"Opium Poppy", de Hubert Haddad
Le titre du dernier livre d'Hubert Haddad, Opium Poppy, fait référence au nom anglais du pavot servant à confectionner l'opium, plante dont la culture, indispensable à la survie des paysans miséreux des plateaux afghans, renforce leur exploitation par les chefs de guerre locaux convertis en narcotrafiquants ou rangés sous la bannière des insurgés talibans qui exigent leur part dans les tractations. Une drogue consommée dans les pays occidentaux, d'où «une guerre étendue au reste du monde» et fortement liée à la violence qui, elle aussi, poussée à l'extrême peut détacher de la vie réelle et provoquer un état d'hallucination.
C'est un court et intense roman qui, au travers de l'errance d'un jeune Pachtoune à l'enfance piétinée par la brutalité des hommes, dépasse la tragédie afghane pour dénoncer la violence du monde, celle exercée sur les plus faibles et notamment sur les enfants: l'histoire d'un «long infanticide».
Le livre démarre sur la bienveillante violence d'un interrogatoire effrayant un jeune héros tout juste arrivé dans un centre d'accueil parisien pour mineurs isolés regroupant des «réfugiés de l'enfer» venus des pays de l'Est, d'Afrique ou d'Asie : enfants-soldats, enfants violés, prostitués ou drogués qui ont «tout éprouvé du désastre de vivre». Médecin, instituteur de la classe d'alphabétisation et pédo-psychiatre se succèdent, «manipulant» cet enfant «effaré» comme un «animal captif», «un gosse sans nom» qu'ils appelleront Alam. Un enfant quasi mutique qui, comme Diwani la jeune Tutsi violée par des «hordes aux longs tranchoirs», «déambule dans une moitié du monde» dont il conserve les clés au fond de ses deux poches : «un coeur de pierre, cristal brut d'émeraude ramené des montagnes » et «une douille percutée de fusil d'assaut soviétique». Belle image symbolique du destin du héros dont la pureté, l'innocence, a été pétrifiée. Un héros condamné à s'exprimer par les armes.
Hubert Haddad entremêle deux récits avec maîtrise.
Le premier, au présent, suit de manière chronologique le parcours parisien d'Alam de sa fuite du centre d'accueil aux squatts de la périphérie pour s'achever dans le cimetière de Pantin.
Le second, au passé, entrecoupe régulièrement le premier pour reconstituer de manière chaotique l'errance afghane du héros et son exil vers la France. De multiples événements et de nombreux traumatismes qui le mènent de son village natal à une petite ville minière où il finira dans les rues, livrant des paquets de résine pour quelques afghanis, jusqu'à son rapt et son embrigadement par les talibans. Puis, une fois récupéré à demi mort par un médecin de la coalition et après un bref passage dans un foyer du Croissant rouge, il s'enfuira mendier dans les rues de Kandahar et de Kaboul, gagnera l'Italie où il rejoindra les gosses des égouts de Rome pour arriver enfin en France.
Cette construction préserve jusqu'à la fin un certain mystère et impulse du rythme à ce roman qui se lit d'une traite. Les changements de décor donnent plus d'intensité aux souvenirs du héros et l'aspect désordonné de ces flashes-back s'insérant par bribes dans le récit linéaire traduit bien l'état mental d'Alam dont «la cervelle mélange et remue des brassées d'images» qui «ressurgissent en vrac, flambantes et déchirées». Elle ne nuit pas du tout à la compréhension de l'histoire qui s'éclaire peu à peu car l'auteur en imbrique parfaitement les morceaux, répétant parfois certains passages et renouant les deux récits sur la fin (son héros rejoignant la France au chapitre 14 qui vient habilement "recoller" au premier chapitre juste avant le dernier).
Hubert Haddad ménage par ailleurs de nombreux échos reliant les deux récits en établissant un rapprochement entre l'Afghanistan et les sociétés occidentales.
