"Putain de pupitres ! ", de Park Bum-shin
Putain de pupitres ! est le premier ouvrage traduit en français de Park Bum-shin, un auteur coréen très populaire dans son pays, et il est réjouissant de pouvoir ainsi accéder à ce merveilleux roman d'une grande qualité littéraire et d'une portée universelle.
Le titre évoque ces pupitres où on inculque aux «élèves modèles» une certaine lecture du monde mais aussi le bureau de l'écrivain qui cherche, lui, à écrire ce monde en entremêlant imagination et réalité. Mais ce n'est pas sur les bancs de l'école ou du lycée, ni même de l'université que se comprend l'essentiel du monde : «comprendre la vie et la mort, cela suffit pour recevoir les signes universels dans la sombre cellule de la conscience de soi».
Cette compréhension intuitive, émotionnelle, dont s'éloigne l'homme mûr encombré de sa logique, résulte surtout de l'«étincelle», de la combinaison d'images dont certaines gisent dans notre inconscient. Une compréhension que Park Bum-shin nous fait brillamment entrevoir par son écriture car, dans ce roman tout en échos et résonances qui souvent nous renvoie à ces images que font naître les voix des grands écrivains, il juxtapose ou enchaîne une multitude de courts tableaux dans un va-et-vient de flashes ou un déroulement de films, faisant miroiter une magnifique langue métaphorique, une langue concrète n'excluant pas une saine crudité, qui recourt à toute une palette symbolique.
«L'écrivain ne voit pas son pupitre enfoui sous la mer, et pourtant il ne renonce pas au rêve de le désamarrer». C''est cette vision du monde que l'auteur, empruntant les itinéraires de l'écriture romanesque, fait ainsi réapparaître après quarante années en faisant sortir de son tombeau l'«alter ego adolescent» de son héros narrateur - un écrivain confirmé qui semble en grande partie son double. Et les dédoublements et les décalages avec cet ancien moi à la fois proche et étranger qu'il adore autant qu'il «a envie de le tuer» sont habilement rendus par une narration tantôt extérieure, tantôt à la première personne, le "je" étant lui-même parfois endossé par le jeune alter ego. Narration permettant un jeu constant sur les pronoms, le plus souvent souligné par une adresse malicieuse au lecteur, qui entretient le flou sans pour autant le dérouter.
«Le monde est ma représentation», disait Schopenhauer dont l'ombre parfois plane sur ce livre. Et cette image du pupitre s'affirme également comme celle d'un seuil, du lieu de matérialisation de ce monde construit en chacun de nous, dans «tous les recoins de [notre] sensibilité» par le biais de nos cinq sens, de cette représentation résultant de la confrontation de l'extérieur et de l'intérieur qui se renouvelle au fur et à mesure de notre avancée dans la vie. Et ce renouveau, ces métamorphoses, ces passages d'un monde à un autre, d'une «âme» à une autre, cette évolution du monde, du rapport au monde mais aussi de la conscience de soi préoccupe manifestement l'auteur. Un auteur qui désire sans doute aussi «retourner à la maison», non remonter le temps car «un train ne revient jamais en arrière», ni même retrouver intacts des lieux devenus méconnaissables, mais retourner à l'origine.
Dans quatre grandes parties d'inégale longueur, le narrateur retrace ainsi, ou plutôt «revoit en pensée» ces années d'intense bouleversement de la vision du monde de son moi adolescent, de l'âge de ses seize ans marqués par la déflagration de l'assassinat de Kennedy, à celui de ses vingt ans. De la fin d'une enfance assez solitaire bien que vécue dans sa famille, à ces «riches heures de vagabondages, d'aventure et d'autodestruction existentielle» où il découvre l'amitié, la sexualité et la révolte dans la ville où il est envoyé en pension au lycée, jusqu'à l'âge adulte. Il remonte ainsi «à l'époque de la déchirure» avec celui qui rêvait «de mettre le feu au monde de la folie», tentant de saisir à quel moment leurs «espérances ont divergé», à quel moment il l'a lâchement abandonné pour «s'insérer dans les rouages du monde».
