"Passagers de l'archipel", d'Anne-Catherine Blanc

Publié le par Emmanuelle Caminade

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Après Moana blues, un roman intense et marquant, et L'astronome aveugle, un joli conte léger et lumineux, Anne-Catherine Blanc nous propose un recueil de nouvelles, Passagers de l'archipel  qui, comme son premier livre, a pour cadre Tahiti, une île que l'auteure connaît bien pour y avoir vécu plusieurs années. Et, au travers de ces trois genres littéraires, on retrouve non seulement un univers particulier et des thèmes récurrents mais aussi un style.

Cet archipel c'est bien sûr celui de la Société et, en son sein, la mythique Tahiti, une île double dont l'auteure nous offre une vision très différente de l'image exotique galvaudée encombrant les esprits. Elle préfère en effet dévoiler sa «côte est», plus sauvage, plus intacte, et pénétrer «les coulisses» d'un «décor fallacieux». S'éloignant des clichés, elle nous fait partager la vie quotidienne des "locaux", de ces hommes et de ces femmes simples qui «ne sont pas des anges» et dont elle égrène «le suave et mystérieux chapelet des noms», comme pour «restituer leur dignité», leur redonner existence. Elle nous fait ainsi découvrir un monde «stigmatisé» par les dérives de la modernité - et notamment par l'alcoolisme généralisé et la violence gratuite qui ont accompagné l'introduction de l'argent dans une île où il n'y a pas grand chose à acheter en dehors des canettes de bière. Mais l'innocence violée donne aussi des perles des plus pures et ce peuple du Pacifique - cet océan si mal nommé - a conservé des valeurs de tolérance et de solidarité, sans doute parce qu'il reste malgré tout adapté à son monde originel, en harmonie avec la mer.

Cet archipel s'avère aussi métaphore du monde, un monde  que l'auteure  appréhende comme un univers maritime symbolique : une mer source de vie et unique horizon auquel retournent toujours ses enfants (1) ...

1) En référence au poème d'Antonio  Machado ouvrant  L'astronome aveugle :

"Et quand viendra le jour du dernier voyage,

quand partira la nef qui jamais ne revient

Vous me verrez à bord, et mon maigre bagage

quasiment nu, comme les enfants de la mer"

Dans ce livre comme dans les précédents, Anne-Catherine Blanc nous embarque sur ce navire voguant sur l'infini  dont nous sommes les éphémères passagers, «bois flottés» abandonnés à la houle ou guidés par les étoiles. Et de cette errance qui est avant tout intérieure, il émane une sorte de philosophie du "mouillage", de l'ancrage et du détachement, comme si chacun devait trouver «sa place» en harmonie avec le monde, pour pouvoir ensuite être prêt à s'en libérer. Pour «se trouver», il ne faut pas hésiter à «se perdre» (2) dans l'inconnu , à s'oublier dans la rencontre de l'autre, comme Colette, l'héroïne de Sa place au soleil , avant d'arriver au terme du voyage «quasiment nu» à l'image de Poerava ou d' Herenui, le héros de Raerae.

Anne-Catherine Blanc possède l'art d'explorer ce "bleu intérieur"(3) en harmonie avec le monde  dont elle décline une palette allant de l'ombre à la lumière, de la nuit sombre des abysses à l'azur du ciel au zénith (4)  en passant par toutes les nuances de verts et de gris, sales ou métalliques. Elle sait jouer des reflets et des éclats, de la douceur et de la dureté, des transparences, des ombres et des voiles à l'instar de Dagmar Bergmann, peintre à laquelle est dédiée Poerava, la nouvelle ouvrant ce recueil.

Et nous sommes ces passagers embarqués sur le même navire, ces prisonniers de leur atoll qui se laissent bercer par des «rituels» épousant une «temporalité cyclique» ou tentent de déployer une «ligne de vie» dans leur enclos marin. Des passagers naviguant sur les vides et les pleins, maintenant un souffle vital dans la «gestuelle» d'une «calligraphie», imprimant une trace éphémère «pour le bonheur de se sentir vivant», unique, «irremplaçable»,  tout en se fondant dans l'énergie cosmique universelle. Des rituels et des gestuelles pour s'adapter au chaos du monde, pour «porter la vie» de la naissance à la mort, de métamorphoses en renaissances ...