La fuite du centre d'accueil, par exemple, réitère celle du foyer de Kandahar, «l'imprécise constriction du vide des banlieues» rappelle la «brisante vacuité des montagnes», la jeune junkie Poppy ajoute au lien de la drogue celui de la fascination féminine (ressentie auparavant pour la belle Malalaï au sort tragique) et, surtout, les deux assauts donnés dans un cimetière se répondent de manière significative. Dans celui de la ville afghane pilonné par les avions de l'US Air force aidés des hélicoptères français, l'enfant avait été en effet contraint de suivre les rebelles qui regagnaient la montagne et, dans celui de Pantin où s'affrontent dans un dernier chapitre gangs de la drogue et police des stupéfiants, il ne fait que réaliser le destin inéluctable annoncé. Deux moments forts illustrant le passage de la terreur à l'«infini détachement» quand on a épuisé «l'absurdité de vivre».
La narration à la troisième personne n'a rien d'extérieur, elle passe essentiellement par les yeux des personnages - le plus souvent par ceux de l'enfant - qui infléchissent le style et varient le ton, et le lecteur se sent de ce fait plus impliqué dans l'histoire. Elle nous livre ainsi le regard étonné et apeuré d'Alam sur un monde occidental inconnu, étranger (sur ses femmes et ses paysages...) comme sur le quotidien bousculé de son pays natal en proie au vacarme des armes, un regard s'accompagnant de visions issues d'une mémoire hantée, de rêves ou de cauchemars, qui le maintiennent dans un état d'apesanteur presque hallucinatoire ne devant rien à l'opium, seule réponse d'un enfant trop doux ayant perdu tout repère face au déferlement des violences endurées. Un enfant surnommé l'Evanoui par sa famille car il n'avait pas supporté le choc de la circoncision et avait perdu connaissance, tout comme, plus tard, les graves blessures infligées par les talibans le plongeront dans le coma. Un enfant qui «disparaît dans un souffle de fantôme» à l'instar de la jeune Poppy que la drogue détache du réel.
Ce qui fait la grande force et la beauté de ce livre, c'est avant tout son écriture qui transcende ce sujet dur et émouvant en dépassant le réalisme et en délaissant le pathos pour conduire au-delà de l'enfer. Une écriture travaillée, recherchée mais qui sait aussi alterner les registres.
Dans Opium Poppy, Hubbert Haddad, écrivain engagé aux multiples talents, essayiste, dramaturge, nouvelliste, romancier et toujours poète fait plus que rendre compte concrètement de la violence de son temps, il révèle aussi ce qui est enfoui sous l'horreur grâce à une langue authentiquement poétique. La barbarie devient ainsi plus dérangeante, plus révoltante, alors que les flots d'images insoutenables déversés par les médias la banalisent et ont tendance à provoquer une accoutumance et un sentiment d'impuissance confinant à l'indifférence.
Ses phrases serrent au plus près le récit, les événements comme les personnages ou même les paysages. Elles claquent, courtes et précises, ou prennent de l'ampleur, s'enrichissant de nombreuses images qui aiguisent notre sensibilité et illuminent la noirceur des ténèbres en faisant resurgir la beauté et la compassion.
L'écriture d'Hubert Haddad ranime ainsi régulièrement une flamme d'humanité inattendue chez ces enfants devenus loups dans de brefs moments n'excédant pas parfois le temps d'un «battement de paupières»(1). Malgré les poignantes évocations de la chape de roc pesant sur des esprits asservis à «la Règle», «calcinés par la pensée de Dieu», ou du poids de la désespérance au sein même des sociétés occidentales, malgré la dénonciation de la cruauté des guerres de tous bords, elle nous dévoile la survivance éphémère de quelques fragments de paradis et apporte ainsi un faible espoir d'émancipation et de rédemption. Un paradis dont semblent plus proches les femmes et notamment les «belles jeunes filles », un signe de salut, «soleil blanc sans rayons, comme une mer de lait (2)» qui se lève parfois sur les montagnes afghanes à l'aube d'un carnage sanglant.
1) Un éclair de connivence échangé, un assassin renonçant à exécuter sa victime «après que tous eurent poussé leur râle», un enfant-soldat soudain incapable de tirer sur des villageois lui rappelant les siens, un prisonnier qu'on laisse s'échapper, la pitié paradoxale d'un caïd de la drogue...