«Lui est mort depuis déjà pas mal de temps, et ce texte intitulé Putain de pupitres n'est que l'évocation et le compte-rendu de sa mort violente». Et la thématique suicide/assassinat qui parcourt le livre montre bien qu'une fois jetés brutalement dans notre prison éphémère la vie ne nous laisse qu'une alternative. Cet écrivain «reconnu par ce monde de folie qui l'a tué» semble faire ainsi le deuil de sa jeunesse et de la Corée disparue de son enfance, vouloir également expier son «renoncement», son arrangement avec son désir de vivre, son acceptation de la beauté mais aussi de la fange du monde, de la vie indissociable de la mort.
Le parcours du héros - dont le nom, Yushin, signifiant "renouveau" évoque la période du régime Yushin dans les années 1970 - renvoie à l'évolution de la Corée du Sud. Le livre démarre en effet en 1963, époque où dans un cadre autoritaire s'amorça le formidable essor industriel qui fera passer brutalement le pays d'une société traditionnelle pauvre à l'ère de la consommation de masse. Et cette perte de repères à la croisée des chemins qui conduira le héros à la fuite, à l'errance, est aussi celle résultant de la destruction d'un monde pour en accoucher d'un nouveau, ce que, mêlant la fiction à la réalité, symbolise bien cette ville d'Iri (désormais appelée Iksan) totalement reconstruite après l'explosion de sa gare...
Et, plus largement, ce roman se déroule dans un espace-temps déployé sur une sorte de cartographie cosmique et labyrinthique englobant le monde visible et invisible, où s'insèrent des paysages très concrets à la symbolique parfois sexuelle.
Putain de pupitres ! s'avère un grand livre. Remarquablement construit et écrit, à la fois puissant et émouvant, empli de colère et de dérision, de désespoir et de tendresse, il frappe par la force et la beauté de ses images, par sa justesse de ton, son authenticité. Park Bum-shin nous y offre un magnifique portrait de l'adolescence sous les traits touchants d'un héros habité par les lectures qui ont marqué sa sensibilité et embrasé son imaginaire, des lectures qui l'aident à déchiffrer le monde. Et il rend par la même occasion un très bel hommage à la littérature, tout en s'interrogeant sur l'art et sa gratuité.
Et, n'ayant pas eu la chance «d'être sanctifié par le meurtre de soi-même», l'écriture de ce livre semble, un peu paradoxalement, pour cet écrivain narrateur - et double de l'auteur - une porte de salut. Un écrivain désirant aussi racheter la faute d'être tombé dans «le piège» recelé par l'écriture : dans la séduction, dans ce conformisme que refusait justement ce moi adolescent sacrifié.
(Article publié sur La Cause littéraire le 29/03/14)
Putain de pupitres!, Park Bum-shin, Decrescenzo Editeurs 2014, traduit du coréen par Ko Kwang-dan et Eric Bidet, 240 p. ( Munhak dongne, 2003)
A propos de l'auteur :
Né en 1946 à Milyang, Park Bum-shin est un écrivain très célèbre en Corée du Sud. Enseignant en langue coréenne dans un collège, puis à l'université, il débute par une première publication en 1973. En 1993, suite à une carrière florissante, il laisse inachevé le roman sur lequel il travaillait, fait deux tentatives de suicide et ne revient à l'écriture romanesque qu'en 1996, récrivant même certains romans et commençant à écrire ses mémoires. Putain de pupitres ! est son premier roman traduit en français.
EXTRAITS :
I. LE PUPITRE DE MES SEIZE ANS
FOLIE
p.7/8
C'est l'aube. L'aube d'un jour où l'on a la conviction que quelque chose manque, sans qu'on sache exactement quoi. La mère tape sur le croisillon de la porte coulissante :
«Allez, debout, mon petit !» dit-elle.
Sa voix ressemble au sifflement du train.
Il doit finir par se lever s'il ne veut pas rater le train. Malgré les nuages et le brouillard de l'aube, il le voit approcher, roulant dans la plaine, imperturbable. Il faut qu'il se lève, mais dans son demi-sommeil il entend tout à coup la radio parmi les rayons diffus du réveil : «Kennedy... John Fitzgerald Kennedy...» annonce le speaker. Un éclair le transperce comme un poignard effilé, et sépare d'un coup le jour naissant de la fin de la nuit. «Oh non !...» ajoute le speaker d'une voix pathétique.
