"Sept méandres pour une île", de YI In-séong

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

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Dynamique maison récemment apparue dans le paysage éditorial, Decrescenzo éditeurs avait attiré l'attention sur la qualité de la littérature contemporaine coréenne en commençant par publier les recueils de micro-fictions de deux jeunes écrivains (1) au talent original. Elle nous propose maintenant la traduction d'un livre capital de Yi In-séong, le chef de file des "nouvelles écritures" en son pays, déjà connu en France pour ses deux précédents romans, Saisons d'exil et Interdit de folie (2). Sept méandres pour une île bouleverse en effet la forme romanesque de manière fascinante, l'écrivain coréen y faisant exploser la structure narrative dans une écriture hallucinée. Une riche expérience de lecture, à condition d'accepter de plonger dans l'incertain et de s'abandonner à ce tourbillon vertigineux. 

1) Cours papa, cours !, de KIM Ae-ran, 

La bibliothèque des instruments de musique, de KIM Jung-Hyuk

2) Saisons d'exil , L'Harmattan 2004, 302 p. , Interdit de Folie, Imago 2010, 192 p. ( traduction de Choe Ae-yung et Jean Bellemin-Noël pour les deux)

 

Ce roman protéiforme éclaté en sept récits dotés de leur propre climat, et dans lesquels l'auteur renouvelle à chaque fois son écriture, ne raconte pas véritablement une histoire même si on y discerne des étapes de la vie d'un écrivain. Ces sept récits sont certes liés mais ils se superposent, ils s'entrelacent et se réverbèrent plus qu'ils ne s'enchaînent, chacun semblant s'éclairer à la lumière de l'autre dans une progression plus circulaire que linéaire abolissant la notion d'espace et de temps. La narration en est déroutante, le narrateur extérieur étant souvent bousculé par le surgissement du "je pensant" du héros écrivain qui a bien de la peine à émerger de son "moi", de ses "moi", quand il ne se dédouble pas en deux "je"...

Sept méandres pour une île est une lutte éternellement recommencée en quête d'identité, un parcours initiatique approchant la lumière dans une sorte de miroitement continu, comme une totalité énigmatique inaccessible dont la vérité serait diffractée en plusieurs couches et reflétée par de multiples «écailles». Aux nombreux échos et motifs (reprise de simples mots ou de thèmes) qui parcourent ce roman chatoyant, aidant le lecteur à en construire le sens, s'ajoutent la puissance de cette vaste métaphore du fleuve qui le sous-tend et la très riche symbolique du serpent, omniprésente dans tous les récits.

Cet animal a toujours été associé à l’idée de renaissance et de métamorphose, de vie et de mort, sa mue représentant le passage permanent de l'une à l'autre. Surgissant de la terre et d'une forme phallique, il personnifie la force vitale, la force créatrice de l'univers, incarne le feu de la vie et l'énergie cosmique. Du serpent arc-en-ciel lié au cycle de l'eau faisant la jonction entre le monde souterrain et le monde céleste, entre la matière et l'esprit, aux serpents du caducée représentant l'antagonisme et l’équilibre, on le retrouve dans les mythologies de tous les continents. Dans la tradition orientale le serpent est symboliquement associé au phallus et à la langue (au verbe) et dans l'astrologie chinoise il évoque, entre autres, la créativité et la connaissance de soi. On ne manquera pas de noter par ailleurs que «le hasard a fait que [le héros] est né une année du serpent», la même année que l'auteur !

 

Sept méandres pour une île plonge ainsi le lecteur dans le coeur battant de l'univers et résonne comme une exploration de «la frontière indécise entre la conscience et l'au-delà de la conscience», comme une approche de l'être et de l'être écrivain au travers du souffle créateur.

La postface nous apprend qu'une même section intitulée "Un cours d'eau desséché" regroupe les quatre premiers récits dans la version originale. Et ce sont bien quatre mues que Yi In-séong semble vouloir ranimer en traduisant de manière très concrète et avec des images surprenantes le ressenti de son jeune héros, faisant surgir l'intense pulsation de la vie de sa gangue de silence et «palpiter une voix» intérieure pour dégager «un sentier de paroles» d'«une obscurité poétique».

