"Marguerite et les grenouilles", de Marie Ferranti
Marguerite et les grenouilles, le dernier livre de Marie Ferranti, résonne comme une vibrante déclaration d'amour aux Saint-Florentins - ces amateurs de grenouilles autrefois surnommés "i granochjali" (les mangeurs de grenouilles) - et à travers eux à la Corse, sa terre natale. L'auteure, qui a longtemps vécu à Saint-Florent, a vu changer cette petite ville édifiée face à la mer dans un magnifique golfe enserré de montagnes, et c'est avec une nostalgie palpable qu'elle entreprend dans ce livre de revivifier la mémoire de «ces lieux minuscules».
Après avoir interrogé les derniers témoins ou les derniers dépositaires de témoignages d'une époque révolue, elle y retrace ainsi son enquête, nous livrant les divers récits recueillis auprès des habitants de la ville mais aussi de ceux qui y ont séjourné, et les mêlant à ses souvenirs tout en les ponctuant de ses observations et de ses commentaires. Il en résulte une sorte de livre puzzle où chacun apporte sa pierre sous la sollicitation amicale et l'écoute attentive de l'auteure.
Une fraction de l'histoire collective, sans doute, mais qui semble profondément - et pas forcément intentionnellement - marquée par la sensibilité propre de Marie Ferranti, par sa vision du monde. Une auteure vouant un culte à la beauté, au raffinement et à l'harmonie - ce qui est conforté par la forte récurrence du vocabulaire rattaché à ce champ sémantique.
Et ces valeurs, prisées par les artistes de la Renaissance italienne comme par la tradition japonaise, dont elle se montre si admirative semblent portées par le «bon goût» de cette élite élégante et cultivée qui fréquenta Saint-Florent dès le début du XXème siècle avec l'arrivée de Sir Warden Chilcott, cet écossais fortuné qui y fit construire le château de Fornali, puis avec le comte et la comtesse de Beaumont - qui lui succédèrent - et leurs célèbres invités continentaux, et même par celui de ces élégantes touristes anglaises ou américaines avant que l'île ne soit livrée au tourisme de masse et à la vulgarité de la modernité.
Les vertus de cette élite extérieure sont sans cesse rappelées et un étrange lien de fascination à l'égard de cette dernière ressort de tous les récits collectés. Une fascination étonnamment relayée par l'auteure dans ses commentaires, la présence de cette élite dans l'île semblant révéler et cautionner non seulement «la beauté et l'harmonie des lieux» mais aussi «la dignité de déesses antiques» de ces Saint-Florentines qui n'ont rien à envier aux «beautés primitives peintes par Michel-Ange », ainsi que la «pudeur, la haute tenue» de tout un peuple, cette «civilité» héritée «d'anciennes traditions patriarcales et pastorales».
Piero della Francesca, église San Francesco, Arezzo
Le principal critère d'appréciation de ce livre qui n'a rien d'une fiction - ou du moins qui n'est pas donné comme tel - n'est pas forcément littéraire. On est néanmoins séduit par la qualité de l'écriture. Marie Ferranti a su en effet rendre vivant et coloré ce récit fragmenté qui juxtapose une bonne trentaine de textes courts et variés et elle saisit avec poésie ces vies qui passent et se succèdent, le cycle des arbres, leur suppression et le renouvellement des espèces étalonnant le temps. L'auteure narre ses rencontres avec vivacité et bienveillance, très à l'aise dans les descriptions et les portraits où elle se montre attentive aux détails, aux formes et aux couleurs, sachant traduire avec simplicité la beauté des lieux et des scènes comme celle des personnages. Et elle a le don de nous renvoyer à des oeuvres picturales ou sculpturales :
«Au printemps, les tamaris dorés et roses faisaient ma joie; leur floraison délicate m'enchantait. De loin leur ramure était si fine que les fleurs duveteuses aux couleurs éteintes – rose poudré, gris cendré, vert-de-gris – semblaient flotter dans le ciel.»