2) En référence à la citation d'Antoni Liena , à l'occasion d'une exposition à la fondation Tapies de Barcelone ,  toujours dans L'astronome aveugle :

"Pour se trouver il faut se perdre à chaque pas. L'ordre de l'artiste , comme celui de la vie, est un va-et-vient (...)"

3) Voir Le Bleu intérieur, une préface de Jacques-Marie Arifeilles aux peintures  de Dagmar Bergmann ( rubrique Portrait) :

http://www.dagmarbergmann.net/DP1f.HTM

  Et ne pas manquer d'aller voir ces peintures en rubrique Galeries...

4) En référence à Moana blues  :

"Moana, c'est aussi le bleu du ciel dans sa plus grande profondeur, quand l'abîme et le zénith se regardent dans les yeux"

Anne-Catherine Blanc confirme son talent de conteuse et la dualité de son style .

Elle sait parler des "petites gens" avec humour et empathie, leur empruntant leur langage simple et familier (5) tout en y ajoutant une touche d'ironie tendre. Elle dresse des portraits évocateurs, touchants de vérité, et saisit au plus près tous ces petits riens qui constituent leur quotidien. Et elle aborde aussi leurs violences, insupportables, en recourant à la seule dureté du constat. Une auteure déployant également une belle écriture poétique, sensible et sensuelle, à la fois grave et  légère, apaisée,  qui nous fait accéder à un autre univers; et ses descriptions des paysages de l'île - notamment de cette mer symbolique omniprésente - nous enchantent. Une écriture porteuse de rêve mais aussi de réflexion.

Un beau recueil donc,  auquel je reprocherai toutefois ce qui me semble une maladresse  dans sa composition. Il aurait en effet  gagné en unité , à mon sens,  si l'auteure s'était limitée aux quatre premières nouvelles qui en constituent pratiquement les trois quarts (141 pages sur 197). Car leur connivence thématique et stylistique, renforcée par des récurrences lexicales  se faisant écho, les unissent  très fortement tandis que les deux dernières, jouant plus sur le registre comique et familier que sur la dimension poétique et philosophique, s'en démarquent nettement. Et cela me semble un peu dommage ...

5) Dans un souci d'authenticité,  Anne-Catherine Blanc utilise les termes tahitiens émaillant le français parlé dans l'île. Pour leur compréhension, on peut se reporter au glossaire proposé à la fin du livre.

 

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Passagers de l'archipel, Anne -Catherine Blanc, Ramsay mars 2011, 202 p.

 

EXTRAITS :

Poerava, p. 7/8

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(Dagmar Bergmann)

      (...)

   Les ancêtres de Poerava étaient arrivés là guidés par les étoiles, sur d'immenses pirogues doubles, pontées, capables d'affronter les rages d'un océan que seule l'inexpérience d'autres hommes, un jour, permettrait de baptiser Pacifique. Ils avaient fait escale sur l'atoll pour remplir les réserves d'eau et récolter des fruits et des tubercules, vivres indispensables à la poursuite de cette exploration infinie qu'ils accomplissaient de leur univers insulaire et marin. Leur cosmogonie ignorait les continents. C'était un peuple noble, parfois farouche, mais parfaitement adapté à son monde, qui savait protéger tous ses membres par un code rigide de lois orales. Pourquoi certains d'entre eux avaient-ils choisis de rester sur l'atoll, quand les autres reprenaient leur errance conquérante ? Seuls les anciens 'òrero , les livres vivants de la tradition, déteneurs de la mémoire collective, auraient pu le dire.

   Mais les 'òrero avaient disparu. Poerava était née au temps de la mémoire perdue. Comme tous ceux de sa génération, elle n'était plus que l'héritière d'une amnésie.

