"Naissance d'un pont", de Maylis de Kerangal

Publié le par Emmanuelle Caminade

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Naissance d'un pont, livre très ambitieux et couronné à juste titre par le prix Médicis en 2010, s'affirme comme «une expérience neuve» menée par Maylis de Kerangal, un jeune écrivain qui n'hésite pas à «courir son risque» à l'instar de son héros Georges Diderot, maître d'oeuvre du chantier de ce pont.

C'est l'histoire de la construction d'un pont suspendu devant enjamber un large fleuve pour relier Coca, ville moderne imaginaire de Californie, à la rive qui lui fait face, domaine d'une profonde forêt où tente encore de survivre une poignée d'Indiens. D'un côté cette nouvelle Dubaï, prolifération de tours étincelantes se dressant vers le ciel telles des flèches de cathédrales laïques, reflets démultipliés de ces empires industriels multinationaux qui uniformisent la planète, de l'autre une «zone noire close», règne de la forêt primitive. Deux «paysages» extrêmes, deux temps extrêmes que le maire de Coca, le bien nommé Boa dont la volonté de puissance ne connaît plus de limites, va tenter de faire relier par ce gigantesque pont, partant ainsi à la conquête de l'espace pour mieux marquer son temps. Et de ce chantier, de cet espace-temps condensé, va surgir un «troisième paysage»: un pont pour «traverser la vie en la crochetant de tous côtés».

«Une multitude s'avance donc vers Coca , tandis qu'une multitude l'escorte».

Des concepteurs aux réalisateurs de ce chantier «titanesque», de «l'équipe du pont» aux ouvriers de toutes qualifications et aux plus humbles manoeuvres, sans compter tous les métiers et les activités annexes qui viennent se greffer sur ce chantier, c'est toute une humanité qui est mobilisée dans cette aventure commune, des hommes et des femmes de diverses nationalités et couleurs et de différentes classes sociales qui apportent chacun «leur pierre à l'édifice».

Et ce livre braquant ses projecteurs sur les multiples aspects techniques et humains de cet immense chantier immergé dans la réalité d'un lieu et dans l'actualité d'un temps devra aussi prendre la mesure de ce lieu et de ces hommes pluriels en faisant des incursions dans leur passé.

Naissance d'un pont s'avère ainsi une métaphore de ce monde moderne dont tous les personnages sont les «acteurs» mais aussi, plus largement une métaphore de l'aventure humaine, de la vie, de ce passage - de ces passages - d'une rive à l'autre du Styx (1).

1) Fleuve légendaire qui dans l'Antiquité séparait le monde des vivants de celui des morts

 

Ce roman naturaliste de grande envergure dont l'«étoilement arachnéen» piège la vie dans sa violente intensité prend une dimension plus vertigineuse encore car Maylis de Kerangal joue, comme l'annonce la citation de Borges en exergue du livre, sur le rapport de la fiction à la réalité dans une fascinante mise en abyme. Nous sommes conviés à une double aventure, celle du chantier d'un pont mais aussi celle du chantier du livre, l'auteure semblant y prendre également plaisir à «travailler le réel» à la «culotte des choses» pour le transcender, cherchant à «métamorphoser la matière».
La vie semble alors un roman mais, curieusement, un roman se déroulant sur une sorte d'écran géant, comme si le lecteur, le spectateur ne pouvait réussir à saisir, à «toucher cette vie obscure» qu'une fois projetée à la lumière. Un roman dont les nombreux personnages sont des acteurs mis en scène par Maylis de Kerangal, un écrivain dont on ne sait plus trop d'ailleurs si elle écrit ou réalise un film réglé par ses soins dans les moindres détails techniques. Entreprise mégalomane d'une démiurge supervisant son chantier d'amont en aval tout en s'amusant à nous livrer son "art romano-cinématographique" par la voix de plusieurs protagonistes, et surtout de deux d'entre eux dotés d'un patronyme particulièrement significatif : Georges Diderot, héros hors normes qui ouvre le roman, le «bridgeman», le maître d'oeuvre qui organise «tous ces petits coups de canne» d'une humanité aveugle, ce «gigantesque tâtonnement» qui «ressemble à la vie», et Summer Diamantis, responsable de la centrale à béton, «Miss béton», qui veille à l'élaboration de la matière et coordonne l'approvisionnement des multiples secteurs du chantier. Deux héros qui ont la «fragmentation au coeur de leur travail», et oeuvrent pour «tenir ensemble» «toutes ces vies, ces territoires»...

