"Nos anges", de Jean-Baptiste Predali
Nos anges vient achever un cycle de trois romans qui se déroulent tous à Borgu-Serenu, ville fictive vouée à la Vierge ressemblant fort à Ajaccio, dans lesquels Jean-Baptiste Predali, écrivain d'origine insulaire exerçant le métier de journaliste, semble chercher la vérité de la Corse en grattant, comme sur un palimpeste, les signes d'un présent marqué par le mouvement nationaliste et ses dérives pour retrouver les couches transparaissant en filigrane. Il s'interroge ainsi sur un peuple de paysans à l'origine, son peuple, dont l'histoire semble enfermée dans une sorte de dialectique d'asservissement et de rébellion, d'élévation, d'ascension, et de chute ou de disgrâce. Un peuple avide de caution divine et de rédemption que ses anges déchus ont conduit à la damnation.
Dans Une affaire insulaire, l'auteur s'intéressait ainsi aux débuts du Front de libération et aux luttes des années 1970/1980, éclairant, dans un large contexte de collusions diverses et de compromissions, les germes annonciateurs de la faillite morale de ces sauveurs autoproclamés qui portaient les espoirs et les rêves d'un peuple. Et si dans Autrefois Diana il explorait en amont l'époque rapidement occultée de l'occupation italienne de l'île avant sa libération par les Corses en 1943, il repart aujourd'hui en aval avec Nos Anges, situé une vingtaine d'années après la période parcourue dans le premier volet du cycle, pour dresser une sorte de bilan du siècle illustrant la fin de cette tragique aventure nationaliste. Pour solder un monde avant la venue d'un nouveau.
Dans un raccourci saisissant, le roman s'ouvre au ras des mâchoires d'un bulldozer sur un nouveau-né niché dans les immondices, survolé par des mouettes mêlant leurs piaillements aux grondements de l'engin : «Voici son monde au début», avec pour horizon «l'ordure et le déchet sur un ciel rétréci».
La nouvelle de l'arrivée de ce «Nouveau-né Mystère» sera proclamée par le hurlement de terreur d'Augustin Bianchi, un employé communal au passé trouble qui prendra la fuite pour se réfugier dans sa bergerie ancestrale, une fuite inexpliquée le désignant comme suspect idéal. Et de la honte de l'abandon de ce «Bébé-Martyr» dans une décharge jouxtant le quartier populeux des Sept Fontaines, du miracle espéré de sa survie à l'hôpital où il sera transporté, la ville entière s'emparera, tandis que justice et police se livreront à la traque d'Augustin demeurant introuvable, le tout dans un déchaînement médiatique affolant l'opinion de part et d'autre de la méditerranée et rendant fébrile la Chancellerie...
A partir de ce fait divers* lui permettant de transcender le réalisme le plus sordide en exaltant sa dimension poétique et symbolique, Jean-Baptiste Predali a bâti une très belle architecture soutenue, en parfaite osmose, par une magnifique écriture. Il brosse ainsi un émouvant portrait d'une Corse actuelle plus urbaine que rurale ayant importé tous les maux de la modernité malgré quelques vestiges des antiques solidarités, mais nourrie en profondeur de son histoire et lourde de ses échecs. Un portrait acéré exempt de concessions mais non de compassion - même si le ton se montre souvent sarcastique - qui vient bouleverser opportunément les clichés insulaires des nostalgiques de "tempi fa" comme ceux copieusement véhiculés par les media continentaux et par nos gouvernants : des images déformées dont l'auteur s'attache de manière percutante à détailler l'élaboration.
Au-delà de la tension entre vie et mort, innocence et culpabilité, induite par une scène initiale dépassant les spécificités de l'île pour s'étendre au destin de l'humanité entière, s'affrontent deux mondes qui ne se comprennent pas et deux temps inconciliables, si ce n'est dans celui du roman.