«Oh non !»
Il se dresse sur son lit comme mû par un ressort.
La chambre est encore plongée dans l'obscurité, mais au-dessus de son pupitre la fenêtre sans rideaux orientée à l'ouest est déjà blanche. La photo du président Kennedy punaisée à l'étagère lui saute aux yeux : avec ses cheveux bien coupés, son regard clair et son menton bien dessiné, il a fière allure. La photo a dû être prise au moment où il proclamait l'abolition de toute forme de discrimination raciale. C'est la première fois que j'avais affiché ainsi une photo sur mon étagère. Non parce qu'il était président des États-Unis ou parce qu'il était le promoteur d'une politique appelée Nouvelle Frontière, mais parce qu'il semblait tellement élégant qu'on avait l'impression qu'il ne pourrait ni mourir, ni même vieillir. Je le considérais comme une étoile qui ne déclinerait pas, qui ne s'éteindrait jamais. Le jeune speaker répète sans cesse qu'une étoile vient de s'éteindre; son ton monte quand il explique que le président a été abattu alors qu'il défilait à Dallas dans une voiture décapotable. La scène défile devant ses yeux à lui : la belle Jacqueline enlaçant la tête ensanglantée du président en criant : «Oh non !»
«C'est fou !» murmure-t-il.
(...)
Le TRAIN DE NUIT
p. 14/15
De sa maison au-delà du mur, on voit le train de nuit qui passe en dessinant des arcs de cercle comme ceux des lignes de la main. Derrière la voie de chemin de fer se trouve le collège de Ganggycong, où il a fait ses études, avec sa haie de grands peupliers. En avant du collège, il y a la digue du Geum, toujours courbe comme une vergue. Et il n'a pas besoin de sortir dans la cour pour voir le train : il passe au milieu de la fenêtre en haut du mur de sa petite chambre. Il aperçoit le train sans que celui-ci puisse s'en douter. Surtout quand c'est le train de nuit. Il perçoit les efforts qui le font démarrer à la gare précédente, éloignée de quelques kilomètres. Il lui faudra sept minutes environ pour arriver.
Quelquefois , il s'accroupit en grommelant.
Au bout de cinq minutes, il commence à entendre les roues du train qui grincent sur les rails dans l'obscurité, et une minute plus tard, il continue à ressentir la vibration sur le parquet chauffant où il est assis. L'intensité de la lumière et la couleur de chaque wagon sont variables. Certaines fenêtres sont nettes, d'autres sont floues. Tout ce qu'on peut voir dans la nuit, ce sont les fenêtres, nettes ou floues, ainsi que les silhouettes des passagers dont les corps restent enfouis dans l'obscurité. Au moment où le train remplit entièrement l'espace entre le toit élevé de l'usine de sauce de soja et la grange située au sud-ouest de la cour, il semble comme figé. Du haut de ses seize ans, il peut voir au loin la couleur de la Mer du Sud, les rêves cotonneux de ceux qui vivent en regardant la couleur de l'eau changer avec les saisons et les soupirs que l'on plaque sur les rêves cotonneux. Appuyé sur son menton, les bras croisés ou les mains jointes, il voit tout cela s'écouler tranquillement dans le lointain, comme les lumières des étoiles ruisselant les unes après les autres.
(...)
LA ROBE DE FEMME ENCEINTE ENVELOPPEE DANS DU PAPIER JOURNAL
p.18/19
(...) A mi-flanc de la colline, il n'y a plus de maisons basses et on tombe sur une clôture de barbelés.
Il y a là un orphelinat.
Son toit de tôle rouillée d'aspect délabré semble lui-aussi descendre bien au-dessous du niveau du chemin. On distingue dans l'ombre des taches blanches. Peut-être de la neige, à moins que ce ne soit du givre. Le ciel est très nuageux mais il ne neige pas et il n'y a pas non plus de vent. Faisant passer le cartable de sa main droite gelée à sa main gauche, il s'approche de la porte de fer de l'orphelinat. Quelques oiseaux posés sur le toit criaillent à tout va.
Sans les cris, il serait tout simplement reparti. Mais c'est comme si ces cris-là s'adressaient à ses cinq sens : il s'arrête de marcher et retient son souffle. Les criailleries des oiseaux occupent tous les recoins de sa sensibilité.