 

Le sujet de ce roman, c'est donc la vie que Maylis de Kerangal essaie d'embrasser simultanément au travers de l'histoire réaliste du chantier d'un pont érigée en métaphore puissamment symbolique, et de la forme-même de son roman.

L'auteure tente de traduire, d'interpréter cette gigantesque pulsion vitale en unifiant une multitude d'éléments disparates dans une dynamique épurée d'une extrême intensité. Et pour ce faire elle combine, entre autres, techniques littéraires et cinématographiques dans une écriture riche et novatrice, revendiquant ostensiblement cette tentative audacieuse. Son héros évoque bien sûr assez explicitement Diderot (2) qui , outre d'avoir été ce "nouveau philosophe" coordonnateur d'un vaste projet encyclopédique tendant à tout englober et réhabilitant les arts mécaniques dans une idéologie "progressiste", modernisa également le roman, notamment en recourant à la mise en abyme et à de nombreuses digressions. Et elle nous rappelle aussi, semble-t-il, Roger Diamantis, ce "formidable passeur du cinéma"(3) d'art, et surtout d'essai, ayant lancé les films de nombreux jeunes auteurs de notre temps. Sans compter ses innombrables clins d'oeil au cinéma (4), par la voie d'un champ lexical très développé.

2) http://fr.wikipedia.org/wiki/Denis_Diderot

3) http://fr.wikipedia.org/wiki/Roger_Diamantis

4) et même plus largement au spectacle ( théâtre, opéra)

 

«Frittage électrique, réconciliation, fluidification des forces»

 

Naissance d'un pont retrace une épopée humaine vers une sorte de frontière, où se combinent le souffle haletant des grands films d'aventure américains hauts en couleurs et l'accumulation sèche de précisions techniques plus proche d'un rapport établi par l'administration des Ponts et Chaussées, c'est un récit qui se tend, s'étire entre des forces contraires dans un mouvement alternatif et même simultané d'accélération, de raccourci, et de dilatation, d'allongement. L'auteure, de son «pupitre qui lui fourgue  du bout des doigts une force démentielle», réglant tous les détails «pour faire levier» avec la précision millimétrique d'un grutier.
Une ligne narrative principale suit les grandes étapes de la construction du pont avec toujours en vue l'aboutissement du projet, une ligne elliptique pour avancer plus vite qui repart paradoxalement en arrière pour reprendre ce qui avait été sauté! Un même jeu de ressac semble s'opérer sur les temporalités avec un temps de base au présent, vivant, vibrant, dynamique, sur lequel se greffent des recours au passé, puis au futur comme pour rattraper plus vite le présent. L'auteure utilise par ailleurs de très nombreux participes présents et infinitifs dans des accumulations et des répétitions  donnant du rythme à la dilatation de ses phrases.

Et ce "montage" narratif tient parfaitement grâce au souffle de l'écriture qui le cimente, une écriture nerveuse, elle même à la fois très elliptique (5) et digressive (6), répétitive (7), une écriture puissante et bouillonnante qui semble tout avaler sur son passage, tout araser.

«Frittage électrique, réconciliation , fluidification des forces», c'est bien «ça le travail» de Georges Diderot comme celui de Maylis de Kerangal sur ce double chantier!

5) Beaucoup d'ellipses grammaticales (élision notamment des pronoms sujets et des déterminants) viennent accélérer le mouvement d'accumulation des verbes et des groupes nominaux

6) Des digressions s'étalant dans des incises (parfois avec des incursions directes du narrateur), mais aussi dans des fragments de texte assez longs.