Le premier récit, saisissant, nous immerge brutalement dans une atmosphère humide et glauque, dans des profondeurs obscures où un collégien renfermé partageant une même chambre avec sa mère va découvrir un monde extérieur excitant rythmé par la violence du désir sexuel, et vivre sa première expérience comme une deuxième naissance. Dans le second récit, le héros, désormais âgé de seize ans, erre à la recherche de la tombe de son père dans une forêt de montagne proche de celles des contes où il perd la trace de sa mère. Et ce n'est pas le nom du père qui lui sera révélé mais celui de deux grands poètes reposant dans ce même massif montagneux : «une révélation qui lui a fait battre le coeur». Le troisième récit s'insère dans un monde moderne urbain. Etudiant submergé par une lourde angoisse existentielle, le héros, qui travaille comme DJ dans une discothèque, décolle de lui-même sous l'effet combiné des décibels et de sa «fumette» ou des hallucinations auditives et visuelles du LSD. Et le quatrième récit vire au fantastique, bouleversant l'apparente normalité du monde quand ce jeune héros devenu un adulte conforme s'abandonne soudain à la pulsion jouissive et douloureuse de son désir d'écriture. Une première expérience d'écrivain refermant la boucle en faisant écho à celle du premier récit.

"Une île dans l'estuaire", le cinquième moment, illustre l'énigme de l'être et constitue le pivot de ce roman. Sur un étrange belvédère à la structure labyrinthique d'où on ne peut apercevoir cette île identitaire née des alluvions successives du fleuve que du côté du couchant, se déroule une sorte de fête carnavalesque, de rite dionysiaque : une danse érotique superposant les masques à l'infini. Un long récit délibérément répétitif dont le ressac de l'écriture peut, malgré son ton humoristique et délirant, finir par lasser...

Quant aux deux derniers récits, réunis en une même section intitulée "Les flots de la mer au débouché du fleuve" dans l'édition originale, ils s'ouvrent sur l'horizon infini de l'océan où se profile la mort. Le sixième vient réveiller le lecteur avec un long dialogue savoureux dans lequel le narrateur se confronte à son double en montant les images d'un film dont il paraît être le réalisateur et l'acteur : un recul sur soi prétexte à une réflexion sur l'amour et l'adultère plutôt rebelle au conformisme. Et le septième, à la fois drôle et émouvant, voit le héros écrivain anticiper sa fin de vie dans une maison de retraite rappelant les camps de rééducation coréens d'une époque de sinistre mémoire. Occasion pour lui de célébrer la liberté donnée par les mots.

 

Ainsi, dans une écriture somnambulique entre fantasme et réalité, YI In-séong semble-t-il «tournicoter» hypnotiquement pour «tracer les contours d'un (...) visage» insaisissable, telle une abeille prise entre deux vitres, entre l'extérieur et l'intérieur, "l'ici" et le "là-bas", sans autre issue que l'imagination.

(Article publié le 05/03/13 sur La Cause littéraire)

 

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Sept méandres pour une île, Yi In-séong,(Gang eogwie seom hana, Moonji Publishing Corp., 1999), traduit du coréen par Choe Ae-young et Jean Bellemin-Noël, Decrescenzo éditeurs, 7 février 2013, 315 p.

 

A propos de l'auteur  :

http://world.kbs.co.kr/french/program/program_literature_detail.htm?No=109474

 

 

 

EXTRAITS :

 

L'abeille qui tournicote sur la vitre

p.18/19

 

(...)C'est un effluve puissant qu'on ne peut pas qualifier d'un terme précis. «Madame est en pleine montée de sève, non? Depuis quelques jours, elle tortille des hanches avec langueur...» : une plaisanterie de ce genre aurait dû provoquer un reflet de tranchoir, mais elle a gloussé d'un rire convulsif tout en mastiquant énergiquement et avalant sa bouchée de viande, puis elle s'est fait remplir son verre et l'a vidé d'un coup... D'ordinaire, une scène comme ça est inimaginable. C'est vrai qu'elle est dans une situation où il ne lui est pas permis de montrer facilement qu'elle est en colère, mais la plupart du temps elle sait garder fermement ses distances. Elle dissimule sans problème ses désirs en prenant son fils pour prétexte : «Tss! Allons, voyons, le gamin, là-bas, va entendre ...» En général, celui-ci ne travaille pas dans la pièce – soit il s'est caché dans un coin, soit il est dehors quelque part au bord du ruisseau. «Il ne faut pas dire des paroles déplacées à une dame qui vit seule malgré elle et qui n'a qu'un homme dans sa vie, son fils unique...» En règle générale, elle a horreur qu'un autre corps vienne toucher le sien; devant une telle éventualité, ses yeux affichent tout de suite un reflet de tranchoir. Mais quand le moment est là, même le couteau avec lequel elle s'active sur les travers de porc est émoussé! La lame ne dirige plus ses éclairs que vers l'intérieur de son propre coeur. A travers un dialogue qui tourne à vide, elle guette quelque chose avec un instinct animal très affûté. Elle examine en détail, avec une grande attention, le visage de chaque homme : «Vous avez une belle tête, mais les yeux trop petits : un homme doit les avoir grands et vifs...» Quand le moment est là, il y a des chances pour qu'elle prenne elle-même l'initiative de partir en quête du visage dessiné par l'abeille qui tournicote dans son coeur. En quête d'un petit bout d'espace où le vaste monde serait tout entier concentré.

