"Retour dans la neige", de Robert Walser
Retour dans la neige réunit vingt-cinq petits textes (1) écrits par l'écrivain suisse Robert Walser entre 1899 et 1920, à Berlin - où il résida plusieurs années - et à Bienne, sa ville natale où il revint en 1913 (2). C'est un recueil d'une grande unité de ton qui frappe par sa simplicité et sa douceur apaisée.
L'auteur flâne dans les rues et la campagne, prenant le temps d'observer la ville et la nature, les choses et les gens avec un même souci du détail et une distance amusée; il décrit en semblant mettre tout sur le même plan, avec une nette tendance à la personnification de la nature et des choses. Et à ce regard curieux et étonné qui s'exerce aussi bien sur son environnement quotidien et sur les comportements des hommes que sur lui-même, s'ajoute une profonde empathie pour l'autre et une capacité à se fondre dans l'univers. Robert Walser regarde ainsi le monde de l'extérieur tout en le ressentant intensément de l'intérieur (3) et dans cet écart se creuse un abîme : celui qui sépare la réalité affichée de la vérité.
L'auteur, un poète, un "innocent", évoque parfois l'idiot, le héros de Dostoïevski. Un personnage proche des enfants, apte à voir la beauté autour de lui, à sonder les mystères des hommes et à deviner la vérité de chacun, à porter la lumière : une sorte de messager salvateur. Ses petites chroniques, légères et denses, douces et feutrées sont pleines de mélancolie, du regret de ce qui a été mais aussi de ce qui n'a pas été et qui ne sera pas : une mélancolie sereine empreinte, non d'amertume, mais d'une infinie compassion qui illumine et réchauffe la froideur de la vie.
La vision du monde de Robert Walser n'a rien d'idyllique, elle est au contraire d'une grande lucidité, montrant un monde ambivalent alliant splendeur et méchanceté, cruauté. La vie humaine se déroule dans ce dernier comme dans la ville. C'est un vaste spectacle ordonné par un metteur en scène, une agitation bien réglée à laquelle obéissent les acteurs, ces dérisoire automates enfermés dans leurs rituels conformistes qui semblent évoluer dans une vitrine scintillante. Les destins solitaires s'y croisent et s'y effleurent sans oser risquer la rencontre (4) et «en tramway», on regarde «tout droit devant soi» , «les yeux vides» pour se mettre «à l'abri».
L'auteur prend le lecteur à témoin, il lui chuchote sa petite musique et lui fait entrevoir le dessous des choses, cette profondeur calme et silencieuse qui se cache derrière la «rumeur» de la vie. Il lui fait prendre conscience de tout ce gâchis, de toute cette beauté que l'on ne remarque pas, de ces instants qu'on ne sait saisir, de ces capacités d'amour inemployées enfouies dans le secret des êtres.
Il y a une telle aspiration à la pureté, à la beauté et à l'amour chez Robert Walser qu'il ne peut trouver la paix dans ce monde agité ; il est attiré par «les couleurs du soir» qui sonnent «tel un chant d'adieu », par le «le silence infini de la nuit », par l'eau calme d'un lac au matin qui se mêle au ciel, par la beauté rédemptrice de la neige. Et la chronique Retour dans la neige qui a donné son titre au recueil et décrit son retour chez lui, en Suisse, mais aussi ses retrouvailles avec lui-même, semble prémonitoire :
«Je n'avais pas de pardessus. Je tenais la neige à elle seule déjà pour un manteau m'enveloppant d'une merveilleuse chaleur.»
Robert Walser est en effet mort le jour de Noël 1956 au cours d'une promenade dans la neige.
1) Ces textes, à l'exception de trois inédits, parurent seulement en feuilleton. Robert Walser ne pensait pas que l'aspect éphémère d'un journal ou d'une revue rende inférieurs les écrits qui y étaient publiés
2) On ne connaît pas vraiment la raison de sa fuite de Berlin. Il semblerait qu'il ait traversé une période de dépression et soit revenu chez lui, en Suisse, pour y trouver le calme et la sérénité nécessaire à son écriture
3) Il se glisse même, le temps d'une chronique , dans la peau d'une «petite Berlinoise»
4) Seul l'émouvant récit intitulé Madame Scheer donne lieu à une rencontre tardive et improbable, «un moment privilégié, chaleureux et fort»
Retour dans la neige, Robert Walser, traduit de l'allemand par Golnaz Hauchidar, éditions Zoé 1999 pour la traduction française,
Points 2006,142 p.
