"Moi, Khaled Kelkal", de Salim Bachi
Dans Moi, Khaled Kelkal, son dernier roman sorti en février dernier, Salim Bachi s'empare, dix-sept ans après les faits, d'une «icône» médiatique du terrorisme islamiste que des événements récents sont malheureusement venus fortuitement réactiver.
De ce jeune terroriste d'une cité de la banlieue lyonnaise devenu à vingt-quatre ans l'«ennemi public n°1», suite à son implication dans l'attentat meurtrier de la station de métro Saint-Michel en 1995, nous ne savons pas grand chose. Et comme il fut achevé de plusieurs balles dans la tête lors de son arrestation filmée en direct par la télévision, nous ne connaîtrons jamais les raisons de ses actes.
Ce n'est pas en effet le seul témoignage recueilli par un sociologue allemand suite aux émeutes de Vaulx-en-Velin de 1979, bien avant son passage à l'acte, qui peut nous éclairer. Pourtant, de ce salmigondis à tonalité religieuse cité en exergue du livre semble émerger, à mon sens, une piste d'interprétation:
«Quand les grands savants [occidentaux] certifient» que «le Coran est la voix de Dieu», «on ne peut plus nier», affirme en effet curieusement cet adolescent fort peu pratiquant. On ne peut plus être nié, serait-on tenté d'ajouter...
Ce terrorisme islamiste auquel nous a confronté Khaled Kelkal sur le sol français ne résulterait-il pas de la conjonction de deux éléments: de cette faille narcissique et identitaire que révèle cet immense besoin de reconnaissance transparaissant dans ces propos, et de l'utilisation de l'islam par certains pour construire des mythologies fallacieuses n'ayant rien à voir avec la croyance religieuse ?
L'atmosphère infernale dans laquelle l'auteur situe cette histoire s'installe, via un champ lexical redondant, dès la scène initiale de ce livre où le terrorisme semble moins d'essence islamiste que diabolique.
Et ce sont les prisons, toutes les prisons dans lesquelles on est rejeté, humilié, abandonné, qui enferment dans des «fantasmes» et font inventer à ce héros une «nouvelle mythologie» coupant définitivement ses liens avec le monde des hommes. Khaled Kelkal est ainsi conduit, «fou de douleur et de haine», de haine de soi avant tout, à pactiser avec le diable:
«La prison: des fiançailles avec le diable»!
Dès la seconde scène, retentit en effet le «rire» de toute puissance de Mehdi qui «orchestre» la fabrication de la bombe par le héros, armant ainsi son bras comme on a armé le sien. Ce rire de toute puissance qui fera naître celui d'un désespéré, car «on peut aussi rire en étant le plus désespéré des hommes», un rire contagieux qui s'affirmera pour ce dernier comme «un suicide». L'acte terroriste de Kelkal dont le premier "je" vient alors dire sa fascination, non pour la religion de cette brute de Mehdi qui ne l'abuse guère mais pour «la seule force de [son] néant», prend en effet une tonalité nihiliste:
«En entrant en prison, j'ai prié tous les soirs pour une future délivrance. Personne n'a entendu mes suppliques. Alors je me suis rebellé contre ce Dieu qui n'entendait pas mes cris puis contre les hommes. Ils sont à une portée raisonnable,eux».
«Rire devant l'Eternel absent» : «une plaisanterie lancée à la face de Dieu»!
Salim Bachi a vécu de près le terrorisme en Algérie, ne s'échappant de la «prison» qu'est devenue aussi ce pays pour s'installer en France qu'en 1995, peu après l'affaire Kelkal, ce qui rend particulièrement intéressante son approche de ce héros.
En faisant de Khaled Kelkal un individu broyé au sort à la fois douloureux et monstrueux dont «le fil» du destin ne peut être arrêté, une «poupée ventriloque» se transformant en «ange exterminateur» pour jouer un scénario macabre écrit par un autre, par un «salaud intégral» plus que par «un croyant intégriste», ce roman rejoint les grandes tragédies antiques ainsi que celles de Shakespeare, qui emplissaient leurs spectateurs de pitié et de terreur.
Salim Bachi adopte la forme d'une tragédie en cinq parties, elles-mêmes découpées en plusieurs courtes scènes, qui lui permet de déployer une progression narrative spiralaire affranchie de la règle des trois unités, plongeant son héros dans le tourbillon d'une rivière tempétueuse dans laquelle il finira par se noyer. Cet enchevêtrement d'espaces et de temporalités, de retours en arrière et d'anticipations, révélant aussi la confusion mentale ravageant l'esprit de Kelkal à l'image de la folie dont Hamlet s'était emparé et qui finit par le gagner.
Le caractère musical de l'écriture, l'alternance de séquences haletantes au rythme saccadé et de passages lyriques de plus en plus amples n'est pas sans rappeler par ailleurs le parlé-chanté des tragédies grecques, notamment de l'Oedipe roi de Sophocle, un despote cruel faisant régner la terreur, un homme complexe aussi dont la destinée est faite de fatalité et de liberté. Et les nombreux échos littéraires, cinématographiques ou musicaux qui scandent le texte ainsi que tout son arrière-plan mythologique semblent faire choeur en commentant l'action.