Adoptant essentiellement le passé pour un récit plus descriptif que narratif avec une prédilection pour l'imparfait lui donnant persistance tandis qu'un futur révolu en accentue l'aspect inéluctable, le narrateur extérieur - qu'on devine lui-même d'origine insulaire - abandonne le plus souvent la troisième personne pour un "tu" consolateur s'adressant, dans une proximité très compassionnelle, à Augustin, cet ancien parachutiste ayant guerroyé dans les colonies et joué un rôle important dans le mouvement nationaliste. Un "tu" parfois repris par une mère toujours inquiète pour son fils ou utilisé sur la fin par une jeune interne corse s'adressant à l'enfant sauvé, l'auteur laissant poindre un timide espoir en substituant au «parrain» défaillant une «marraine» s'instituant sa bonne fée. Et dans ce monde, il s'interroge, cherchant pourquoi et comment cela a pu arriver, tandis que de l'autre côté, et notamment chez les protagonistes importés du continent, cet événement forcément enfanté par le quartier des Sept Fontaines - où le pire semble toujours possible - n'ayant rien de vraiment surprenant, il s'agit d'abord de retrouver au plus vite le coupable d'avance désigné.
Et le temps de l'histoire, du parcours individuel d'Augustin comme de l'Histoire majuscule de l'île, rejoindra celui des assauts frénétiques de ces journalistes fraîchement débarqués avec leurs appareils photo et leurs caméras, comme celui d'un personnel judiciaire, représentant soumis de l'autorité centrale, lui-même contaminé par le temps médiatique. Le narrateur retracera en effet le long parcours d'Augustin en adoptant l'allure haletante de sa traque et de toute cette agitation qui ne s'embarrasse ni de réflexion ni d'enquête, suivant notamment le funeste tandem d'un "substitut" carriériste et d'un journaliste rêvant de scoop. Occasion pour un auteur dont on ne peut mettre en doute sa parfaite connaissance du sujet de poursuivre et de compléter sa virulente critique des moeurs et des méthodes journalistiques entamée dans Une affaire insulaire - où il s'attaquait à la presse locale et à ses connivences avec police et milieu insulaires.
On est envoûté par l'écriture de l'auteur, une écriture imagée, cinématographique, à la fois visuelle et sonore qui, dans un rythme ne laissant aucun répit au lecteur, déroule de poignants paysages, attentive aux angles de vue, aux cadrages, ainsi qu'aux bruits, aux cris et aux rumeurs. Une écriture ample et intense, âpre, emplie d'une douloureuse dérision, parcourue de voix comme dans Autrefois Diana : de chuchotis et de ragots, de voix éteintes remontant du passé ou des voix stridentes du présent, insinuantes et mensongères, sèches et laconiques ou amplifiées, boursouflées; de voix stéréotypées imposant la litanie de leur mécanique répétitive ou de voix obsessionnelles envahissant le silence des âmes.
Mais ici, l'auteur orchestre ces nombreuses voix convergentes ou contradictoires comme un choeur antique qui ne se contente pas de commenter mais devient un personnage à part entière. Tout le récit, jusque dans sa présentation graphique, dans la gestion de l'espace de la page, est ainsi régulièrement scandé de bribes de langage, déchiré de rafales de mots, ranimé de paroles entendues naguère et ravivées dans un insistant présent. Et cette écriture incantatoire emporte le lecteur sur la vaste houle du monde en le berçant de ses formules, le grand mérite de Jean-Baptiste Predali étant de réussir à mettre en scène le prodigieux pouvoir de ces mots qui façonnent les imaginaires et les comportements.
Publié onze ans après Une affaire insulaire, Nos Anges s'affirme ainsi à mon sens comme le plus riche et le plus complexe, le plus abouti des trois romans du cycle, témoignant de la grande maîtrise à laquelle est parvenu cet auteur injustement méconnu.
( Article paru sur La Cause Littéraire, le 13/02/14)
Nos Anges, Jean-Baptiste Predali, Actes Sud, 05/02/2014, 180 p.