(...)

 

 

A seize ans auprès d'une tombe

p.50/51

 

(...) Cette forêt-là donne tout à coup l'impression de devenir très profonde. De gros troncs aux contorsions figées imitant dans l'ordre végétal de pénibles mouvements animaux s'alignent les uns derrière les autres comme les piliers d'angle d'un labyrinthe. Une fois qu'il y a pénétré, ses pieds mouillés faisant un bruit assourdi, son avancée dans cette grotte de grands arbres, des châtaigniers, des chênes, des yeuses et des rouvres, prend les allures d'un véritable somnambule. Même dans cette flânerie somnambulique, il cueille souvent une feuille de chêne et la froisse entre ses doigts , peut-être parce qu'il trouve agréable le contact de ses nervures, mais à aucun moment il ne s'arrête à l'ombre d'un tel arbre pour s'adosser paisiblement au tronc. Il attend toujours pour cela d'être arrivé dans les fourrés d'arbustes qui se trouvent au sortir de cette grotte, à l'autre bout - à l'endroit où tout un fouillis de branches enchevêtrées par exemple des houx et des lespedezas, forme un mur de la taille d'un homme. A l'endroit qu'il a découvert un jour par hasard alors qu'il cherchait à se dissimuler en poursuivant sa mère. A l'endroit où il se rend chaque fois qu'il croise un serpent.

   (...)

 

Le vent dehors

p.69

 

    (...)

   La fumée d'extase voltige pchitt-pchitt telle un papillon dans la tête vide le battement d'ailes agite sa clochette en émettant un tintement drelin-drelin les sons hallucinés coulent dans les veines sur un rythme excité kung-tchak-kung-tchak tout le corps bat très fort boum-boum-boum-boum la peau gonflée se tend explose d'un seul coup les gouttes de sang giclent et éclaboussent le plafond des fleurs rouges tombent à flot broouf leurs racines arrachées du mur qui se fendille s'entrelacent dans l'air des Indiens au visage tatoué avec des fils de couleur bondissent dans tous les sens comme des balles de caoutchouc les poils entremêlés des moustaches étrillées ondulent en devenant des arc-en-ciel les femmes ayant une écume de rire aux lèvres barbotent avec énergie sluip-chluip entre les cuisses des corps nus des cumulus en forme de barbe à papa en train de surgir descendent en s'épanouissant un labyrinthe de voix coquettes et excitées s'ouvre dans ce moule en amas cotonneux parmi les airs un tapis de sons à cinq couleurs s'enroule sur lui-même et au bout s'ouvre un ciel d'azur dans l'encadrement d'une fenêtre, or

   or, cela ne serait-il pas précisément ce qui est réservé à lui seul, la dernière chose qui lui reste, son naufrage?

   (...)

 

Ecrire une lettre

p.107

    (...)

   Quelque part dans le champ visuel, durant un instant, une matière solide d'une dureté confirmée présente de légère convulsions, qui ne durent pas. Presque en même temps, la chaise glisse en arrière avec une sorte d'hésitation, et se débarrasse du corps qui pesait sur elle. L'air alentour fait pression sur le volume du corps en modifiant d'un coup sa densité par réaction à ce changement. Le frigo, qui se dresse là avec sa stature imposante, ouvre sa porte d'une manière ostentatoire. En contradiction avec cette attitude, les aliments crus qui le remplissent dans un grand désordre récusent froidement la main. La bouteille de coca, à moitié vide et fermée avec un bouchon, refuse elle-aussi de se laisser empoigner. Et soudain tout le contenu de l'appareil se déverse d'un seul coup, de quoi vous clouer sur place. Quelque chose chuchote d'une voix ferme : «Il ne pourra plus nous avaler!» Une autre chose ricane : « Qu'est-ce qu'il est, lui, pour avoir le droit de nous traiter comme ça lui chante?» Une autre encore vibre près de l'oreille avec une résonance lointaine: «Dès maintenant, c'est d'abord toi qui devra succomber au malheur. Toi le premier!» Voilà la chaise qui proteste; le sol de vinyl flanque une gifle à l'intrus; la poubelle lui piétine le dos : «Eh! Pauv'vieux, t'as vraiment si mal? T'exagères pas un peu?» Et voilà l'air qui l'aide à se relever en le palpant d'une manière hypocrite: «Regarde comme le monde a déjà changé!» (...)

 

 

Publié dans Fiction

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