Comme un vent violent, un frisson lui parcourt le corps. Une antenne d'intuition pareille à celle des animaux de nuit s'éveille en lui. Le lieu d'émission de ce train d'ondes est un fourré près des barbelés, à deux ou trois pas en arrière. On entrevoit un bout de tissu de chanvre de Gaeseong bleuâtre au milieu des fourrés désséchés. Heureusement, ce n'est pas du journal taché de sang : cette nuit, il a lu une nouvelle de Mishima intitulée "Le papier journal". Il s'approche avec précaution des barbelés. Il comprend tout de suite ce qui est enveloppé dans le bout de tissu bleu. Dans la nouvelle de Mishima, un nouveau-né souillé de sang et enveloppé dans du papier journal crasseux est posé sur le plancher : il pense soudain qu'il s'agit du journal qu'il était en train de lire au moment où le sang rouge du président Kennedy a taché la robe élégante de Jacqueline. Par une superbe journée de printemps, à Tokyo, avec les cerisiers en fleurs, «un vêtement de femme enceinte enveloppé dans du journal, comme de la viande enveloppée par le boucher», écrit Mishima. (...)
III. LE PUPITRE DE MES DIX-NEUF ANS
MOUSSON
p.171/172
(...)
Sergio se déshabille. Pendant qu'il quitte ses chaussettes, lui finit d'ôter son pantalon; quand il se débarasse de son tricot de laine, lui retire son tee-shirt de printemps; et quand il enlève son pantalon, lui fait descendre son slip imprégné de l'odeur de poisson pourri. Sa queue est dressée bien droite, à cause de l'ennui et de la colère. Et au moment où la conscience de soi ténébreuse et humide sort en imagination de la ruelle étroite pour gagner la place envahie par la nuit, comme Sergio avec Albina et comme Moravia, lui se branle avec un ennui crasseux et une colère mordante en brutalisant sa tendre chair. Sergio, suant et incapable de faire quoi que ce soit, retarde son désir fou d'enlever ses sous-vêtements trop épais. En regardant par la fente Moravia en train de se jeter comme une bête sur la femme mexicaine, lui éclate franchement de rire.
Les seins de la Mexicaine – de Bleue – sont bruns. La mousson durera certainement longtemps. Le sperme qui jaillit de sa queue ressemble aux glaires crachées sur le mur extérieur de l'entrepôt de surgelés. Une fois qu'il a craché ses glaires, son instrument ne retombe pas tout de suite. L'ennui, la colère et la mousson, on peut toujours s'en arranger, mais comment s'arranger d'une queue sans arrêt remplie de sperme ?
MORT DE FAIM
p.178/179
(...) Le jeune héros, donc, descend au crépuscule le long du rocher suspendu à un cable accroché au tronc d'un pin; il pénètre dans une grotte naturelle située à mi-hauteur de la falaise, puis il détache le cable et le jette à la mer. Voilà le début de ce qu'il a écrit, la première fois qu'il écrivait une fiction.
Cette nouvelle – si on est d'accord pour l'appeler fiction – qu'il a rédigée dans l'obscurité a pour titre : Mort de faim. C'est la chonique d'un jeune homme qui meurt de faim dans une grotte pendant neuf jours. Les titres des chapitres sont : Premier jour, Deuxième jour, Troisième jour, Quatrième jour, Cinquième jour, Sixième jour, Septième jour, Huitième jour et Dernier jour ...
La grotte n'a que trois mètres de profondeur. Etant donné qu'elle n'est pas profonde, elle est boueuse à cause de l'humidité de la mer. On n'a vue que sur la mer. En cette fin d'automne, aucun bateau ne passe par là de toute la journée. Le seul changement de paysage, c'est la luminosité du jour qui se transforme petit à petit, matin, midi, soir; la mer claire, la mer plus claire, la mer encore plus claire, puis la mer sombre, la mer plus sombre, la mer encore plus sombre, voilà tout son univers. Son jeune héros maigrit peu à peu et le neuvième jour il n'a plus que la peau sur les os. Maigrir en s'évidant, c'est pour lui une étonnante source de joie et pour ainsi dire un orgasme dramatique.
(...)