"Paroles buissonnières", d'Ahmed Kalouaz
Paroles buissonnières est le fruit d'une initiative originale d'Ahmed Kalouaz, un écrivain qui a l'habitude de parcourir la France de villes en villages pour aller à la rencontre des autres. Suite à une lecture en bibliothèque, il eut en effet l'idée d'écrire un petit texte dans la foulée et de faire de même à l'issue de chacune de ses rencontres durant toute une saison. Ces quarante-sept textes représentent donc «plusieurs mois d'écrits migrateurs, de paroles buissonnières», et bien que présentés en quatrième de couverture comme des récits, ils s'affirment davantage comme les vagabondages poétiques d'un «passeur» de mots.
Ahmed Kalouaz n'est pas seulement un conteur, c'est aussi un authentique poète dont la poésie relève moins du travail méticuleux de l'artisan que du jaillissement de l'instant, du «souffle» vivifiant de l'inspiration qui vient ranimer les mots des autres : les mots dits, entendus ici ou ailleurs, mais aussi les mots inscrits dans les lieux divers et chuchotés par le vent et la pluie, les courants et les marées. Et cette contrainte d'écriture a sans doute encore stimulé son inspiration dans cet ouvrage où rayonne la beauté simple d'une écriture poétique effleurant le mystère, à la fois grave et souriante, mélancolique et sereine, emplie d'une profonde humanité.
Ce recueil de poèmes en prose s'inscrit sous le signe de l'ouverture, dans une sorte de dynamique entre l'extérieur et l'intérieur, le proche et le lointain, mais aussi entre les vivants et les morts, entre tous ces inconnus croisés. Des poèmes qui relient, qui tressent des «guirlandes» de mots «à l'encre noire». "Le chant du train est toujours le même" qu'il vous emmène "ici ou là"*, et l'on écoute avec émotion la musique de ces mots «qui veulent nous porter un peu plus loin, un peu plus beaux, en mouvement dans l'espace» et dans le temps.
* cf la citation de Claude Semal en exergue du livre, tirée de La ballade du passant
L'auteur a, le plus souvent sans doute, composé ses textes en marchant par les rues et les chemins, le long des fleuves et des canaux qui l'emportent au loin, ou des ports dont les navires à quai décuplent l'horizon. A l'intérieur aussi mais en s'échappant, en s'évadant par la fenêtre d'une chambre, par la vitre des trains de l'aube et de la nuit ou dans l'ombre d'une route éclairée par des phares. Et c'est la vie qu'il saisit «au-delà», cette vie qui «devant nous file» ou «qui se dévide à l'envers».
Poète des «lisières», il «dérobe la frontière», il «raconte les paysages du bout des routes», de «la route des souvenirs», partageant «un bout de voyage, au fil des virgules» et «l'instant fragile des phrases qui emplissent les vides», donnant parfois «une touche de joie de vivre à qui l'avait perdue».
La poésie d'Ahmed Kalouaz semble naître ainsi d'une dynamique de l'échange et du rebond, de la réminiscence. Aux «bribes de poèmes», ces «vers célestes» qui «l'enveloppent de mots», s'ajoutent «quelques phrases courtes à bouts rimés dérobées au passage dans un ciel de printemps», et, surtout, des «valises de mots nouveaux» nées du «souffle des rencontres» qui le font s'éloigner «avec, au creux des yeux, un regard, une autre ligne pour poser ces mots qui appartiennent au message du vent», pour «écrire quelques phrases avant d'aller le soir les offrir à des gens qu' [il] ne connaît pas».
Paroles buissonnières est ainsi un beau recueil rendant hommage à la poésie telle que ce "poète ambulant" la vit et la partage, à «l'or des mots sans prétention et pour des lendemains meilleurs». A ces mots qui «seuls savent redonner un peu d'élan», à ce «verbe qui a le pouvoir de donner des ailes, de faire palpiter les coeurs au bois dormant».