Quant à faire revenir du royaume des morts un personnage qui déjà n'était plus qu'un «mort-vivant», elle semble judicieuse, le héros pouvant ainsi nous livrer à posteriori son monologue intérieur exprimant à la fois toute la confusion de son esprit et une lucidité extrême donnée par le recul. Kelkal éclaire ainsi son parcours, désireux d'en assumer l'entière responsabilité, ce que me semble notamment souligner le recours à ce "je" fictionnel qui, loin d'être le signe d'une adhésion de l'auteur aux propos de son héros, accroît la puissance de ce roman. Car la revendication dérisoire du «Moi» résumée par son titre choc donne en effet à ce parcours devenu monstrueux une dimension encore plus tragiquement humaine dans le contexte de la manipulation dont Khaled Kelkal fut l'objet et de la brièveté de sa vie.
Même si elle commence par donner à voir l'attentat comme une vision infernale dépassant l'entendement, et si l'on trouve ça et là quelques images poétiques très colorées, l'écriture de ce roman est bien moins visuelle que musicale. Dans Moi, Khaled Kelkal, Salem Bachi s'attache en effet particulièrement à la musique, tant à l'alternance des rythmes qu'à la texture-même de la langue, au tissage de multiples résonances.
Une partition magistralement composée, brillante mais pas gratuite car elle vient épouser la trajectoire d'un héros plongé dans la nuit, d'un héros rendu aveugle au monde qui l'entoure dont il ne semble souvent percevoir qu'une rumeur «sourde et métallique» rejoignant de manière inquiétante le martèlement incessant des pensées qui se percutent dans son esprit. Un héros plus à l'écoute de ces chants intérieurs qui le galvanisent ou l'emportent dans des délires douloureux ou des rêves terrifiants.
Les phrases, tantôt sèches et incisives, courtes et souvent elliptiques, s'allongent de plus en plus, finissant par occuper des scènes entières comme de longs poèmes quasiment dépourvus de ponctuation, l'auteur accumulant les «et», usant des espaces et des retours à la ligne, et intégrant les dialogues sans tirets.
Et le texte avance en s'enroulant, répétant des formules comme des refrains, reprenant même de longs passages. Rien ne semble pouvoir rompre cet élan, un élan qui en se fragmentant redevient tumultueux (lors de la traque du héros dans les bois notamment), puis repart dans des divagations de plus en plus délirantes. Le héros semble ainsi se dédoubler avec ce Khalid ibn Walid, surnommé par Mahomet « le glaive de l'islam», qui a donné son nom à la mosquée où prêchait l'imam Sarahoui dont l'assassinat, pourtant antérieur, reprend ce fameux «finis-le, finis-le» enregistré lors de celui Kelkal.
Salim Bachi use, comme à son habitude des vastes ressources des mythes et des contes de fée, élargissant, multipliant à l'infini les réverbérations de son texte. Et il recourt ici à une très riche palette hétéroclite de citations tronquées, faisant sonner quelques vers de poèmes ou de chants connus, intégrant des titres de livres, de films et de chansons ou des répliques célèbres...
Moi, Khaled Kelkal n'est pas un témoignage. Ceux qui veulent se documenter sur cette affaire qui dépassait de beaucoup la trajectoire individuelle de ce jeune de la banlieue française et concernait toute une cellule terroriste, peuvent consulter la chronologie qui se trouve à la fin du livre.
Fidèle à l'esprit de la collection "Ceci n'est pas un fait divers", ce roman est avant tout un objet littéraire. Et il me semble utile à ce propos de lever toute ambiguïté: Salim Bachi ne s'est pas approprié un nom pour nourrir un roman, il est venu au contraire, grâce à son travail littéraire, nous rappeler que ce nom était bien celui d'un homme, d'un très jeune homme que la conjugaison de la fatalité et de sa propre volonté a conduit à commettre des actes monstrueux.
Le recours à la fiction et un travail approfondi de la forme, de la structure narrative et du style, ont ainsi permis à l'auteur d'élever la genèse d'un terroriste à une dimension mythique universelle. Et, rattachant cette histoire individuelle à des conflits d'intérêts et de pouvoirs qui la dépassent et, depuis tout temps, régissent le monde des hommes, il balaye par la même occasion cette idée simplificatrice nocive de choc des civilisations dans laquelle beaucoup, de part et d'autre, auraient intérêt à nous enfermer.
La littérature remplit ainsi sa fonction émancipatrice en nous permettant d'échapper aux barreaux de nos prisons mentales.
Moi, Khaled Kelkal, Salim Bachi, Grasset, février 2012, 136 p.
