"Les évaporés", de Thomas B. Reverdy
Le dernier roman de Thomas B. Reverdy, Les évaporés, se déroule au Japon où l'auteur l'écrivit en 2012, un an après le violent séisme - suivi d'un gigantesque tsunami - qui atteignit le site de Fukushima et engendra également une catastrophe nucléaire.
Son titre étrange renvoie au terme utilisé par les Japonais pour désigner ceux qui disparaissent sans laisser de traces, le plus souvent pour échapper à leurs dettes, préférant la fuite au suicide.
Et ces évaporés dont le nombre s'est multiplié depuis la «décennie perdue» des années 1990, révélant la profonde crise traversée par ce pays, semblent ainsi s'ajouter aux disparus, victimes de ces cataclysmes naturels qui depuis des siècles secouent régulièrement le Japon.
On connaît la grande sensibilité de l'auteur à la disparition, à la perte et à l'absence, et son intérêt pour le difficile travail de reconstruction suivant le bouleversement d'une vie. Son précédent roman sur l'après 11 septembre lui avait permis de se détacher de la veine autobiographique pour aborder les chocs ébranlant le monde actuel et donner à sa réflexion une autre échelle, tout en lui offrant l'occasion de dresser le magnifique portrait d'une Amérique en perte de repères et de s'interroger sur le rapport du réel à la fiction au travers d'un événement dont le monde entier avait vu les images en boucle, et dont la réalité dépassait l'imagination.
Et ce nouveau livre s'inscrit à bien des égards dans la droite ligne de L'Envers du monde .
Yukiko, Japonaise exilée depuis quinze ans en Californie entraîne au Japon son ex-amant Richard Brautigan, détective privé et poète (inspiré par le célèbre écrivain américain), pour enquêter sur la disparition de son père, Kazehiro, parti sans prévenir personne. Il lui faut comprendre les raisons de sa fuite.
Parallèlement, ce dernier qui se fait désormais appeler Kaze ("le vent" en japonais) - enquête lui aussi, des bas-fonds de la capitale où il s'est réfugié parmi nombre d'évaporés, pour tenter de comprendre pourquoi son patron qui avait toujours été satisfait de son travail l'a «mis sur la touche», pourquoi il est devenu gênant. C'est là qu'il rencontrera Akainu, jeune garçon ayant fui la catastrophe qui ravagea sa région un an auparavant et dans laquelle ont probablement péri ses parents ...
Cette intrigue est prétexte à un «voyage au Japon», du quartier des travailleurs pauvres de San'ya à Tokyo, réserve de «journaliers que le marché épuise», à Kyoto dont le temple et les jardins témoignant d'une culture ancestrale illustrent cette «perfection» japonaise, ce «sentiment que chaque chose est à sa place», un voyage conduisant aussi aux «camps de réfugiés de Sendai» en remontant vers le Nord «où ce que l'on contemple n'a plus d'échelle», pénétrant même dans «la Décharge» de cette zone interdite. Et cette triple catastrophe de 2011 ayant frappé un pays déjà en crise et en grande mutation économique et sociale permet de montrer un Japon où «les temps se brouillent et s'empilent», un «monde flottant» qui n'en finit pas «de sortir des eaux».
Quant aux quatre héros de cette histoire, ils semblent illustrer quatre types de fuite.
Le retour de Yukiko dans ce pays jonché des «soldats morts» de l'enfance, cette «bataille perdue d'avance», s'avère ainsi, à l'instar de son exil en occident, une quête existentielle. Plus que son père, ce qu'elle recherche vraiment, «c'est la paix». Son compagnon fuit dans le rêve de reconquérir la femme qu'il continue à aimer, d'entrer dans le rêve de Yukiko : c'est «l'espoir, la face cachée des probabilités», qui le fait vivre. Les fuites de Kaze et d'Akainu relèvent plus à première vue d'un manque de courage (difficulté à affronter la honte du licenciement, peur des représailles et désir de vengeance pour Kaze, peur d'affronter la douloureuse vérité pour son jeune protégé) mais elles sont aussi un «dernier combat» pour «continuer à vivre».