7) Beaucoup de répétitions de formules stylistiques  viennent allonger l'instant tout  en l'accélérant dans un mouvement rotatif

 

Une écriture cinématographique

 

Maylis de Kerangal semble avoir dans ce livre une vision cinématographique du monde qui, outre un lexique récurrent , transparaît surtout dans le montage de ses séquences et de ses plans. Elle ne se contente pas d'employer une technique narrative (ellipses et flashes-back) commune à la littérature et au cinéma, deux langages pourtant hétérogènes. Mais sa technique descriptive joue sur les angles de vue et les mouvements de caméra (champ et contre-champ, travelling panoramique, zoom, plongée et contre-plongée ...). On passe sans cesse du général au particulier dans une sorte de balancement entre élargissement et resserrement, l'auteure alternant de larges plans d'ensemble embrassant l'immensité du chantier ou de la ville, du ciel ou de la forêt, et des plans rapprochés se focalisant sur certains lieux et personnages, les individualisant tour à tour au moment où ils s'apprêtent à jouer un rôle précis, essentiel dans l'action. Elle braque alors ses projecteurs sur eux pour les faire émerger de l'ombre et apparaître à la lumière, les suivant en «poursuite» dans leurs déplacements.

Et cette lumière sculpte les corps, les rend palpables, l'écriture rapide (8) de Maylis de Kerangal captant de manière rapprochée  chaque geste significatif, chaque détail révélateur de la silhouette ou du visage (forme, matière, couleur), l'auteure se montrant attentive aux costumes, aux coiffures ou maquillages, à la texture même de la peau.

Par ailleurs, cette écriture très visuelle – renforcée par de nombreuses images qui se démarquent de la pratique littéraire habituelle en mêlant constamment le trivial et le poétique -, s'accompagne aussi, comme au cinéma, d'un travail approfondi de la «bande-son» rendant très présent ce bruyant chantier, avec un soin particulier apporté aux bruitages. Et si ses personnages ne parlent pas beaucoup ou voient leurs quelques paroles totalement intégrées dans le récit, Maylis de Kerangal nous fait entendre leur «cacophonie interne», tout ce qui palpite en eux, traduisant leurs émotions de manière viscérale.

8) Souvent grâce à des effets de raccourci produits par l'omission des déterminants dans les accumulations d'adjectifs, de noms ou groupes nominaux, et amplifiés par un lexique inventif novateur (des adjectifs notamment) ou des comparaisons très parlantes faisant surgir, avec une grande économie de moyens, des images très fortes ...

 

Une langue omnivore

 

Maylis de Kerangal bouscule la syntaxe en utilisant tous les procédés connus à sa disposition pour jouer sur le rythme, pour scander et fluidifier,  mais l'aspect le plus novateur de son écriture réside à mon sens dans l'élargissement stupéfiant du vocabulaire dans lequel elle puise.

Son appétit pour les mots semble dans ce livre insatiable : tout lui est bon à prendre, du lexique le plus familier – le plus couramment utilisé - , voire argotique, au plus recherché, érudit ou précieux. Elle mêle ainsi puissamment, joyeusement - et même avec une certaine ironie -,  tous les registres de langue et recourt à de très nombreux termes techniques liés au bâtiment, bien sûr, mais aussi à tout le vocabulaire spécialisé concernant de nombreux autres secteurs (termes médicaux, agricoles, commerciaux...). Elle incorpore en outre beaucoup de mots étrangers (arabes, anglais, italiens ...) ou régionaux, sans compter les onomatopées et les abréviations !

Et elle génère ainsi de nombreux effets de décalage, d'inattendu, qui augmentent le pouvoir d'évocation des mots tout en multipliant les couleurs de sa palette, revivifiant la langue française de manière jubilatoire.

 

Essai réussi ?

 

Beaucoup d'audace donc dans ce livre qui joue simultanément sur tous les tableaux, témoignant de l'immense talent de son auteure et on peut considérer cet essai comme réussi, Maylis de Kerangal ayant bien construit une forme neuve adaptée à son sujet, explorant «une gamme infinie de possibilités», et sans doute atteint ses propres objectifs. J'apporterai néanmoins quelques réserves, minimes au regard de l'ampleur de l'expérience tentée.

La longueur, à mon sens un peu excessive, de ce roman a rendu en effet certains procédés, très efficaces au début, moins performants sur la durée.