Pour prolonger :
Voir le compte-rendu de la rencontre avec l'auteur aux Cafés Littéraires de Montélimar à propos de ce livre :
Rencontre avec Salim Bachi, (Montélimar,06/10/12)
Voir l'analyse de son magnifique premier roman : "
ou de sa biographie fictive du jeune Camus : "Le dernier été d'un jeune homme"
Biographie et bibliographie :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Salim_Bachi
EXTRAITS :
I
p.19/21
(...)
Khaled, le train arrive.
J'acquiesçai, je le voyais à peine, mais je l'entendais. Ce bruit sourd et métallique. Digne d'une forge immense où aurait oeuvré un boiteux divin. Je pensais à l'homme qui voulut égaler les dieux et se brûla et tomba comme l'éclair. ICAR. Notre RER. Les portes s'ouvrent, nous montons; nous jouons des coudes pour ne pas être bousculés.
Fais attention, elles peuvent...
Mehdi ne dit rien de plus. Il ne voulait pas être pris par le flot imbécile des retardataires, des angoissés, des fous et des saints qui parlent aux anges et reçoivent pour réponse des claques imaginaires. La ville sécrétait son enfer et le peuplait de ses damnés. Ils se laissaient piéger comme des enfants. A propos. Y en avait-il dans la rame? Trop de monde pour savoir. Mehdi, lui, s'était déjà installé au fond, sur les fauteuils en skaï bleu. Il avait placé son sac entre les jambes. Il me fit signe de le rejoindre.
On va essayer de les placer sous le siège.
Impossible. Pas devant tout le monde.
Personne ne regarde personne. Les gens sont déjà morts. C'est le châtiment de Dieu.
J'ai failli éclater de rire. Le châtiment de. N'importe quoi. Notre volonté. Rien d'autre. Mais il ne fallait pas le contredire. Surtout pas. Il aurait pu m'exclure. Comme au bon vieux temps des purges staliniennes. Un procès en bonne sorcellerie. Khaled Kelkal coupable de tous les chefs d'accusation. Hérésie. Dressez haut la poutre maîtresse charpentier. Pendu. Brûlé. Jeté dans une fosse avec le sourire. Kabyle. D'une oreille à l'autre. Ensanglantée. Voyage au bout.
Un tunnel. Maintenant, Khaled. Vite.
On glisse les sacs sous le siège. Les deux ensemble, l'un contre l'autre, comme de terribles amants. Le train finit par ressortir à la lumière. Il faut attendre à présent. Une longue patience. Quelque chose de plus angoissant que les nuits passées en prison, seul comme un pauvre chien dans sa cellule.
(...)
V
p.112/114
Je traînais dans la cité, entre les murs gris, sur les pelouses dévastées, je m'en allais crever sous un ciel vide pendant que les autres lascars me congratulaient pour mon digne séjour en taule, le grand frère avait pris du galon et les gamins le prenaient à témoin pour leurs querelles imbéciles puis écoutaient son jugement de Salomon alors que je n'étais qu'un voyou perdu pour la France dont la vie s'en allait en lambeaux
je me serais suicidé s'il n'y avait eu ce dernier voyage à Mostaganem, poussé par mon père et ma mère, ils voulaient que j'échappe aux émanations délétères de la cité, arrête de traîner en rond, ils m'ont payé un billet d'avion pour Oran puis j'ai pris un taxi jaune pour Mostaganem
un de ces taxis qu'affectionnent les blédards parce qu'ils sont solides et vastes
oiseaux des mers
qui suivent indolents compagnons de voyage
le navire glissant sur les gouffres amers
et je ne pensais plus à rien pendant que le taxi se traînait sur la route longue comme une vie et pourtant j'étais heureux et fier d'échapper à la cité, loin de mes parents et amis qui me ramenaient toujours à mon expérience de prisonnier alors que je ne voulais plus entendre parler de cette ancienne existence
et j'avais abandonné mon enfance et mes illusions en sortant de ma cellule, j'avais délaissé ma peau de serpent sur mon lit de métal rien dans les poches mains vides et tête farcie de théories subtiles sur les raisons du déclin de l'Orient mon mirage que je ne connaîtrais jamais et qui me hanterait comme Grenade avait du hanter les Andalous sur le chemin de l'exil au son des
CARAVAN
et elles s'établissaient siècle après siècle aux marges de l'Empire, au Maghreb, emportant avec elles leurs songe de grandeur transmis de génération en génération comme un chant lointain, une musique de jazz, un refrain andalou, un diwan que les cheiks enseignaient à leurs disciples, mode après mode, heure par heure, mais ces journées musicales se perdaient elles aussi dans les vestiges du jour et les ruines sonores où s'élève parfois un chant atroce, à la limite du cri
lamentation terrible qui vous retourne les entrailles
chant profond
CANTE JONDO
de nos mémoires tissées de mythes et de rêves tels ces oiseaux étranges huppe et paon dont les ailes se déploient pendant les nuits de pleine lune pour jeter sur le monde des éclats noirs et des bruissements comme autant de vagues qui s'éteignent en crissant sur les osselets des rives
(...)