Vu la proximité des thèmes abordés et l'aboutissement identique de la réflexion sur la vie engagée par l'auteur – une vie «hors contrôle» nécessitant l'acceptation du risque («c'est comme la roulette russe») mais aussi l'espérance de «l'improbable» -, on peut regretter que ce dernier roman ne se démarque pas assez du précédent, au moins sur la forme.
Bien que L'Envers du monde soit découpé en trois parties et ce livre-ci en une succession de courts chapitres titrés mettant un peu tous les éléments sur le même plan, la narration procède de la même manière, passant d'un personnage à l'autre, mais dans une alternance plus rapide rendant le procédé un peu fastidieux.
L'auteur par ailleurs recourt encore aux facilités offertes par le roman noir - l'enquête permettant de faire se déplacer et se rencontrer à loisir les personnages. Et s'il envoie de nombreux clins d'oeil aux films policiers, il ne réussit pas à donner cette impression de mystère, d'énigme insaisissable, si bien distillée dans L'Envers du monde (avec notamment cet étrange cycliste ou cette mafia russe sur laquelle on ne s'appesantissait pas). Ici, tout ce qui concerne l'économie souterraine, «l'arsenal habituel de la mafia», semble trop explicite, «les yakuzas sont partout. Les politiques leur ont vendu le pays», et même les évaporés pèsent de tout leur poids...
Dans ce dernier roman, l'auteur joue plus à fond de la réalité et de la fiction : «l'imaginaire (...) fait partie de la réalité des choses».
Ses descriptions du réel se présentent ainsi souvent comme des rêves, des visions, prenant même la forme d'adresses hypnotiques au lecteur, tandis que les personnages échafaudent des «scénarios» et s'imaginent dans des «films d'espionnage ou des romans de science-fiction». L'auteur, avec humour, use fortement des clichés qui existent en dehors de tout regard étranger, de tout «exotisme» dans ce pays ( «tous les clichés du Japon sont vrais, même ceux qui se contredisent» ), et cela renforce parfois cette impression diffuse de déjà lu.
Thomas B. Reverdy nous propose de plus un «roman japonais» rendant un hommage à Richard Brautigan. Il prête à son détective poète les pensées de l'écrivain américain largement puisées dans ses textes (intégrés dans le récit en italique). Un écrivain auquel il emprunte également le personnage de Yukiko, l'héroïne de Retombées de Sombrero, sa «nouvelle japonaise» au sein de laquelle la fiction d'un écrivain s'affranchit de la réalité de l'histoire qui y est contée.
Mais cela alourdit un peu le récit et contribue malheureusement à ôter toute incarnation à ces deux héros de papier qui, peu vraisemblables, ont du mal à toucher le lecteur. Le personnage de Kaze semble aussi extérieur mais incarne-t-on le vent ? Quant à Akainu, c'est une ombre d'enfant dans laquelle se projette peut-être aussi l'auteur. Et tous ces héros semblent avant tout l'incarnation d'une idée .
Les évaporés sera sans doute appréhendé plus positivement par un lecteur découvrant ce roman sans avoir lu le précédent, la réussite d'un livre élevant forcément le niveau d'exigence. Les qualités de style de l'auteur y restent en effet intactes : on retrouve sa belle écriture fluide, sensible et poétique, délicate et non dénuée d'ironie. Thomas B. Reverdy y excelle même particulièrement dans l'art des aphorismes. Et, malgré toutes ces réserves, il réussit sans conteste à livrer un beau portrait du Japon contemporain, de ce «Japon moderne qui n'est qu'un reflet affaibli de l'ancien».
Les évaporés, Thomas B. Reverdy, Flammarion, 21 août 2013, 304 p., 19 €
(Article publié sur La Cause littéraire le 23/08/2013)
A Propos de l'auteur :
Né en 1974, Thomas B. Reverdy est enseignant en lettres. Il est l'auteur de quatre romans aux éditions du Seuil : La montée des eaux (2003), Le ciel pour mémoire (2005), Les derniers feux (2008) et L'Envers du monde (2010)
EXTRAITS :
Leçon d'exotisme
p.82/83
(...)