EXTRAITS :
Une rue de grande ville
p.13/14
(...)
Tout est propre. Les vitrines brillent de la même méticuleuse propreté que les paroles, celles des gens cultivés comme celles des incultes; la bonne apprend à se mouvoir comme Monsieur et Madame , et la maîtresse de maison, digne et inaccessible, ne s'exhibe pas devant sa porte. L'écolier, innocent bout-en-train, ramène son certificat à la maison dans le même tramway où se trouve la fille de joie ou l'homme qui prend ici le temps d'échafauder ses prochains coups, et les uns n'importunent pas les autres. Bien des yeux brillent d'une nostalgie secrète, bien des lèvres se serrent, bien des âmes tremblent, mais tous veulent être convenables, tous veulent aller le chemin de la raison, tous peuvent et veulent se préserver. Les rues se ressemblent comme le destin des hommes, mais chacune a pourtant son propre caractère et un destin n'est jamais comparable à un autre. (...)
Madame Scheer
p.32/33
(...) A première vue, on peut comprendre qu'un enfant pleure, mais quand dans leurs vieux jours, des personnes âgées sont poussées et acculées aux larmes, celui qui entend cela comprend toute la détresse et le caractère insoutenable du monde, et il lui vient la pensée accablante et oppressante que tout ce qui se meut sur cette pauvre terre est faible, vacillant, sujet à l'incertitude; proie de l'arbitraire et de la déficience de toutes choses. Non ! Il n'est pas bon que l'homme pleure encore lorsqu'il est à un âge où il peut trouver merveilleusement bon de sécher les larmes d'un enfant.
(...)
Le Greifensee
p.77
(...) De quelle manière il m'attire et pourquoi je suis attiré, le bienveillant lecteur le saura s'il continue à s'intéresser à ma description qui se permet de sauter par-dessus les sentiers, les prés, la forêt, le ruisseau et les champs jusqu'au petit lac lui-même où il s'arrête avec moi et ne peut s'étonner assez de sa beauté inattendue, pressentie en secret. Mais laissons-la parler elle-même dans son exubérance coutumière : c'est un vaste silence blanc, lui-même bordé d'un léger silence vert; c'est le lac et la forêt alentour; c'est le ciel, un ciel bleu transparent, à demi couvert; c'est de l'eau, de l'eau si semblable au ciel qu'elle ne peut être que le ciel, et le ciel de l'eau bleue; c'est un doux silence bleu et chaud et c'est le matin ; un beau, un beau matin. Je ne trouve pas de mots et pourtant il me semble que j'emploie déjà trop de mots. Je ne sais pas de quoi parler, car tout est si beau, se trouve là seulement pour la beauté. (...)
Retour dans la neige
p.82/83
(...)
Sur le chemin du retour, qui me parut splendide, il neigeait à gros flocons, denses et chauds. Il me sembla presque entendre résonner de quelque part un air de mon pays. Mes pas étaient vifs malgré la profondeur de la neige dans laquelle je continuais à progresser avec ténacité. Chaque pas accompli fortifiait ma confiance ébranlée, ce dont je me réjouissais comme un petit enfant. Tout ce qui avait existé autrefois fleurissait et m'enveloppait gaiement d'une roseraie comme un parfum juvénile. Il me sembla presque que la terre entonnait un chant de Noël et presque aussitôt déjà un chant de printemps.
Dans l'obscurité, un grand personnage gris se dressa tout à coup devant moi sur le chemin. C'était un homme. Il me parut gigantesque . «Que fais-tu ici ?» lui demandais-je. «Je me tiens ici! Cela te regarde ?» me répondit-il.
En le laissant là, lui que je ne connaissais pas et qui devait savoir ce qu'il avait à faire, je poursuivis mon chemin. Il me sembla parfois avoir des ailes, et pourtant j'avais bien assez de peine à avancer. Le courage et la confiance comblaient mon âme sur cette route difficile puisque je ne pouvais me dire que j'étais sur le bon chemin. J'étais confiant en l'avenir comme jamais, bien qu'en humiliante retraite. Je ne me sentais pourtant pas du tout vaincu, j'eus bien au contraire l'idée de me considérer comme un vainqueur, ce qui me fit rire. Je n'avais pas de pardessus. Je tenais la neige à elle seule déjà pour un manteau m'enveloppant d'une merveilleuse chaleur.
(...)