"Myra", de Maria Velho da Costa
Myra, le dernier livre de Maria Velho da Costa n'est ni un récit psychologique ni un roman réaliste, le seul personnage doté d'un peu d'épaisseur y étant un chien et l'auteure s'y attachant surtout à mettre à distance la réalité, une réalité «insupportable» dépassant «l'illusion». C'est une fable terrifiante où la méchanceté des hommes surpasse celle des animaux, une histoire de «peur affrontée dans des bras aimants» destinée aux adultes, semblable à celle que «l'on raconte aux enfants avant de leur donner un baiser pour qu'ils dorment, viatique lumineux qui efface les monstres sous le lit».
Le premier chapitre s'ouvre sur l'héroïne, Myra, une jeune émigrée russe à peine pubère, arrachée à la misère de l'Est et à la douceur d'une grand-mère pour gagner l'Ouest sans qu'elle y trouve le bonheur. Bête rendue féroce par les mauvais traitements, elle s'est enfuie de Capara et, terrassée par la peur, le froid et la faim, se retrouve acculée à l'océan avec pour seul horizon «la mer et le ciel», «comme une seule vague dressée pour recouvrir la terre». Mais, dès ce premier tableau prémonitoire placé sous le sceau de la mer et de la pluie, elle rencontre un Pitbull dressé pour tuer par des voyous qui l'ont abandonné agonisant. Deux corps blessés, deux âmes-soeurs qui deviendront inséparables jusque dans la mort.
Maria Velho da Costa nous entraîne dans l'errance de ses deux héros à travers le Portugal dans une sorte de petite épopée mythique universelle semblant répondre avec humour à celle de Luis de Camòes 1). Et son héroïne qui cherche son chemin vers la lumière du Sud, changeant sans cesse son nom et celui de son double, inventant leur histoire, pour tenter de tromper son noir destin sera finalement, inéluctablement, entraînée vers le Nord. «Les miracles sont comme le vent, et le vent souffle où il veut» , Myra a beau se «signer à la russe», le combat contre le mal est perdu d'avance...
1) L'auteure se réfère constamment au poète portugais Luis de Camòes, célèbre pour sa grande épopée : Les Lusiades
http://www.bibliomonde.com/livre/lusiades-les-1113.html
Maria Velho da Costa enchaîne sur un rythme intense les images d'un monde en déclin, ménageant néanmoins quelques pauses car «dans toutes les histoires il y a toujours un voile de paradis». Les paysages crient et pleurent, seuls à pouvoir exprimer la douleur, et la violence contraste avec l'éden rêvé, le paradis quitté, ce royaume lumineux et luxuriant, cet «abri pour grandir» dans lequel un beau métis vêtu de blanc entraînera l'héroïne. A la fois prince charmant et ange compatissant, ce double messager prénommé Gabriel Orlando 2) l'initiera alors au mal et à l'amour avant que leur destin s'accomplisse.
Dans ce roman fait de "bric et de broc" où l'auteure entrelace toutes les histoires, réelles ou inventées, se côtoient des personnages hétéroclites semblant échappés d'un magazine, d'un livre ou d'un film dont ils reprennent souvent les répliques à moins qu'ils ne s'expriment par aphorismes. Et Maria Velho da Costa nous fait entendre des voix multiples, alternant des langues variées et jouant sur de nombreux registres, humoristique et familier, métaphorique et symbolique. Voix des animaux dialoguant entre eux ou avec leur maître, «voix enfouies dans la mémoire », voix d'un vieux sage aveugle ou de jeunes voyous , voix d'un bel ange mutilé, sacrifié, détenant la clé de la vie, qui semble résonner comme un double hommage à Maria Llansol 3) et à Pasolini 4)...
2) Un double prénom faisant bien sûr référence à l'ange annonciateur mais aussi , me semble-t-il , au héros androgyne du roman de Virginia Woolf
3) Maria Gabriela Llansol, écrivain et poète portugaise morte en 2008 : link
4) Outre la référence appuyée à Salò* ou les 120 journées de Sodome, le personnage-même de Gabriel Orlando semble un hommage touchant à Pasolini :
* http://fr.wikipedia.org/wiki/Sal%C3%B2_ou_les_120_Journ%C3%A9es_de_Sodome
Myra est un livre d'une facture originale qui se lit avec plaisir, un livre empli de dérision dans lequel l'auteur convie tout le patrimoine culturel universel , un exercice de style avant tout. C'est aussi une fable baroque aux accents très "russes" proposant une vision du monde et de la nature humaine plutôt pessimiste . Une fable plus sombre que lumineuse, drôle et touchante mais quand même un peu appuyée, les éléments disparates de ce patchwork semblant reliés - loi du genre - par un fil bien démonstratif. Et la surabondance de citations et de références finit par introduire un aspect un peu trop artificiel.
Myra, Maria Velho da Costa , La Différence octobre 2010, 227 p., traduit du portugais par Maria do Carmo Vasconcellos ( et paru en langue originale en 2008 )
Biographie et bibliographie de l'auteur :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Maria_Velho_da_Costa
EXTRAITS :
p.13/14
(...)
Myra plaça l'eau devant le chien. Avec un râle de taureau mis à mort , il se leva et se laissa approcher. Il but, la queue témoignant de sa reconnaissance, comme s'il souriait. Puis il lécha l'un de ses pieds nus, la cheville crasseuse, la coulée de sang sec. Myra posa sa main sur son encolure épaisse avec douceur et détermination.
- Nous sommes fait l'un pour l'autre, Rambo. Ruse et force, ruse et force. Je dirai que je t'ai trouvé sur la route, que tu es précieux. Il faut fuir maintenant avant qu'ils n'arrivent, nous dénicherons bien un endroit, tu verras. Il y a toujours plus méchants que les méchants.