Il s'attendait à tout et il a tout eu. La modernité, les tremblements de terre – cela il connaissait déjà -, la tradition, les tables basses, le thé au goût de cendrier, les courbettes pour se dire bonjour, au revoir, , comment vas-tu et merci, les bonsaïs et les forêts de bambous, les jardiniers sur une échelle avec de simples ciseaux, qui passent la journée à tailler un pin, ne gardant qu'une chandelle par rameau, épluchant les aiguilles à la main, coupant finalement tout ce qui rebique pour l'étager, les salles de pachinko sur huit étages résonnant d'un fracas continuel, comme si chaque machine essayait de crier plus fort que sa voisine, pour que son client l'entende, l'art d'arranger les fleurs, l'art de tenir sa tasse de thé, l'art de s'asseoir comme il faut pour se faire bien mal aux pieds, aux genoux et aux hanches, les revues pleines de nanas en culotte, les mangas avec des yeux tout ronds, les pieuvres, les baleines, les blaireaux et les tanukis assis sur leurs énormes testicules, les gens qui s'endorment en écoutant du nô, les bars fumeurs, , les rues non-fumeurs, les ouvriers habillés en ninjas, les écolières en uniformes, les salarymen en gris, les bains publics où l'on vient faire sa toilette dans de l'eau chauffée à quarante-cinq degrés, à poil au milieu de tous les gens du quartier, petits corps sans fesses, les rues sans aucun papier gras, pas même un mégot de cigarette, les vendeuses qui rient de bon coeur en vous touchant le bras, comme si elles voulaient coucher avec vous, quand elles ne comprennent pas ce que vous venez de dire en anglais, les drogues de synthèse en vente libre et les petits poissons transparents qu'on déguste vivants. Tous les clichés du Japon sont vrais, même ceux qui se contredisent. Mis il n'y a pas un seul étranger pour les regarder. Il n'y a aucun exotisme.
Rien que des Japonais partout et leurs habitudes machinales, leur rythme et leurs gestes, bref leur quotidien – incompréhensible.
(...)
Un rêve à Fukushima
p.184/185
(...)
Il y a là, dans le fond de la vallée, une sorte de chantier gigantesque, presque aussi grand que la ville de la côte que vous avez laissée derrière vous. Vous distinguez nettement d'abord le bruit des moteurs, puis les mouvements et les couleurs des véhicules. Des fourmis avec des gilets rouges s'agitent et parcourent la zone en tout sens, ce doivent être des hommes. Ils s'affairent autour de collines séparées les unes des autres par des pistes aménagées pour les engins et par des grillages. Elles sont à peu près rondes, il y en a une bonne dizaine. Vues ainsi, sous la neige, depuis la montagne où vous vous tenez, on dirait que la terre a fait des cloques , une allergie, une brûlure.
Mais ce ne sont pas des collines.
C'est une décharge.
Elle s'étend à des kilomètres. Chaque tas est destiné à recueillir un type de matériau. Il y a des côteaux de frigidairtess et aurtres lave-vaisselles, des dômes de gravats de béton, des sommets de plastique, jouets, bassines, ds volcans de vêtements, de rideaux er de canapés, et d'autres de voitures, des massifs de poutres, de portes et de meubles, sous la neige on dirait des drumlings constitués de moraines de fonds qui auraient convergé ici par la force inouïe d'un glacier.
Toute une ville en débris, consciencieusement triés, entreposés, monstrueux et inutiles..
Les survivants avaient tout perdu, alors ils avaient tout laissé.
(...)
Tokyo blues
p. 196/197
(...)
Richard prétendait qu'il était poète, il suffisait d'avoir un solide sens du tragique, en même temps qu'une timide et obstinée propension au rêve. Il fallait aimer les miracles. Le moment magique où la probabilité qui se réalise vient contredire la statistique de la réalisation massive, comme une variation brutale de forme au sein d'une fonction. Une singularité qui contredise non seulement la loi des grands nombres, mais le champ lui-même de ses possibilités.
Qu'un événement put avoir lieu.
Il ne savait pas bien s'il recherchait vraiment le père de Yukiko ou simplement, faisant semblant de l'aider, un moyen de la retrouver elle. Bien sûr, à un moment ça ne suffirait plus de faire semblant.
(...)