A propos de l'auteur :
Né en 1959, Jean-Baptiste Predali a passé son enfance et sa jeunesse en Corse et étudié au lycée Fesch à Ajaccio, avant de poursuivre à Nice et à Paris. Après l'ENS de Saint-Cloud, il fait carrière dans le journalisme, essentiellement politique, à France 3 Corse tout d'abord avant d'être intégré dans la rédaction nationale, à France 2, puis à LCP (La chaîne parlementaire).
Il est l'auteur de deux romans chez Actes Sud : Une affaire insulaire (2003) et Autrefois Diana (2007).
EXTRAITS :
p.11
Inconnus le jour et l'heure de sa naissance, et le lieu aussi, inconnu. Des premiers visages penchés sur elle, aucun souvenir, rien ni personne pour les lui rappeler. Les oiseaux déversaient leur haleine de voyages et de continents, de mer toute proche, un balbuzard régulièrement s'affolait, en plongeant les chocs de ses piqués inutiles soulevaient des édredons de poussière. Elle aurait voulu renseigner les mouettes, qu'elles aillent piailler ailleurs, dans un air plus pur, sans promontoires d'immondices où s'emmêler les pattes au risque de les briser, mais elle ne pouvait interrompre le bulldozer pour qu'il se taise, ferme ses mâchoires, et que cesse le grondement de ses digestions féroces. Par moments des réveils sonnaient dans l'immensité, ordonnant une activité qu'elle ignorait, lançant peut-être des signaux aux bêtes en ripaille sur les détritus. Ce tas d'ordures : son berceau, sa layette. Comment elle était arrivée sur cette terre empuantie, pourquoi elle reposait au milieu de cette désolation, elle n'en savait rien.
(...)
p.24
(...)
Avec le sérieux de gosses étrennant une panoplie de Noël, deux adolescents en combinaison de pompiers entouraient la vieille femme, tâchaient de l'éloigner, doucement lui demandaient de les laisser travailler
calmez-vous madame calmez-vous
et à la fin elle céda, les regarda déployer un drap qui reflétait la lumière et toutes les choses que porte le ciel,
calmez-vous madame calmez-vous
et avant que d'autres la recouvrent de tubes, de fils, elle put encore l'apercevoir, la bénir, et elle continua à murmurer et elle trébuchait dans ses invocations de sainte Dévote et de sainte Restitude et de Vierge Marie,
calmez-vous madame calmez-vous
tandis que pour la retenir ils s'accrochaient à ses bras friables. Les types en blanc, soulagés, commencèrent à s'activer, élevant la voix, échangeant leurs phrases de procédure, déversant leur charabia clinique. Entre les chênes nains et les branches de cistes, les flics tiraient des bandes jaunes sur lesquelles on lisait Gendarmerie nationale et Zone interdite. Après quelques ordres, de nouveaux cris, ils décidèrent de la transporter et la décharge se trouva rendue à son désert grouillant et à ses fétiches de chrome.
(...)
