entoura de feuilles, puis creusa un trou dans la terre où il fit du feu avec du vieux bois. Quand les braises furent prêtes, il y plaça le corps écartelé de l'animal et le recouvrit de terre. L'enfant et l'homme avaient ramassé des pierres toute la matinée, sans se dire un seul mot, puis l'enfant avait rencontré soudain la coquille lumineuse d'un escargot sous une vieille souche. Elle était polie et jaune. Une spirale bleutée l'encerclait jusqu'au trou béant qui contenait jadis le corps qu'elle protégeait. L'enfant prit la coquille et la montra à l'homme :

- J'ai trouvé une coquille.

- Garde-la, petit, a répondu l'homme, on dit que les coquilles portent bonheur car elles possèdent la voix de ceux qui sont partis !

L'enfant s'est dit qu'il allait être bientôt midi. Et effectivement, l'homme désigna les ombres courtes qui remontaient la montagne en mourant à petits pas. Le soleil ne faisait plus d'ombre quand le cochon fut prêt.

(...)

 

Le Cinéma

p. 67

Quand nous allions au cinéma, on sortait de la maison avec une chaise sur la tête. On emportait, bien sûr, les chaises les plus pourries, les plus éventrées, la paille qui sortait du siège nous coiffait de perruques jaunes hirsutes.
On parcourait ainsi, comme des sorciers noirs, les deux kilomètres qui nous séparaient du cinéma juste après la frontière. Nos visages, à travers l'encadrement des barreaux, devenaient des masques de l'enfer. On se saluait de chaise à chaise. «Salut ! Salut !»

Parfois les chaises chantaient. C'étaient de curieuses processions, sans vierges et sans saints, qui se rendaient à la plage malgré la menace des moustiques ou des fantômes de la mer. Nous étions des monstres ou mieux des chevaliers, des Don Quichotte de la nuit à la recherche de moulins invraisemblables. Quand il pleuvait, les chaises nous servaient de parapluie.

(...)

Le Morceau de bois  

p. 71

C'était à l'aube que les Grands se débarrassaient des cadavres en les jetant dans la rivière.

Nous avions pourtant une chance de nous échapper en nous cachant dans les tonneaux. Après la bouillie du soir, j'avais rassemblé des feuilles que je glissais sous ma couverture, avec des cailloux dessus, pour la maintenir, afin que le vent ne découvre ma fuite. J'avais remplacé ma tête par le corps de mon chien mort. Je l'avais appelé Chien car ici personne n'avait de nom.

Je recouvrais Chien de mon foulard comme si j'avais enterré mon propre visage. J'avais le sentiment que le visage que je porterais désormais serait le sien. Je l'embrassais, je sifflais doucement dans son oreille comme pour l'appeler et lui demander de m'accompagner.

Salut petit mort. Salut petit mort.

(...)

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
C
<br /> Bonjour,<br /> <br /> <br /> Merci pour cet article sur un livre que j'ai intensément aimé, dont la langue poétique est d'une très grande richesse, ramenant sans cesse le détail intime de la mémoire à l'universel de l'exil.<br /> Avez-vous lu Maquis, d'Alfons Cervera? C'est aussi un livre "à la mémoire des vaincus", que je trouve assez proche de celui de Pey, par l'aspect fragmentaire de sa narration, épousant la mémoire,<br /> le point de vue de l'enfant, le mélange de poésie et de violence des scènes évoquées, et le refus de laisser mourir une époque et ses hommes. Si vous le lisez, dites-moi ce que vous en pensez! et<br /> merci encore d'avoir parlé du livre de Serge Pey, qui semble oublié quelques années à peine après sa parution.<br />
Répondre
E
<br /> <br /> Merci de votre commentaire qui m'a permis en outre de découvrir votre blog. Je n'ai pas lu Maquis d'Alfons Cervera, mais je le note sur ma liste<br /> <br /> <br /> <br />