"Mort et vie de Lili Riviera", de Carole Zalberg

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Mort et vie de Lili Riviera", de Carole Zalberg

Mort et vie de Lili Riviera était depuis longtemps épuisé et on ne peut que se réjouir de sa récente réédition dans la collection Babel.

Cette fiction fut initiée par la mort précoce de Lolo Ferari, une star du porno qui, encouragée par son mari et manager, ne subit pas moins de vingt-cinq opérations de chirurgie esthétique pour devenir à force d'implants et autres remodelages un objet de désir : une créature de fantasme.

Carole Zalberg s'intéresse à la thématique de l'amour et du désir, de la séduction, aux effets destructeurs ou salvateurs du regard et des mots de l'autre sur l'image de soi, s'interrogeant souvent dans ses livres sur l'endurance et la force des individus  mais aussi sur leur fragilité face à la vie. Une auteure qui aime notamment écrire sur les femmes pour empêcher qu'on les juge. Aussi n'est-on  pas étonné qu'elle se soit emparée de ce sujet limite.

Avec une profonde compassion, elle invente donc un conte pour «tailler encore de haut en bas dans ce corps-là» et «délivrer la petite fille en pleurs à l'intérieur». Et, tout en voulant sauver l'âme innocente de Lili Riviera, elle cherche à comprendre comment les rêves d'une petite fille ordinaire à l'aube de sa vie adulte peuvent se muer en un tel acharnement destructeur. 

 

Fragmenté en de nombreux petits chapitres, ce roman aéré au ton juste et d'une grande sobriété d'écriture se lit d'une traite, emportant le lecteur dans son phrasé musical avec beaucoup de naturel. Il est néanmoins doté d'une structure narrative très élaborée qui participe aussi du sens.

Entre un bref prologue annonçant le projet salvateur de l'auteure et une rapide conclusion revenant au seul personnage qui avec elle pleurera l'héroïne, le récit part de la mort de Lili Riviera, s'encastrant entre deux courts chapitres qui lui sont consacrés : découverte par les pompiers du corps inanimé de Lili dans son appartement ravagé et, pour tout hommage, un rapide article nécrologique retraçant la carrière de «la Femme aux plus gros seins du monde» et reprenant les paroles de Francky, son ancien compagnon et agent, qui avait découvert le corps et alerté les secours.

L'auteure semble de cette manière ouvrir  le cercueil où repose la dépouille déformée de la star pour y rajouter le récit de sa vie gâchée, un long récit compatissant remontant à la naissance de Lili et compensant ce résumé lapidaire et lacunaire conforté par son mentor qui fut aussi son mauvais génie. Après vingt ans de vie commune, ce dernier s'était lassé en effet de cette femme-objet déprimée au corps douloureux quand, l'engouement pour les attributs hors normes de la poupée qu'il avait contribué à fabriquer avec un chirurgien cupide s'estompant, elle ne lui assura plus le même train de vie. Et avec la force de ce regard bienveillant qui jamais ne condamne - celui qui a toujours manqué à la petite fille - Carole Zalberg érige ainsi avec ses mots un doux tombeau, afin que Lili Riviera puisse reposer en paix.

 

Après un apprentissage innocent mais déjà problématique de la séduction en tant qu'écolière, c'est à l'adolescence que va s'amorcer le destin tragique de l'héroïne. «L'apparition des formes» et l'exposition soudaine au désir sexuel de l'autre nécessitent en effet à cette période une réinvention de l'image de son corps difficile à gérer sans de solides repères narcissiques. Des repères qui firent défaut à Lili, le manque d'amour de sa mère et la faiblesse de celui de son père ayant détruit chez elle toute estime de soi, la livrant, la soumettant à la brutalité des désirs dominateurs masculins et renforçant alors dégoût de soi, peur et sentiment de culpabilité...

D'une plume tendre et sensible, l'auteure conte le parcours de cette petite fille sage et fragile, un parcours qui se mue en dérive à l'adolescence. Et elle y entremêle un autre récit à la chronologie inversée - scandant à rebours les derniers moments du calvaire de Lili - qui viendra rejoindre le premier au moment-clé précipitant sa fin : l'abandon de Francky. Un double récit tressé d'une guirlande de mots simples et purs comme ceux de la petite fille qu'était Lili, les paroles grossières, dégradantes, n'émanant que de la bouche ou de la pensée de ceux qui s'employèrent à l'avilir. 