Si globalement Maylis de Kerangal maintient avec brio la tension, nous fait bien sentir «la force dans les cables», il y a quand même quelques baisses de pression, quelques essoufflements : des digressions parfois un peu longues ( notamment la digression "écolo-ornithologique" malgré son aspect inattendu qui renouvelle le récit) et, surtout, cette rétrospective sur la ville de Coca, objet d'une partie entière qui, bien que commencée avec beaucoup de souffle, peu à peu s'asphyxie...

De même cette magnifique façon très cinématographique de saisir ses nombreux personnages perd-elle un peu de sa force évocatrice à force de répétition car l'auteure les approche tous stylistiquement de manière assez identique. Mais sans doute «étalonne[r] l'espace à l'aune du corps humain» était-il sa principale préoccupation.

Et la fin du livre s'avère assez décevante, pas à la hauteur ( au sens propre comme au sens figuré !) de ce qui précède. Naissance d'un pont  finit en effet un peu "en queue de poisson". Certes, ceci me semble en partie délibéré car une fois le pont achevé, il n'y a plus de pont, plus d' «horizon de travail », plus de frontière à atteindre pour tendre cet effort gigantesque qui forcément retombe. Notre héroïne, désemparée, effectue un retour aux sources un peu laborieux, s'enfonçant dans la forêt, comme si elle voulait s'effacer - peut-être après avoir bu l'eau du fleuve (9) - , la réconciliation espérée entre Jacob (l'ethnologue défenseur des Indiens et de la forêt) et Diderot fait un peu "happy end", et notre héros hors norme redevient "Monsieur tout le monde" ...

Par ailleurs, et là je sors encore sans doute de l'objectif que s'était fixé l'auteure (10), l'ampleur technique  de ce double chantier étouffe à mon sens ces espaces intérieurs qui pourtant sans cesse affleurent et, si ce livre m'a vraiment impressionnée et ravie esthétiquement, il ne m'a émue que de manière fugace (11), l'auteure semblant d'ailleurs vouloir éviter que l'émotion ne se développe trop.

Aussi, après cette lecture, retient-on essentiellement la performance formelle de Naissance d'un pont   sans que ce livre continue vraiment à cheminer, à interroger, et c'est dommage.

9) Selon Pausanias, géographe de l'Antiquité (IIème siècle) ayant répertorié des sites et les légendes s'y rapportant, une source tombant en cascade d'une falaise rocheuse porte le nom de Styx et cette eau toxique a pour propriété de dissoudre différentes matières . L'eau du Styx est une eau de mort: aucun être vivant, ni homme ni animal, ne peut y boire impunément .

http://agora.qc.ca/thematiques/mort/dossiers/styx

10) Et il serait sans objet de harceler Maylis de Kerangal «pour plus d'intériorité et plus de profondeur» car il semble en effet que, pour elle comme pour Georges Diderot : «l'expérience intérieure, elle n'est jamais dedans»...

11) Notamment de très belles scènes de rencontre entre des personnages diamétralement opposés : le «boss» et l'ouvrière ( Diderot et Katherine), le petit grutier Sanche Alphonse et Shakira, la Russe aux longues jambes ...

 

 

Maylis de Kérangal

Naissance d'un pont, Maylis de Kerangal, collection Verticales, éditions Gallimard 2010, 317 p.

et en poche , collection Folio, Gallimard 2012

 

A propos de l'auteur :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Maylis_de_Kerangal

 

 

EXTRAITS 

 