A la librairie de L'olivier à Nyons (27/10/2012)
Paroles buissonnières, Ahmed Kalouaz, Le bruit des autres, mai 2012, 116 p.
Biographie et bibliographie de l'auteur :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Ahmed_Kalouaz
EXTRAITS :
Au bord des chemins
p.9
Au bord des chemins, en ce pays de vignes ils élevaient des pierres, ils façonnaient des murgers sur une terre rouge au pied de la colline Saint-Pierre.
Un jour un homme a dit : Si nous dressions de nos mains une montagne de livres, et si dans l'instant nous appelions l'encre et le papier, si les mots enfin libérés descendaient des côteaux comme des rois mages.
Et si, près du moulin à huile, nous cherchions une source, un vent de brume, pour que nos doigts tournent les pages, pour que nos yeux suivent les lignes, pour aller au-delà, à l'envers des collines.
(...)
Cela fera
p.11/12
(...)
L'hiver emporte tout comme à son habitude, efface les voix d'un trait d'ombre au lever du jour, les odeurs dans les champs, les noix qui craquent sous les pas.
Et puis cela fera, sans qu'on y prenne garde, des mois que ces souvenirs s'installent parmi les bois flottés, les caprices de l'eau.
Pour les garder j'avais, comme on faisait enfant, jeté des bouteilles à la mer avec un message, trois fois rien d'espoir tracé à l'encre noire.
Aux premières vagues du delta, cela fera un lit de tessons dans le sable, des mots dans les débris, une marée mourante sous des ailes de flamands.
(...)
On meurt
p.76
(...)
On meurt et l'on revient toujours de l'hiver au printemps, de l'automne à l'amour par de curieux détours. Trois saisons à Fougères, et au-delà, au désert, des brassées de mots triées sur le volet, et d'autres, restés à l'abri du rideau de pudeur, sous les paupières baissées. On écrit et l'on meurt, à chaque ligne, à chaque point qui interroge.
Où étais-tu dans cette vie ? Dans quelle gare t'ai-je perdu ? Est-ce encore toi au bout de la rue ?
Aux portes de la ville, il y a cet espace où l'on marche sans fin, même si l'on s'y perd. Dans l'équilibre fragile des choses, tout cela ne tient qu'à un fil de respiration. On meurt de ce bonheur qui arrive toujours, voyageur en retard, ébouriffé, cheveux au vent.
(...)
La nuit ferraille
p.98
(...)
Que faire quand tout bascule et quand les gens fragiles veulent emporter leur secret au fond des forêts, dans les eaux limoneuses des fleuves ?
Et que faire de ces fagots de mots empilés pour l'hiver, quand la flamme de la bougie vacille et renonce ?
La nuit n'apporte nulle réponse, si ce n'est l'image d'une femme qui avance dans le courant, emportant son fardeau pour l'éternité. Sous le ciel clair, aucune main ne peut la retenir, fleurs et douceur du jour n'y feront rien...
La belle absente demain chantera dans un autre monde, pendant que le vent soufflera encore au-dessus de nos têtes sur les sommets que la neige maquille.
Le compartiment est vide. Une larme glisse sur la vitre. La nuit entre sans bruit tenant en main sa lampe éteinte.
A l'aube
p.104
(écrit à Toulouse, ce jour sanglant du 19 mars 2012)
(...)
Du vent flottant sur la rivière, je fais une écharpe pour garder en ma gorge le secret des mots naissant de l'épouvante, les conduire un peu, par les vers et les rimes, les plaines d'hiver et les vignes.
En quelques couplets, retrouver la Garonne rouge à l'estuaire, et remonter sur la vague du mascaret, comme pour remettre le temps à l'endroit, rendre la vie à ceux qui sont tombés dans le livre des morts, endormis pour des lustres et des nuits de chagrin.
Aux derniers sillons de l'hiver, marcher encore, effacer le combat inégal entre le papier et le feu, emporter cette peine accrochée aux parois du coeur, faire de ces lignes un souvenir, un devoir de mémoire. Et la danse des prénoms.