"Quinze jours au désert", de Alexis de Tocqueville
Publié dans la collection "Les Transparents" des éditions Le passager clandestin qui offrent un point de vue sur notre temps, notamment à travers des textes anciens, Quinze jours au désert est un merveilleux petit récit de voyage d'Alexis de Tocqueville, d'une belle écriture simple et fluide, qui conserve toute son actualité. Faisant résonner une voix discordante, peu audible à son époque et encore aujourd'hui subversive, ce texte émouvant écrit "en des temps où l'occident ne rêvait que de conquérir et dominer le reste du monde" porte "la marque d'une prise de conscience de soi dans la rencontre avec l'Autre", nous faisant bien saisir, comme l'indique Claude Corbo dans la préface, ce que serait un monde qui écoute ces "Transparents" chers à René Char.
Chargé en 1831 d'une mission officielle du gouvernement pour y étudier le système pénitentiaire, Alexis de Tocqueville parcourut toute l'Union Américaine avec son ami Gustave de Beaumont, ce qui lui permit d'observer la nouvelle société démocratique en réfléchissant à la manière dont on pouvait concilier la liberté et l'égalité, et nourrit les deux tomes de De la démocratie en Amérique publiés en 1835 et 1840.
A l'occasion de ce voyage, et malgré sa santé fragile, il résolut aussi, nous dit son compagnon, "de s'enfoncer dans l'Ouest jusqu'à ce qu'il eut trouvé le désert". Une résolution qui ne procédait pas seulement de sa grande curiosité d'esprit mais d'un sentiment plus grave : "convaincu que l'une des conditions premières de la prospérité de l'Amérique était l'immensité de ses grands espaces non encore occupés, il voulait (...) s'avancer dans la forêt jusqu'à la limite de la civilisation, et avec les derniers pionniers voir les premiers Indiens sauvages".
Quinze jours au désert est ainsi le récit de ce court mais fructueux périple vers Saginaw, «un lieu que n'avait pas encore atteint le torrent de la civilisation européenne», des multiples rencontres de l'auteur avec diverses sortes de pionniers américains ou européens et d'Indiens dégradés au contact des Blancs, jusqu'à sa rencontre avec cette dense forêt primitive et les derniers Indiens vivant encore en harmonie avec cette imposante nature.
Ce texte que l'auteur avait renoncé à placer en appendice de la seconde partie de son célèbre ouvrage peignant les effets de la démocratie sur les moeurs, de peur de concurrencer le roman écrit par son ami à leur retour - dont ces forêts et ces déserts parcourus ensemble formaient le cadre -, fut publié par ce dernier, un an après sa mort en 1860. Dans Correspondances et oeuvres posthumes d'Alexis de Tocqueville, Gustave de Beaumont livrait également le récit d'une excursion de quelques jours qui n'est pas racontée dans Quinze jours dans le désert, intitulé Course au lac Oneïda.
L'éditeur d'aujourd'hui reprend ces deux récits ainsi qu'un extrait de la «Notice» rédigée par Gustave de Beaumont en guise de préface où il rend notamment hommage aux précieuses qualités intellectuelles et morales de son ami.
On est frappé par la finesse et la rigueur, la pertinence des constatations et des réflexions de l'auteur qui pose un regard de sociologue, d'anthropologue, sur le monde et les hommes qui l'entourent. "Tout lui était sujet d'observation" et jamais ne lui venait "une idée à l'esprit sans qu'il la notât" écrit son ami. Frappé aussi par son intuition, par ses facultés d'anticipation, sans doute en raison d'un esprit inquiet, d'une intelligence aiguë infatigable et d'une mémoire hors du commun. Des qualités intellectuelles auxquelles s'ajoutent une passion et un courage indéfectibles, l'idée d'un péril ne l'arrêtant jamais, et surtout une extrême sensibilité lui laissant de vives et durables impressions.
Quinze jours au désert dessine un beau portrait d'Alexis de Tocqueville ressortant de ses récits-mêmes comme des commentaires de son ami, celui d'un homme d'une grande valeur humaine dont toutes les facultés de l'esprit "portaient à la méditation intellectuelle" et dont une autre pente de l'âme "l'inclinait à la rêverie". Un homme tombé "sous le charme irrésistible de ces grandes solitudes de l'Amérique", profondément ému par les grands spectacles de la nature. L'auteur nous livre ainsi des passages magnifiques sur cette forêt du Nouveau Monde «dont la majesté sombre et sauvage saisit l'imagination d'une sorte de terreur religieuse».