On passe ainsi avec bonheur de cette aquarelle japonaise improvisée à une fresque colorée de Piero della Francesca :
«les silhouettes des jeunes filles, les naseaux frémissants des chevaux, les taches de couleur des livrées rouges, les hurlements des hommes qui ouvraient le passage à Chilcott, et lui, à la tête de ce superbe équipage, comme le duc d'Urbino».
Tandis que la magie de la langue psalmodiée (en latin et en corse), «ce poème ancestral que des hommes, vêtus d'aubes blanches, enturbannés comme dans des temps très anciens, disaient pour nous dans la pénombre», évoque avec émotion les sculptures de marbre de la Cantoria de Donatello .
Cantoria de Donatello, détail
Mais quelle image des Saint-Florentins, quelle vérité du passé de la Corse révèle ce livre publié dans la prestigieuse collection blanche de Gallimard ?
Si on sait gré à l'auteure d'avoir aussi donné la version originale d'un des récits qui lui fut rapporté en corse, sans doute pour donner à une langue maternelle aimée la dignité de l'écrit imprimé, on ne peut qu'être stupéfait de cette fascination partagée pour ce luxe élitiste qui semble ignorer le comportement paternaliste d'une classe sociale fortunée et cultivée, stupéfait de ce regard non seulement ébloui mais reconnaissant, pour quelques miettes de respect distribuées, de considération. Une gentillesse et une courtoisie valorisantes qui semblent avoir aveuglé ces Corses. Et l'on retient l'image d'un peuple se dépensant sans compter pour ses "bienfaiteurs":
«Il mettait son honneur à faire sienne une terre qui ne lui appartenait pas» !
Etonné aussi de cette délectation de Marie Ferranti à nommer toutes ces célébrités littéraires et politiques, comme ses amis écrivains ou artistes (Jean d'Ormesson et Ange Leccia notamment) qui partagent son amour des belles choses – un "names'dropping" ostentatoire qui évite curieusement de nommer un Corse désormais célèbre, sans doute parce que ce Goncourt évoqué donnerait une vision plus discordante de l'île. Et puis on ne peut s'empêcher de sourire de quelques remarques de l'auteure à son propre sujet, trahissant son souci du regard porté sur elle.
Certains témoignages semblent par ailleurs contredire cette «civilité» tant vantée : trouble tolérance à l'égard d'un double homicide prémédité – parricide doublé d'un fratricide quand même ! - qui ne semble pas nuire à la paisible harmonie de la communauté. Et l'absence de commentaire de l'auteure suite au rapprochement fait par un de ses interlocuteurs entre le comportement humain, civilisé, d'un commandant allemand en 1942 et la "barbarie" des soldats français au XVIIIème siècle (!)- des faits particuliers dont on ne conteste pas la réalité – pose problème, d'autant plus que les soldats italiens à la même époque apparaissent dans d'autres récits comme des «gentlemen» ...
Marguerite et les grenouilles m'a semblé ainsi une sorte de conte de fées : les fragments enfouis d'un imaginaire saint-florentin qui auraient rencontré le rêve d'harmonie de Marie Ferranti. Une vision idyllique et magnifiée où légende et réalité se tutoient, où les aspérités auraient été gommées par une auteure se tenant parfois étrangement en retrait alors qu'elle aime en général conforter, prolonger les récits qui s'inscrivent dans cette vision, adoptant finalement un peu l'attitude de Marguerite dans le beau portrait qui a donné son nom au livre (cf l'extrait n°2).
Et, l'auteure ayant tenu dès le départ à préciser que cet ouvrage n'était pas une fiction, ce parti-pris m'a mise un peu mal à l'aise mais il ne dérange sans doute pas la plupart des lecteurs puisque cet ouvrage a remporté le prix du livre corse en 2013. Il est vrai que, sur le plan de la qualité littéraire, il le mérite.