p.17/18

(...) Ils disaient : ok, c'est vrai, le temps ne lui est rien, celui qui passe, celui qui fuit, tout ça ne lui est rien, tout ça ne coule pas, ni ne crée d'adhérences ou de brumes saumâtres – est-ce parce qu'on y est seul, justement, dans le temps, seul et perdant à tous les coups, le nez collé aux pertes, aux liquides bacillaires touillés au fond des seaux, aux lambeaux de tristesse cousus au bout des doigts comme de vieux sparadraps et qu'il nous faudrait finir d'arracher à coups de dents? - , il n'y est pas étanche, soit, mais il n'y pense pas, ne s'y intéresse pas, n'en a guère le loisir, s'en fout de l'origine et s'en fout de l'histoire, a mélangé son sang, pense chaque jour comme tout le monde à la mort et c'est tout. Ils disaient : le temps qui est le sien se compte en claquant des doigts one! two! three! four! let's go! - et là, ils joignaient le geste à la parole, mimant un top départ aussitôt tendu vers sa fin, vers son objet, la livraison d'un ouvrage dont la deadline tracée au bas de la commande à l'encre écarlate anticipait les jours selon un plan de travail, selon un phasage dûment chiffré, selon des contrats, et des saisons – celle des pluies surtout, et celle des nidifications qui ne font jamais son affaire, on comprendra pourquoi. Ils disaient : son temps c'est le présent , c'est l'instant ou jamais, agir correctement, traiter la situation, c'est sa seule morale et tout le travail d'une vie, c'est aussi simple que ça. (...)

 

p.52/53

(...)

Les grues d'abord lui éberluent la tête : agglutinées par centaines, elles surpeuplent le ciel, leurs bras comme des sabres laser plus fluorescents que ceux des guerriers du Jedi, leur halo blafard auréolant la ville chantier d'une coupole de nuit blanche. Le Boa se tord le cou à les compter toutes, et l'homme en dishdash blanche qui le coudoie sur la banquette, le voyant faire, lui signale qu'un tiers des grues existant à la surface du globe est réquisitionné en ces lieux : une sur trois répète-t-il, une sur trois est ici, chez nous. Sa toute petite bouche soulignée d'un trait de moustache articule très doucement nous construisons la cité du futur, une entreprise pharaonique. Le Boa ne dit plus rien. Il salive, émerveillé. La prolifération des tours le sidère, si nombreuses qu'on les croit multipliées par un oeil malade, si hautes qu'on se frotte les paupières, craignant d'halluciner, leurs fenêtres blanches comme des milliers de petits parallélogrammes aveuglants, comme des milliers de pastilles de Vichy effervescentes dans la nuit délavée; ici on travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les ouvriers sont logés à l'extérieur de la ville, les rotations se font par navette – l'homme susurre chaque information, escortant l'étonnement de Boa avec délicatesse. Plus loin, il pointe d'un index cireux un édifice en construction, déjà haut d'une centaine d'étages, et précise : celle-ci sera haute de sept cents mètres. Le Boa hoche la tête, s'enquiert soudain des hauteurs de l'Empire State Building de New York, ou du Hancok Center de Chicago, questionne sur les tours de Shanghai, de Cape Town, de Moscou, il est euphorique et médusé. A Dubaï donc, le ciel est solide, massif : de la terre à bâtir. (...)

 

p.154/156

(...) Maintenant ils se font face. La femme est grande, ses beaux cheveux sentent le shampooing familial et la cigarette, elle appuie ses yeux dans les siens, des yeux verts pétales de sauge, la douceur même, ça va mieux alors? Sa voix se perd un peu dans le boucan du restaurant, celui de la musique et des serveuses cow-boy qui hurlent les commandes, mais Diderot s'est placé d'instinct sur la bonne fréquence, et il l'entend. Supe, voyez ça – il lève les bras en l'air, pour un peu tournerait sur lui-même -, une serveuse chargée d'un plateau d'assiettes sales passe entre eux, il repose les mains sur les hanches, super, non, vraiment, impeccable. Je vois ça, elle sourit, la moue outrant l'admiration, les yeux brillants maintenant, vous êtes venu à vélo? Diderot se racle la gorge,oui – lui qui ne pensait plus à son cuissard moulant ni à ses petites pompes plates, ne pensait plus à son corps au fond, se sent nu et troublé, alors s'efforce de rameuter ses souvenirs, l'homme en cravate, la bagarre, la douleur, mais ne se souvient pas d'elle, ni que ses cheveux lui aient caressé le visage alors qu'il gisait dans la bouillasse, imbibé de flotte et de sang, c'est qui cette nana? Donc tout est nickel? elle redemande toujours rieuse, amorçant une retraite vers sa table – mais je sais moi qu'elle traîne un peu, passerait même carrément la journée de ce côté de la salle avec cet homme beau comme un continent. Ils sont debout, dressés comme des totems dans l'odeur de friture, ils ont chaud, piétinent, embarassant les serveurs qui les effleurent, encapsulés dans l'instant qui s'épuise à toute allure. (...)