p. 71/73
(...) Tu ignorais encore les noms, les détails, l'agitation d'en bas. Embrouillé dans ta solitude tu craignais pour tes amis ou ta piétaille ou les militants de ton Front rabougri. Tu les savais aspirés par toi et ta légende et ta cavale, infoutus de se contrôler, tu les imaginais consommant les barrettes de leur rage, sniffant la poudre de leur violence, tu les voyais démunis et perdus en ton absence. Les rochers entrouvraient leurs mâchoires de paix granitique. Tu te raisonnais, réclamais aux cistes, aux lambeaux du vent une illusion de vie passée, tu suppliais le souvenir de ton père, de sa voix sur le seuil de la bergerie
des paysans
on reste des paysans
ne l'oublie pas
mais tu n'étais même plus sûr de cette voix, son grain austère ou las ou résigné te fuyait et parce qu'après la buée des mots, les mensonges, seule perdure à la fin la mémoire des gestes, tu t'occupais, partais chercher de l'eau, tu remontais une barrière effondrée dans un champ. Tu patientais en attendant les troupeaux enfuis, une humidité de paille et de bois te ramenait à tes décennies incertaines. Tes décennies. Ton coeur binaire, tes souvenirs trop simples. Ton errrance sur la terre étrangère de ton passé. L'ennui des Sept Fontaines contre la morgue de Borgu-Serenu. Cette férocité après, réveils à l'aube, marches abruties, ordres beuglés en cadence et gifles du vide pour maquiller ta fuite. Les caillasses des pays qu'on t'envoyait rapiécer, toi et tes semblables momentanés, avec vos bérets rouges, votre connivence de phrases toutes faites, vos chiasses impromptues, vos extases de port d'armes et de parades sous le cagnard, vos jeeps en ronde dans des fracas de tôle ondulée, vos razzias de fausses lunettes de soleil, de tissus ou de grigris sur les marchés, vos assauts bordéliques. (...)
p. 103/104
(...) Après tout, le scénario était arrangé, les rôles distribués, il devait se laisser faire. Pas de chichis. Des phrases simples. Un peu d'émotion. Il lui fallait respecter son personnage, représenter la justice désemparée, presque timide, mais tenant à savoir. Soumettez-vous, disait la fille de la télé. Le substitut chancelait, la situation lui échappait, les têtes ne s'inclinaient plus,
qu'est-ce qu'il dit ?
quest-ce qu'il dit ?
L'attention se délitait, il le sentait. Il s'éclaircit la voix, à nouveau missionnaire de l'Etat en terre infidèle.
Jura aux micros
CE NOUVEAU CRIME ne restera pas impuni.
Il ignorait, le trop bavard, que de Memè, momie malchanceuse et ratatinée par le vent, cadavre à objet déterminé, message pour Augustin, tout le monde se moquait déjà.
Ils devaient suivre un circuit imposé comme les cars de touristes, se laisser guider par quelque antenne collective, ou bien ils se déplaçaient en groupe pour ne pas se perdre et mieux se surveiller. Les journalistes éprouvaient l'hébétude d'aventuriers de retour sains et saufs de contrées dangereuses – les abords de Borgu-Serenu, les premiers immeubles, leurs barres de béton craquelé comme un refuge pour oublier les Sept Fontaines, cette hallucination, cet enfer accroché au drap pendant d'un brancard. (...)
p.107/108
(...)Vos prothèses de mémoire. Vos premiers arguments de révolte. Les devanciers. Vous les connaissiez depuis toujours, pour les inventer vous aviez gratté le récit des vieux, quelques proverbes, les paroles entendues sur les places de votre enfance. Votre palimpeste, des existences qui se dérobaient, des vies blèmes sur l'ocre des montagnes, des voix rauques, terreuses, des gestes de peine et de lutte – bêtes, peste, assauts, pillages, rivalités sans fin – et la matière de songes entêtés. Ils s'étaient installés entre vous, bruissements, flaques d'ombre, confusion dans l'air rare et la lumière qui reculait, personnages pour fresque surgie des murs ou esprits apaisants que le vin procurait. Ils vous étaient revenus avec leurs silhouettes de bure, leurs figures creusées par la légende, figures de frères et de seigneurs et de bâtards refusant les évèques et leur dîme. Peu à peu vous les aviez retrouvés, mentions épouvantées dans les pages des chroniques, vous aviez retrouvé leurs prénoms comme des psalmodies, Arrigo, Polo, les visions qu'ils allaient chercher, flambeaux éteints, dans la nuit des églises. Vos questions ramenaient les pièces d'un puzzle jamais achevé, votre souci d'avant, le simple désir de savoir, de se rapprocher d'eux, comment ils parlaient et ce qu'ils se disaient, le livre qu'ill n'avait pas lu mais entendu lire, et sorties des enluminures ou des mots les vérités de Jean l'évangéliste. (...)