(Article paru sur Praxis negra le 21/05/14)
© FTViastella
Marguerite et les grenouilles, Chroniques, portraits et autres histoires de Saint-Florent , Marie Ferranti, Gallimard, octobre 2013,250 p., 18,50 €
Pour prolonger :
Lire l'intéressante analyse de Jérôme Capirossi : link
A Propos de l'auteure :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Marie_Ferranti
EXTRAITS :
Saint-Florent,by the way
p.16/17
(...)
On a coupé les arbres. D'autres travaux s'imposaient: la mer menaçait à nouveau la route; la promenade était malaisée, obscure, périlleuse la nuit. Il fallait agir. On commença par l'éclairera giorno avec d'affreux lampadaires.
J'ai beaucoup déploré que l'on ait enlevé les tamaris qui jalonnaient la promenade, d'autant que ce chantier, commencé il y a près de cinq ans, n'est pas achevé et semble enlisé dans des errements dont on ne voit pas la fin.
En octobre 2010, j'avais écrit une lettre au nouveau maire, Claudy Olmetta, mais je ne la lui avais pas envoyée. Déjà tout me paraissais vain. J'y exprimai ma tristesse que ces beaux arbres soient abattus. Je citais Victor Hugo: "Couper les branches d'un chêne, c'est couper les bras d'un homme." "Au vrai, écrivais-je, nous n'aurons plus d'arbres et voilà tout." J'avais raison. Il n'y a plus d'arbres.
Cependant, les tamaris étaient si beaux qu'on n'osa pas les sacrifier tous. Quelques-uns furent replantés près d'un bunker en ruine, sur la plage d'Olzo, à la sortie de Saint-Florent. Ils sont très abîmés, ne sont pas entretenus et le reste du paysage est à l'avenant. Je m'y rends quelquefois en promenade. Il m'arrive de parler aux arbres. Je m'étonne d'avoir ces élans primitifs dont j'ai un peu honte.
En voyant les tamaris abandonnés sur la plage et la longue allée vide du bord de mer, je songeai à Baudelaire: "La forme d'une ville change plus vite, hélas! Que le coeur d'un mortel." J'entrepris ce livre pour me distraire de ces tristesses. Je n'étais pas arrivée au bout de mes surprises. Il se passe d'étranges choses quand vous cherchez à savoir. J'allais découvrir un monde englouti.
Marguerite et les grenouilles
p.25
(...) Dans la cuisine, l'odeur de menthe embaume. Les volets sont entrebâillés pour ne pas laisser entrer la chaleur. Seule la blancheur de l'évier rehausse cette pénombre.
Ange sort les grenouilles de la corbeille et les arrange sur un linge préparé avant son arrivée. Marguerite détourne le regard, prend prétexte d'un oubli pour sortir de la pièce.
Ange coupe les grenouilles en deux, enlève la chemise, sectionne les pattes, ôte les viscères, retire le fiel, mais conserve le foie, qui donne du goût. Quand Marguerite revient dans la cuisine, il a déjà débarrassé la table des petits tas de peaux vertes, qui ont un peu noirci, rangé le linge, maculé de minuscules taches de sang rose, mis dans l'évier les cuisses de grenouilles nettoyées, dont la chair semble translucide. Il ouvre l'eau et la laisse couler un long moment.
Marguerite s'assied, déplie une feuille de papier journal sur la toile cirée et pèle des pommes à la peau fripée. Pour qu'elles ne brunissent pas, elle les trempe dans une casserole d'eau. Puis, elle détache avec un couteau pointu la peau des pêches de vigne. Elle se hisse sur la pointe des pieds pour attraper, dans le haut du buffet, un saladier de porcelaine bleue. Elle y met les fruits et, après les avoir arrosés de vin cuit, y ajoute du sucre, prend une boîte en carton vert où, dans un écrin de velours usé, est enserrée une louche d'argent. Sur le buffet, les assiettes blanches, à liseré doré, côtoient les verre à pied en cristal.
(...)
Jeannette et la comtesse
p.101/102
(...)
Je ne me lasse pas de l'élégance, de la hauteur, de la beauté de l'amitié qui liait ses deux femmes.