Et c'est sans doute grâce à ces qualités complémentaires qu'il réussit à pénétrer, à éclairer le noyau fondateur de cette jeune nation marquée par l'individualisme du pionnier concentré dans l'unique but de faire fortune, dressant un portrait saisissant de l'Américain :
«Traverser des forêts presque impénétrables, passer des rivières profondes, braver les marais pestilentiels, dormir exposé à l'humidité des bois : voilà des efforts que l'Américain conçoit sans peine s'il s'agit de gagner un dollar, car c'est là le point. Mais qu'on fasse de pareilles courses par curiosité, c'est ce qui n'arrive pas jusqu'à son intelligence. Ajoutez qu'habitant un désert il ne prise guère que l'oeuvre de l'homme (...); qu'on s'attache à de grands arbres et à une belle solitude, cela est pour lui absolument incompréhensible.»
Alexis de Tocqueville, visionnaire, avait déjà compris que rien n'arrêterait cet expansionnisme américain indifférent à la mystérieuse et majestueuse beauté de la nature sauvage, et que les nations indiennes, inéluctablement, étaient vouées à la disparition.
(Article publié sur Praxis Negra le 26/06/14)
Quinze jours au désert, Alexis de Tocqueville, Le passager clandestin, collection Les Transparents, 2011, 110 p.
A propos de l'auteur :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Alexis_de_Tocqueville
EXTRAITS :
Quinze jours au désert
p. 27
(...)
Combien de fois n'avons-nous pas rencontré d'honnêtes citadins qui nous disaient le soir, tranquillement assis au coin de leur foyer : Chaque jour le nombre d'Indiens va décroissant ! Ce n'est pas cependant que nous leur fassions souvent la guerre, mais l'eau-de-vie que nous leur vendons à bas prix en enlève tous les ans plus que ne pourraient faire nos armes. Ce monde-ci nous appartient, ajoutaient-ils; Dieu, en refusant à ses premiers habitants la faculté de se civiliser, les a destinés par avance à une destruction inévitable. Les véritables propriétaires de ce continent sont ceux qui savent tirer parti de ses richesses.
Sartisfait de son raisonnement, l'Américain s'en va au temple où il entend un ministre de l'Evangile lui répéter que les hommes sont frères, et que l'Etre éternel, qui les a tous faits sur le même modèle, leur a donné à tous le devoir de se secourir.
(...)
p. 37
(...)
Concentré dans ce but unique de faire fortune, l'émigrant a fini par se créer une existence toute individuelle; les sentiments de famille sont venus se fondre eux-mêmes dans un vaste égoïsme, et il est douteux que dans sa femme et ses enfants il voie autre chose qu'une portion détachée de lui-même. Privé de rapports habituels avec ses semblables, il a appris à se faire un plaisir de la solitude. Lorsqu'on se présente au seuil de sa demeure isolée, le pionnier s'avance à votre rencontre, il vous tend la main selon l'usage, mais sa physionomie n'exprime ni la bienveillance ni la joie. Il ne prend la parole que pour vous interroger. C'est un besoin de tête et non de coeur qu'il satisfait; et dès qu'il a tiré de vous la nouvelle qu'il désirait apprendre, il retombe dans le silence. (...) Cet homme inconnu est le représentant d'une race à laquelle appartient l'avenir du Nouveau Monde : race inquiète, raisonnante, aventureuse, qui fait froidement ce que l'ardeur des passions explique seule; nation de conquérants qui se soumettent à mener la vie sauvage sans se laisser jamais entraîner par ses charmes, qui n'aiment de la civilisation et des lumières que ce qu'elles ont d'utile au bien-être, et qui s'enferment dans les solitudes de l'Amérique avec une hache et des journaux.
(...)
Course au lac Oneida
p.101/102
(...)
Sur nos têtes était étendu comme un vaste dôme de verdure. Au dessous de ce voile épais, et comme au milieu des profondeurs humides du bois, l'oeil perçoit une immense confusion : une sorte de chaos, des arbres de tous les âges, des feuillages de toutes les nuances, des herbes, des fruits, des fleurs de mille espèces, entremêlés, enlacés dans les mêmes lieux. Là des générations d'arbres se sont succédé sans interruption depuis des siècles, et la terre est couverte de leurs débris. Les uns semblent abattus d'hier; d'autres, déjà à moitié enfoncés dans la terre, ne présentent plus qu'une écorce vide; d'autres enfin sont réduits en poussière et servent d'engrais à leurs derniers rejetons. Au milieu d'eux, mille plantes diverses se hâtent de se faire jour à leur tour. Elles se glissent entre ces cadavres immobiles, rampent sur leur surface, s'introduisent sous leur écorce flétrie, soulèvent et dispersent la poudre de leurs débris. C'est comme une lutte entre la mort et la vie.(...)