2) La lumière est souvent associée au paradis, à la blanche image nourricière du lait évoquant l'innocence de l'enfant et la beauté sacrifiée de la jeune Malalaï : c'est Poppy aux «seins blancs» dont «les lèvres pâlies cueillent un pétale de lumière», «la junkie qui se penche décharnée, d'un balcon de paradis». C'est le «bol de lait» offert par Malalaï pour apprivoiser le héros, lui indiquant le «chemin du paradis», Malalaï qui deviendra «le lait chaud de ses yeux» et dont le dévoilement s'apparente à «un lever de soleil»...
Opium Poppy, Hubert Haddad, Zulma, Seuil, septembre 2011, 171 p.
Biographie et bibliographie de l'auteur:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Hubert_Haddad
EXTRAITS :
Ch.2
p.17/18
(...)
C'était dans les environs de Sangin, à quelques dizaines de milles d'un poste militaire avancé. Les rebelles avaient attendu l'aube pour assaillir le village. Des rochers surplombaient les collines, pareils aux ruines d'une forteresse. Les premières explosions inquiétèrent à peine, tant la région était secouée jour et nuit du fracas des bombardiers volant en rase-mottes. Mais le crépitement de fusils automatiques acheva d'éveiller les habitants. Des familles prises de panique sautaient par les fenêtres et couraient déjà vers les champs de pavots. En quelques secondes, l'assaillant concentra sa puissance de feu. Les paysans tombaient comme des poupées de chiffon sous les balles. De ces draperies qui roulaient au sol semblait jaillir une poussière de soufre. Une femme blessée au cou se mit à crier follement sous son voile; le sang coulait par-dessus les linges, sur sa poitrine de mère. Les mains contre leurs oreilles, deux petits enfants effrayés l'imploraient dans un coin. D'autres femmes s'enfuyaient du côté de la route, à la suite d'un troupeau de mouton. Un âne entravé brayait avec résolution au milieu des insurgés qui déferlaient, kalachnikovs au poing. Des grenades firent taire des pleurs dans une grange. Dès qu'un paysan surgissait d'une porte, un tir ajusté l'abattait. Les enfants se cognaient contre les jambes des assaillants; ils escaladaient les corps pour détaler vers les collines.
(...)
p. 24/25
(...) Cette huile sur les visages nus, ces mains soignées comme des poupées de fête, ces parfums de fleurs inconnues : tout ce qui émane des femmes de ce pays lui paraît vaguement ensorcelé. Elles l'effraient et l'attirent en géantes sans entrailles. Quelque chose manque en elles, une flamme, un tumulte, mais leur prestance glacée l'effraie un peu. La première fois, quand il s'était retrouvé à errer sur les boulevards protégés des beaux quartiers de Kaboul, les grands mannequins pâles des vitrines l'avaient pareillement impressionné. Comme des mortes d'un autre monde. Dans sa mémoire, étrange blessure livrée au souffle nocturne, il n'y a que des voiles. Il se souvient des petites filles chiffonnières et de toutes ces veuves du soleil vite dépouillées de leur deuil derrière la porte. Dedans ou dehors, toutes les femmes remuaient des linges, elles les lavaient sans cesse et s'en recouvraient, elles les étendaient au vent et les repliaient. Pour leurs nourrissons et pour leurs morts, pour le lit des enfants et les robes de fête, elles coupaient sans arrêt des étoffes, elles les cousaient et les brodaient. C'était comme un nid de chenilles ou de frelons dans la maison, tous ces tissus qui s'entassaient . Un atelier d'araignées tranquilles.
(...)
Ch. 6
p. 57/58
(...)
Oui, Malalaï était belle, combien plus que sa mère le clamait dans son orgueil de veuve. La première fois, se défiant de toute aménité, il avait refusé de se laisser entraîner. Devant un bol de lait fumant le lendemain, il fut long à y mettre les lèvres. La jeune fille défit presque aussitôt sa calotte brodée puis s'extirpa de l'espèce de tente de chamelier qui la recouvrait, comme il est d'usage en famille et devant les enfants. Ce fut pour l'Evanoui le plus fol éveil. A cette seconde, il lui sembla n'avoir plus d'âge. Une coupe de ciel s'offrait, à côté des pauvres objets de la vie. La veuve tassée sur une chaise de formica souriait béatement devant ce lever de soleil. Jamais il n'avait rien éprouvé de si prodigieux. Une main de lumière née à la pointe de ses cheveux le traversait de part en part, et sa brûlure était plus douce que le froissement des fleurs de pavots au vent d'été. Existe-t-il des mots pour la beauté ? Le visage de Malalaï était une illumination lente, un secret qui ne cesse de se révéler comme l'horizon en feu contemplé à l'abri du soleil, du haut des pâtures . (...)