«La comtesse était très intelligente, dit Jeanette Scotto. Elle travaillait beaucoup : elle traduisait des livres, peignait. Elle était aussi femme d'affaires. Elle était maire sur le continent : elle aimait la politique. Elle venait à Pâques, elle passait un mois, préparait la maison pour l'été. Tous les dimanches, elle allait à la messe. C'est curieux, on se rappelle surtout le comte, mais elle aussi allait à la messe. Tous les ans, le curé Romanacce venait bénir la maison».
L'admiration de Jeannette pour l'intelligence de la comtesse de Beaumont me rappelle celle de ma grand-mère pour les gens instruits : elle leur vouait une véritable vénération. Ces deux femmes n'ont jamais fait montre du mépris et de l'arrogance que certains affichent pour ce qu'ils nomment la culture.
Alors que je trace ces lignes, tout soudain me revient à la mémoire l'image des deux premiers livres que j'ai achetés à la librairie Costa, qui se trouvait sur le boulevard Paoli, à Bastia. J'avais douze ans. C'était la fin des classes. Il faisait chaud. Je me souviens encore de l'ombre, de l'odeur de poussière, de mon errance dans les couloirs, entre les rayons sombres. J'avais choisi A l'ombre des jeunes-filles en fleurs – pour le titre – et les Poésies de Rimbaud. Et tout l'été, sur la terrasse, je lus à haute voix Proust dont je suivais la phrase sinueuse, interminable, qui succédait ou précédait les éclairs et la fulgurance de Rimbaud. Je mêlais les deux livres. Je me souviens aussi du sentiment de clarté absolue, de compréhension brutale, d'un éblouissement qui n'a plus cessé.
Pour ne pas être exposée aux moqueries des forts en gueule, ne pas m'infliger l'humiliation d'y consentir ou céder à la bêtise de m'en indigner, longtemps, j'ai caché cet amour des livres et ce goût de la beauté, qui est pour moi le sel de la terre. Longtemps je me suis tenue dans le silence.
(...)
Marcel
p. 124/125
(...)
- Non, ce n'est pas Saint-Florent, mais ce pourrait être Lentu, le village de mon enfance, et cela me plaît, fis-je. Saint-Florent était déjà beaucoup plus glamour, mais Julien Green habitait chez Mme Massigli. Comme tous les artistes, il n'avait pas de préjugés et savait reconnaître la beauté là où elle était. Il était fasciné par les gens d'ici. Leur tenue, leur dignité, leur sens de la vie. Toutes choses que bien peu de Corses "arrivés" leur concédaient à l'époque, et même, pour certains, aujourd'hui. Ils rejettent la richesse de cette culture au nom d'une autre – la française – dont ils n'ont d'ailleurs pas même idée, car s'ils l'avaient, ils auraient reconnu la beauté qu'ils avaient sous le nez !
- Marie, je ne vous savais pas si passionnée, dit Marcel.
- C'est que vous ne me connaissez pas, répondis-je.
- Une femme qui était ultra-élégante, dit Danièle, c'était la comtesse de Ribes, la fille de la comtesse. Sais-tu qu'elle était considérée comme une des femmes les mieux habillées du monde ?
- Oui, j'ai vu des photos ! Répondis-je. Elle avait un profil extraordinaire. Elle ressemble à certains hiéroglyphes ou à certains dessins japonais très raffinés. Je ne la connais pas, je ne l'ai jamais vue. Je suppose qu'elle doit être encore belle. De tels êtres n'enlaidissent jamais. On les repère de loin. Mais parle-moi de Mme Massigli.
- Je me souviens qu'elle avait un chauffeur, mais quelquefois, elle conduisait elle-même sa voiture, dit Danièle. Elle garait sa Jaguar noire devant la pompe à essence de Jeannot Orsini avec qui on disait qu'elle était au mieux. C'était une femme brune, les cheveux mi-longs. De loin, elle ressemblait à Jackie Kennedy.
- Ah ! dis-je, ça fait rêver. »
(...)