  Elle ne connaissait du monde qu'un immense dôme d'un bleu igné, infernal, bleu de l'air pulsant de chaleur, tendu à craquer sur le bleu tyrannique de l'eau, embrasé vers midi d'un éclat incandescent.  Parfois, en moins d'une heure, toute cette pureté se muait en grisaille crasseuse. De folles trombes d'eau cinglaient les hommes en mal d'abri, ravinaient le maigre sol. Un vent enragé étêtait les cocotier. Les vagues, alors, balayaient l'atoll, rasaient les fare  en tôle et en contreplaqué qui composaient le village, dévoraient les enfants.

   (...)

Lignes de vie, p. 42/43

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(Dagmar Bergmann)

   (...)   

   Il sait bien, le vieux, qu'à l'échelle du cosmos, la durée de ses kanji sur le papier crasseux des annuaires, voué à l'allumage du barbecue familial ou au pourrissement ignominieux au fond des sacs poubelles, est à peine moins longue que celle des tatouages voués, eux, à la lente décomposition du corps et de son enveloppe. Il sait que les clients du voisin, qui sortent de l'officine tout glorieux de se croire marqués pour l'éternité, réduisent l'éternité à leur pauvre fragment d'existence.

   Tout ça le fait sourire. Car dans le fond, ça n'a aucune importance. Les signes qu'il trace, il les trace pour le bonheur de se sentir vivant. Il est fier d'exister encore, sec et solide comme un vieux bambou, après toutes ces années à travailler sans cesse sur un caillou pointu jailli du fond des abysses au milieu du Pacifique, un caillou crépu de corail et de jungle dont il n'est jamais sorti, jamais, même pour poser le pied à Mororea, l'île jumelle.

   Mais il lui ,arrive parfois, quand il trace un kanji, de ne plus se sentir exister que comme souffle vital, comme pur élan du corps devenu simple conducteur de l'énergie universelle. Dans ces instants de grâce, il s'oublie et se fond dans le creuset du monde. Sa vie alors n'est plus sa vie, elle participe de cette énergie démesurée et il expérimente à l'avance, ébloui comme un enfant qui mâchouille un bout de pâte crue avant que sa mère n'enfourne le gâteau, la saveur inachevée , mais grisante, de son éternité. (...)

Sa place au soleil, p.89

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Dagmar Bergmann)

    Quelque part , dans un ailleurs improbable, des maisons serrées aux épaules alignent, comme à regret, des façades hautes et étriquées, percées au rez-de-chaussée d'une porte et d'une baie vitrée masquée par des voilages, souvent ornée de plantes vertes en pot. Les plantes vertes témoignent, par leur santé, des soins attentifs dont elles sont l'objet, mais aussi des efforts que déploient leurs propriétaires pour égayer à la fois leur intérieur et la rue morne. Les voilages, eux, sont censés entretenir le mystère étroit et profond qui prolonge les façades. Mais à la nuit tombante, quand les pièces s'éclairent, on ne ferme pas encore les volets; l'intimité des propriétaires s'affiche alors en ombres chinoises , comme si chacun voulait témoigner haut et fort devant la rue entière : «Voyez comme nous sommes bien dans notre bulle, comme il y fait chaud, comme elle nous protège, au point que deux transparences suffisent pour garantir notre sérénité!» Le passant furtif, frileux, qui tout en remontant son col tente de jeter un coup d'oeil, se trouve alors plus sûrement exclu de la pièce que s'il en était séparé par la prunelle rayée d'or des persiennes closes. Vitres et voilages exaltent se double jeu de l'énigme et de la transparence, proclament tout à la fois que les propriétaires n'ont rien à cacher , puisqu'ils s'exhibent, mais que ce rien même est si enviable et précieux qu'il convient de l'envelopper du plus discret des flous artistiques.

    (...)

Publié dans Micro-fiction

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M
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A
<br /> <br /> Chère Emmanuelle,<br /> <br /> <br /> J'ai perçu dans la présentation que tu as faite de ce recueil de nouvelles quelques échos avec une autre île que nous connaissons un peu l'une et l'autre. L'insularité semble sécréter les mêmes<br /> sucs que les excès de la modernité tendent à affaiblir considérablement. Ce qui fait de ces îles, un chapelet d'archipels aux voix irremplaçables et uniques. Merci à toi.<br /> <br /> <br /> Angèle<br /> <br /> <br /> <br />
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