Ch.10
p.95/96
A la pointe nord du cimetière de Pantin, coincé entre la zone industrielle des Vignes et l'éventail des voies ferrées qui s'éploie à perte de vue jusqu'à la gare de triage de Noisy-le-Sec, un secteur san anatomie définie ni existence probante, plus hypothétique qu'une errance dans les périphéries mal famées du cauchemar, recèle au comble de l'égarement un de ces dédales au cordeau dont on ne s'échappe que par distraction, du côté de l'avenue de la Déviation ou du Chemin Latéral. Rien en vue, hormis des enceintes de béton et des palissades de ferraille entrecoupées de terrains vagues, des tunnels et des ponts, quantité de squelettes d'usines d'un autre temps ou d'entreprises de verre et de ciment closes sur leurs secrets de fabrication, des routes désertes enfin, avec de subites perspectives sur la plaine suburbaine, de Saint-Denis à Villemomble ou au Perreux. Entre le fort de Romainville et les citadelles pressées des tours et des barres d'immeubles dominant le haut faubourg de ceinture, un soleil gris perce fumées et brumes à travers les amas de ronciers et de buissons cotonneux. Entre deux aigres sifflets de trains, dans le battement cardiaque des bogies, le silence trouble de ces friches se laisse décomposer – grondement d'avions en phase d'envol ou d'atterrissage, vibrations de lignes à haute tension, froissement fluvial des véhicules encombrant les bretelles d'autoroute, bourdonnement d'insecte des vélomoteurs et autres deux-roues sur quelque avenue Barbusse ou Vaillant-Couturier. Rien n'arrête l'oeil ici, dans cette imprécise constriction du vide qu'un envol effrayé d'étourneaux vient traduire en panique un instant, face au contre-jour bancal des entrepôts et des palissades. (...)
p.99/100
(...) Roge le répète en sourdine : cette fille est un vrai guignon. Elle fiche la cerise. Il le sait depuis que le Kosovar oblige tout le monde à prendre soin d'elle, du moins à la surveiller. Mais le premier qui l'approche d'un peu trop près est secoué, viré, balayé. A part le gosse. On dirait même qu'il l'accepte dans cette jungle uniquement pour servir de messager entre elle et lui, en cas de grêle. La jalousie du caïd ressemble au grand jeu. Comment saurait-il cultiver un sentiment ? Rien à voir avec l'amour. C'est bien le Kosovar qui fournit en mort lente la donzelle. Les Turcs n'ont qu'à bien se tenir et les durs de la Cité haute qui viennent prendre livraison, ceux des Marches Sèches et du Plateau. Le Roge s'en contre-fout de ce bizness de marca noir, tout ce maquillage de traficoteurs. Il tient seulement à sa peau. Quinze ans d'armée, autant de prison, et la rue pour finir, ne lui laissent que l'instinct du margouillat. L'oeil dans le goulot, il ne perd rien des grasses trahisons et autres macaronages de ces camés en tout genre, tasteurs de merde ou de neige. Lui, le Roge, s'en tient au tord-boyau. La tête se conserve comme elle s'éclate, dans l'alcool ou la dynamite. La corrida n'est pas pour le vieux cheval. Il rit entre deux lampées. Ce qui le tracasse, c'est pourquoi le Kosovar laisse un gosse dans leurs pattes. Assis sur ses talons, le petit noiraud l'observe avec un sérieux de macaque. Les gamins des rues vivant de rien et mourant d'un peu moins, il en avait croisés souvent, en Afrique ou en Asie, mendiants, voleurs à la tire, viande fraîche, cireurs de pompes. Là-bas, on peut le comprendre, les pauvres rejettent au loin leurs graines, comme des arbustes en terre aride. C'est nouveau de ce côté du monde.(...)
Pour Prolonger :
Café littéraire du 11/05/12 à Sainte-Cécile-les-Vignes :
Françoise Tresvaux interroge Hubert Haddad à propos de son roman Opium Poppy :