Carole Zalberg déconstruit ainsi touche à touche cette «oeuvre folle des bistouris», ce corps réinventé en objet sexuel pour exercer un pouvoir sur les hommes, cachant la détresse et la honte de Lili. Une déconstruction fictive qui a le mérite de pouvoir changer le regard sur le réel, transformant l'indifférence ou le dégoût, le rejet, en compassion.  

Et si Mort et vie de Lili Riviera  explore la face noire du désir et les ravages causés par le manque ou l'insuffisance d'amour, L'invention du désir exaltera quelques années plus tard sa face lumineuse : le désir amoureux.

 

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     Photo de Melania Avanzato

Mort et vie de Lili Riviera, Carole Zalberg, Phébus, 2005, Actes Sud, Babel, janvier 2014, 155 p.

 

 

A propos de l'auteure :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Carole_Zalberg

 

 

EXTRAITS :

 

p. 9/10

 

 

Ce serait un conte.

 

On retrouverait le corps sans vie de Lili Riviera.

Son visage et ses reliefs improbables, oeuvre folle des bistouris, luisant comme une cire tiède dans la pénombre.

Ses seins énormes flottant bêtement; non plus des masses chaudes qu'on aurait voulu caresser, masser, soupeser, mais deux ballons perdus sur l'océan satin des draps.

Sa taille étranglée, étouffante à regarder.

Ses hanches à l'arrondi retouché pour tenter des milliers de mains : relâchées maintenant, molles et seules.

Son pubis, un galet lisse : le seuil qu'elle avait voulu prometteur. Inchangé, lui. Troublant sans doute pour qui pouvait l'être.
Ses jambes bizarrement serrées cependant. "Rideau!" semblaient-elles annoncer au monde qu'elles laissaient avec ses désirs ballants.

Le rouge sang des ongles, pétales de vie incongrus.

Ce serait un conte et l'on pourrait encore tailler de haut en bas dans ce corps-là. Délivrer la petite fille en pleurs à l'intérieur.

 

p.31/32

 

En même temps que les joies du réfectoire, l'école avait offert à Lili un autre cadeau merveilleux. Très vite, en effet, elle constata qu'elle plaisait aux garçons, d'une manière douce et respectueuse. Elle qui, quand elle prenait la peine de se regarder, se trouvait absolument quelconque, presque masculine avec ses cheveux très courts et ses hanches étroites, entraînait dans son sillage et depuis la maternelle un cortège de prétendants. Cela ne cessait de l'étonner : le contraste était tel entre sa transparence malgré tout dérangeante au royaume de sa mère et ce rayonnement hors de chez elle qu'elle ne parvenait pas à y croire tout à fait. C'était à cette époque que le sentiment d'imposture avait commencé à la tenailler. Olga et son mépris la tiraient par les pieds quoi qu'elle fasse, quoi qu'elle réussisse. Et ce sentiment jetterait toujours une ombre sur ses victoires. Lili vivait dans la terreur d'être démasquée : elle s'attendait à ce qu'à un moment ou à un autre son dernier amoureux en date s'aperçut qu'elle n'était pas jolie. (...)

 

p. 149

 

 

Rien que pour obtenir ce tour de poitrine insensé qui apporterait à Lili le succès et les souffrances que l'on sait, le Dr Z., très inspiré, concentré sur la prouesse et dédouané par la complicité folle de son champ d'expérimentation, devrait opérer à quatre reprises. Il en profitait toujours pour apporter des retouches à son oeuvre : faire l'oeil plus frisant, la bouche bien goulue, la taille extra-fine et la fesse africaine. Il exultait à sculpter ainsi le vivant.

Francky se frottait les mains. Il avait de moins en moins envie de la poupée gonflée qui partageait sa couche mais il semblait que tous les autres hommes de la terre la désiraient. Peut-être ne l'auraient-ils pas voulue dans leur lit cependant, mais ils étaient repus à la seule idée de la palper, de la manipuler, de soumettre cette chienne en chaleur à leur volonté. Ils payaient pour la mater, l'insulter, dire ce qu'ils rêvaient de lui faire. (...)

Publié dans Fiction

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R
Je n'ai pas aimé ce livre qui m'a mis très très mal à l'aise. On y nage dans le sordide à un tel point que je n'y ai pas trouvé d'intérêt.
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E
La belle écriture respectueuse et compatissante de C. Zalberg réussit justement pour moi à transcender ce sordide ! Mais chacun ressent un livre à sa manière ...
U
<br /> Je ne connaissais pas du tout ce livre, mais il me tente beaucoup... il fera sans doute partie de mes prochaines acquisitions. Merci pour cette découverte !<br />
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