"Pas pleurer", de Lydie Salvayre
L'heure était venue pour Lydie Salvayre de «tirer de l'ombre ces événements d'Espagne» vécus par sa famille, et particulièrement cette «parenthèse libertaire» un peu occultée, tout en regardant dans le même temps «cette saloperie des hommes lorsque le fanatisme les tient et les enrage». L'auteure en effet recueillit de la bouche de sa mère "Montse", âgée de quatre-vingt-dix ans, «les souvenirs de cet été 1936 où eut lieu l'inimaginable», ces heures solaires radieuses «inolvidables» que malgré sa mémoire défaillante elle avait conservées intactes dans tout l'émerveillement enfantin de la jeune paysanne catalane pauvre de quinze ans qu'elle était à l'époque.
Et dans Pas pleurer elle embrasse dans un roman familial autobiographique d'une grande originalité deux visions simultanées et paradoxales d'une guerre qui contraignit ses parents à l'exil : celle de sa mère et celle de l'écrivain catholique et monarchiste Georges Bernanos qui en fut, à Palma de Majorque, le témoin lucide et déchiré, et qui osa courageusement se démarquer de son camp pour écrire ce que lui dictait sa conscience, dénonçant dans un célèbre pamphlet «l'infâme connivence de l'Eglise espagnole et des militaires épurant systématiquement les suspects».
Georges Bernanos
«Je l'écoute me dire ses souvenirs que la lecture parallèle des Grands cimetières sous la lune de Bernanos assombrit et complète».
Cette écoute et cette lecture, qui toutes deux la bouleversent, feront ainsi lever chez l'auteure «par des écluses ignorées, des sentiments contradictoires» qu'elle rend magistralement dans deux récits s'entremêlant tout au long du livre. Et celui de la mère – ponctué de brèves interventions de sa fille – ranime soudain ce passé, rapportant également d'autres points de vues divisant alors la famille de l'auteure comme ceux qu'elle côtoyait, et rendant compte de la complexité de cette période. Il intègre notamment le parcours contrasté de Josep, ce grand frère ayant tenté cette «expérience unique» et éphémère qu'elle eut «la chance inouïe de vivre».
Cette troisième vision évolutive de l'oncle de l'auteure vient faire le lien entre les deux premières car Josep revint de son enthousiasme fervent, assailli par les mêmes doutes, terrassé par le même dégoût, le même chagrin que Bernanos, mais face à son propre camp. Une troisième vision capitale qui révèle à mon sens une autre dimension de ce roman. Un roman s'affirmant comme un retour aux sources : à l'Espagne, ce pays dont Montse fut arrachée dans une éprouvante "Retirada" suite à la victoire franquiste et dont l'auteure, née dans le sud de la France où ses parents échouèrent, fut dépossédée.
Pas pleurer, dont le titre semble célébrer la dignité de cette mère dans la difficile tâche de reconstruction de sa vie, brosse ainsi un magnifique portrait de Josep, figure attachante tant dans sa ferveur que dans ses désillusions, qui résonne comme un très bel hommage posthume à cet oncle mort à la fin d'une guerre qui a déchiré l'Espagne. Un oncle qui apparaît au début de ce roman comme une sorte de Don Quichotte incarnant cette pensée libertaire (ce que souligne l'épigraphe du livre tirée du roman de Cervantes) dont l'Espagne, malgré la gamme des atrocités et des turpitudes que les hommes ont partout en partage, semble la dépositaire privilégiée. Une Espagne où ce courant libertaire trouva «son expression la plus haute», «la seule terre où [cette utopie] pouvait croître».
Trois parties épousent la chronologie de cette histoire familiale intimement mêlée à un épisode particulièrement dramatique de l'Histoire espagnole dans lequel se profilent un conflit mondial et une épuration d'une toute autre ampleur. La première, débordante de vitalité, relate cette ivresse joyeuse quand soudain les «désirs reverdissent» et qu'un autre monde s'avère possible, quand tous les principes, les comportements et les sentiments se renversent : se sentir exister, vivre autrement ! La seconde, toute en nuances et en empathie, est celle d'«une utopie déniaisée, rouge comme le sang et noire comme l'âme, car les hommes sont ce qu'ils sont». Celle de la défaite des Républicains et de la mort de Josep. Un douloureux «retour au réel». Quant à la troisième, s'apparentant plus à un bref épilogue, elle est celle de la retraite de Montse pour survivre, de son abandon forcé de l'Espagne.
Le charme et la force de ce livre tiennent essentiellement dans le travail jubilatoire de l'écriture effectué par Lydie Salvayre et notamment dans la foisonnante et succulente richesse verbale d'une langue rocailleuse et inventive emplie de dérision joyeuse ou ironique. Car on est littéralement enivré par la liberté de cette langue colorée, imagée et rythmée, malmenée et métissée qui entremêle tous les registres, de l' «idiome fleuri» des injures à un français «sophistiqué autant qu'énigmatique» et aux mots posés sur des «choses muettes» qui «ouvrent un monde inconnu». Une langue plurielle entremêlant de même le français et l'espagnol - livré dans la brutalité évocatrice de ses sonorités sans la moindre traduction -, et cette «langue mixte et transpyrénéenne», ce «frangnol » maladroit devenu la langue de sa mère, que l'auteure semble vouloir faire ainsi accéder à la "dignité littéraire". Une écriture aérée, en suspens qui nous grise dans l'effervescence de son écume, une écriture pleine de vitalité, toute en accents et en ruptures, qui nous emporte dans sa houle, adhérant parfaitement au propos dont elle souligne le sens, sans négliger non plus les nombreuses ressources de la typographie.
Pas pleurer possède ainsi le grand mérite de décliner ces mots que Josep «appelle, parce qu'il ne dispose pas d'autre mot, poésie»: «des mots si neufs et si audacieux qu'ils transportent son âme. Des mots immenses, des mots ronflants, des mots brûlants, des mots sublimes, les mots d'un monde qui commence». Et Lydie Salvayre exhume ainsi à sa manière ce trésor de la guerre d'Espagne, "ce mouvement inconnu de la liberté" toujours capable d'animer les hommes que Serge Pey appelle également "poésie".
Pas pleurer, Lydie Salvayre, Seuil août 204, 278 p .
A propos de l'auteure :
EXTRAIT :
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p.11/20