 

p.306/308

(...)

Shakira ôte son manteau qui tombe au sol, se découvre en robe bustier de velours noir, une forme et une matière qui accusent la silhouette en coupe de champagne, le tracé depuis les seins énormes – ils ont encore grossi ou quoi? - à la taille ultrafine, la platine chimique de la chevelure et les calmes pressions de la peau très blanche, elle est presque nue et mieux que nue, déesse et un peu pute, s'avance contre la vitre, observe intensément le dehors, plisse les yeux comme si elle y cherchait des points de repère géodésiques, se multiplie maintenant sur les vitres, reflets précis des visages contre la nuit instable, puis pivote soudain vers Sanche, tu vois, je n'ai pas le vertige, je suis très bien ici, elle avise la bouteille de whisky, et je boirais bien quelque chose. Ils boivent. Sanche vient se placer à côté d'elle, lui aussi apparaît maintenant contre la paroi de verre, il y a foule ici, non? Il sourit, il se trouve beau à côté d'elle, il aime que cette fille l'envahisse comme le dehors envahit la capsule, s'y engouffre, reconfigure leur présence, et débride leurs mouvements tout autant que la libre circulation de leurs fantasmes, il aime le rapport de leurs corps qui grandissent et rapetissent comme dans un conte magique à mesure qu'ils se touchent, à mesure qu'ils enclenchent maintenant les gestes banals d'une première fois et que la cabine de verre, elle, devienne la scène toujours renouvelée des intrigues. Il passe une main latérale sous ses cheveux et l'attire contre lui tandis que son autre main remonte sous sa robe, le long de sa peau si concrète – c'était phénoménal de la toucher, comme la toute première attestation de son existence à lui, comme si le toucher créait les corps -, elle se penche pour l'embrasser en le prenant à la gorge, puis ils se déshabillent l'un l'autre sans se cogner une seule fois, au contraire la cabine est pile à leur mesure, ses parois les pourvoient en appuis, leur offrent de quoi s'arc-bouter ou faire levier : elle se décolle juste assez du tableau de bord pour qu'il puisse glisser sa culotte sur ses chevilles, lève juste assez les bras pour qu'il lui ôte la robe par la tête – et alors elle touche le plafond – il se recule juste assez pour qu'elle puisse lui déboutonner son jean et fléchir sur ses jambes pour lui rouler son caleçon au sol, puis rejette juste assez ses épaules en arrière pour qu'elle fasse coulisser sur ses bras les manches de sa chemise, un gymkana qui accélère la cadence de leur respiration, et bientôt les vitres de la cabine se couvrent de buée, de gaz carbonique qu'ils expriment et l'effet Joule de leurs corps nus les enclavent dans une vapeur de sauna, nuée de condensation qui les soustrait au regard des hiboux, chauve-souris et papillons de nuit, à celui des aviateurs et des adolescents qui glandent la nuit sur les toits des buildings, un halo qui les tient ensemble, à l'abri au coeur des ténèbres, quand pourtant la cabine se dilate, mouvante, plastique, zone érogène illimitée; (...)

 

Publié dans Fiction

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U
<br /> Je ne manquerai pas de l'ajouter à ma P.A.L !<br /> <br /> <br /> A bientôt et merci pour votre blog toujours de très grande qualité.<br />
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U
<br /> Malgé un début très prometteur, un projet très ambitieux et une écriture réellement fascinante, j'ai eu un mal fou à finir ce livre. L'histoire haletante s'est selon moi muée en pur exercice de<br /> style, là où l'auteur promettait de la chair.<br /> <br /> <br /> Quel dommage...<br /> <br /> <br /> Cette "Naissance d'un pont" a en tout cas marqué la naissance d'un écrivain.<br />
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E
<br /> <br /> C'est bien aussi le manque de chair de ces personnages noyés dans la performance stylistique qui me fait préférer "Tangente vers l'Est" , un petit bijou réussissant à marier les deux ...<br /> <br /> <br /> <br />