Elle se nettoya avec sa culotte et de l'eau de pluie qu'elle fit ensuite couler sur les plaies du chien qui se laissa faire. Tout en chantant la chanson du chemin de Zagorsk, la ville aux sept basiliques, où elle était allée avec sa grand-mère boire de l'eau sainte, rendre grâce pour le miracle qui allait les séparer,
Nous allons par les vallées
nous allons par les vents
nous allons par les mers
nous allons par les glaces
par l'intérieur de l'oeuf,
sur le dos de la carpe
jusqu'au royaume des cieux.
Elle détacha d'un geste vif la chaîne du chien et ouvrit à deux mains la porte grinçante sur la nuit et le grondement de la mer basse, noire et frangée de blanc. Il ne pleuvait plus, la lune s'était levée et, au loin, on distinguait les lumières de Caparica, la ville nouvelle.
- Allons-y, Rambo, avant qu'ils n'arrivent, répéta Myra dans un portugais de bon aloi. Allons-y , petit frère, dit-elle en russe.
p.34/35
(...)
- Il vaut peut-être mieux abattre le chien, l'endormir une fois pour toute, dit Mafalda, employant l'euphémisme en usage chez les vétérinaires dans le pays où les animaux sont plus aimés que les gens , Put it to sleep.
- Et la gamine ? D'ailleurs il obéit mieux, maintenant. Je lui dis Komm mal hier, Kaiser et il vient tout de suite en rampant.
- Tous les chiens obéissent mieux à l'allemand. Et la gamine n'est plus tout à fait une gamine. Elle a de la poitrine et la jambe galbée. Maligne comme un singe. Elle cite Camòes à tout propos - «les temps et les désirs qui changent 1)». Elle a regardé la vidéo d'Ivan le Terrible sans broncher, pas surprise pour un sou et indifférente à la cruauté. Les temps et les désirs changent, surtout les miens. Si on abat le chien en douce, elle comprendra. Elle se soumettra à la puissance. Lui ou la police, un jour ou l'autre. Elle est fine comme l'ail. Et elle en connaît déjà un sacré bout . Il y a des gens improbables comme elle dans le monde – des monstres.
- A la potence ? Je connais ça, Mafalda, la corde au cou qui fait craquer la troisième cervicale et gigoter les jambes quelques minutes. J'ai déjà vu ça.
- Pas de grands mots, Kleber et cesse de t'apitoyer sur ton sort. C'est un mauvais penchant romantique , très germanique. Je connais votre histoire alors que celle de Sophia est indéchiffrable.
- Peignez-la avec un museau de chienne sauvage, elle finira par vous mordre les mollets. Pourquoi les jambes des putes sont-elles parmi les dernières choses qu'on voit quand on les regarde de dos ?
- Voilà maintenant l'Autrichien obscène et méditatif philosophant sur les jambes. Pute? Je suis une bête de somme qui nourrit une bande de faibles et d'incompétents. Arrêtez de boire. Le vin est le refuge des imbéciles ou des intelligents ratés , ce qui revient au même.
- Incompétent, incapable de compétition. Voilà un mot qu'on devrait considérer comme obscène.
- Trève de réthorique et d'étymologie, Ernst. C'est pathétique.
(...)
1) Luis de Camòes, Sonnets
p. 110/111
(...)
Dehors l'ouragan, les eaux et le bois fouetté par le vent , rugissaient. La maison blanche ne bougeait pas, enfoncée dans la terre, dans le sous-sol le plus profond, le roc vivant, elle tenait ferme entre la mer et le magma.
Comment pourrait-elle imaginer le fuir, et fuir la maison sûre ? Fuir avec le chien, errant de nouveau. La peur efface-t-elle l'amour, ne laissant place qu'aux seuls contours du corps ?
- Oui, elle efface, dit la grand-mère, mémoire des mémoires ou pure invention. Oui, elle efface, c'est là le crime de la peur, elle efface les autres de ton corps. Si ton grand-père était tombé mort devant moi, j'aurais ramassé sa béquille et j'aurais suivi celui qui le précédait, par «les vallées et les vents» de neige , avec les casseroles et le samovar sur mon dos et ta mère encore fillette, la chair de ma chair, dans mes bras.
Et Rambo, pensa Myra, en accrochant les boucles d'oreille en onyx noir qui s'harmonisaient avec la robe coquelicot bordée de petites perles et les mules noires, presque plates, de la frangine, vraie ou fausse, dont la photo était fixée au mur. Et le chien ?
Rambo est la chair de ma chair. Rambo c'est moi.
Et, délivrée de sa peur, elle rit de se voir si belle en ce miroir, en train de se préparer pour la fête, malgré la menace d'une possible hécatombe.
Rambo, roulé en boule dans le panier matelassé, avec Brunhilde entre les pattes qui jouait au chaton apeuré, leva la tête, mais il la laissa partir sans la suivre.
- Je suis Rambo , dit Myra à voix haute avant de quitter la chambre.
Le chien sourit et haussa ses épaules de chien. Il était encore effrayé par ce qui se passait au- dehors, qui échappait aux humains, à elle. Elle n'avait pas besoin de lui pour l'instant.
Les voix enfouies dans la mémoire affleurent très vite, aveuglantes comme le rayon vert. Myra entendit celle de sa vicitime Mafaldinha, parlant d'elle avec Kleber, la dernière nuit.
- Seuls les enfants, les gays et les vieux aiment les animaux de cette façon passionnée et puérile. C'est malsain.
- Et les génies, Mafalda. Rappelez-vous Nietzsche embrassant le cheval roué de coups. (...)