"Siegfried, nocturne", de Olivier Py
C'est le directeur du Wagner Geneva Festival qui, dans le cadre du bicentenaire de la naissance du célèbre musicien, commanda au dramaturge et metteur en scène Olivier Py un livret destiné à être mis en musique par le compositeur suisse Michael Jarrell.
Une proposition offrant à cet homme de théâtre, à ce poète amateur de musique ayant acquis une renommée internationale pour ses mises en scène d'opéras, l'occasion rêvée "d'approfondir [sa] dette à l'égard de la culture allemande (Wagner, le romantisme...) et d'en venir à ce qui [le] taraude : y avait-il un germe de mort dans le romantisme allemand ?" (1)
Ecrit en trois semaines dans une grande excitation, aux dires de son auteur, Siegfried, nocturne donne voix au héros wagnérien qui, après avoir reforgé l'épée cassée par Wotan, tua le géant Fafner transformé en dragon pour lui reprendre l'anneau, annonçant le crépuscule des dieux. Il en fait une sorte de fantôme tourmenté, confronté au douloureux spectacle de ce que l'homme a fait de cette liberté qu'il avait cru lui donner dans l'espoir d'un avenir meilleur, une ombre arpentant les ruines de l'Allemagne d'après-guerre à la recherche d'un Rhin disparu : «JE VEUX REVOIR le fleuve ...»
Et ce monologue de soixante-dix pages, traduit auparavant en allemand, engendra un monodrame pour voix de baryton et ensemble instrumental dont la création mondiale à la Comédie de Genève fut programmée du 13 au 18 octobre 2013, dans une mise en scène de Hervé Loichemol et sous la direction de Stefan Asbury.
L'or du Rhin, mise en scène Patrice Chéreau
Texte obscur et un peu grandiloquent, fatras de symboles et foisonnement de références culturelles, littéraires, musicales et philosophiques, Siegfried, nocturne ne ressemble en rien à une nouvelle - comme cela est annoncé en couverture - mais s'apparente plus à un long poème en prose regorgeant d'images et assez lourdement scandé de répétitions, certains thèmes étant repris comme des leitmotivs. Ecrit pour l'oralité, ce texte a sans doute particulièrement besoin, non seulement d'être lu à voix haute, mais d'être chanté et irrigué par la musique pour être apprécié à sa juste valeur.
Siegfried est un «homme qui marche», errant dans un monde qu'il ne reconnaît plus, étranger à ce monde mort où la machine a remplacé la poésie, l'imagination. Et, pendant que les paysages défilent, le héros romantique en proie aux questions qui l'assaillent livre ses états d'âme. Que reste-t-il de l'Allemagne qu'il a aimée ? Est-il coupable de ce désastre ? La culture et la barbarie sont-elles inexorablement liées ? L'avenir, le progrès sont-ils un leurre ? N'y-a-t-il plus de consolation possible dans la jouissance des mots, plus de rédemption possible ?
On pense bien sûr à la figure du dieu Wotan doutant de son pouvoir, qui dans l'opéra Siegfried se fait appeler "der Wanderer" et pose ces questions essentielles auxquelles nul ne sait répondre, des questions ayant trait à la liberté et à la responsabilité de l'homme, à la marche inéluctable du destin. Une appellation qui renvoie au lied de Schubert du même nom dans lequel un promeneur nostalgique se demande où est son pays bien aimé. On pense aussi au Voyage d'hiver, ce dernier voyage où le compositeur romantique allemand qui a tant chanté les eaux bruissantes semble gagné par l'immobilité glacée du désespoir, même si, pour Olivier Py, subsiste toujours une espérance. Et la convergence du texte avec la pensée de Walter Benjamin (2), philosophe allemand visionnaire cité en épigraphe, semble manifeste : dénonciation de la croyance aveugle dans le progrès de l'humanité, constatation d'un lien unissant culture et barbarie, croyance que «le langage est l'essence spirituelle de l'homme»...
Siegfried, nocturne peut s'analyser comme une variation sur la nuit. Outre la référence à une forme musicale initiée au début du XIXème, le deuxième terme du titre renvoie en effet aux ambivalences de cette nuit, thème emblématique d'un mouvement romantique s'opposant aux lumières de la raison pour exalter le mystère et le rêve. Car ce sont bien ces mots mêmes, "Nacht und Nebel, niemand gleich" (Nuit et brouillard, plus personne), prononcés par le nain Alberich dans l'Or du Rhin avant de disparaître en fumée qui furent pour Olivier Py dévoyés par les nazis (3), grands admirateurs des opéras de Wagner. Un nocturne associé au mal, à la mort mais aussi une nuit où retentit pour l'auteur l'appel de la spiritualité, où il peut "retrouver l'être du monde" (4). Et nul doute que ce cheminement volontariste d'un Siegfried fermement décidé à «retrouver le fleuve» ne soit aussi un voyage intérieur rédempteur pour sauver son âme, pour sauver la vie...
Interrogation sur le destin de l'homme et sur la culture au travers de la question de la responsabilité du romantisme allemand dans la catastrophe nazie, réflexion sur l'Histoire et sur le temps, cette errance à la recherche de l'innocence perdue est aussi un voyage dans le paysage psychique d'un héros tourné vers une attente messianique.
( Article paru sur La Cause Littéraire le 25/10/13)
1) Opéra magazine n° septembre 2013
http://opera-magazine.com/default/olivier-py/
2) http://fr.wikipedia.org/wiki/Walter_Benjamin
3) Un décret de la Wehrmacht de décembre 1941, nom de code «NN», ordonna la déportation dans les camps, dans le plus grand secret, de tout résistant potentiel au sein des pays occupés. Pour certains historiens, ces initiales, du moins au départ, ne faisaient référence qu'à la formule juridique «Nomen Nescio» (Je ne connais pas le nom), d'usage courant en allemand ...
4) Entretien avec Olivier Py réalisé par Agnès Troly et Dominique Dussidour pour Gare à la nuit n°13, 29/07/96
http://remue.net/theatre/py_04entr.html
Photo Opéra Magazine, septembre 2013
Siegfried, nocturne, Olivier Py, Actes Sud (un endroit où aller), 80 p.
A propos de l'auteur :
Né en 1965, Olivier Py est écrivain, metteur en scène et comédien. Il crée ses propres textes depuis 1988 avec sa compagnie, L’Inconvénient des Boutures. Directeur du CDN d’Orléans/Loiret/Centre de 1988 à 2007, directeur de l’Odéon-théâtre de l’Europe à Paris de 2007 à 2012, il dirige désormais le Festival d’Avignon depuis septembre 2013. Il met en scène cet automne trois opéras sur les scènes parisiennes :Alceste de Gluck au Palais Garnier, Aïda de Verdi à L'Opéra Bastille et Dialogues des carmélites de Poulenc au Théâtre des Champs-Elysés.
Chez Actes Sud ont déjà paru son roman Paradis de tristesse (2002 ; Babel n° 698) ainsi que Les Mille et Une Définitions du théâtre (2013) et chez Actes Sud-Papiers, l’essentiel de son œuvre théâtrale.
EXTRAIT :
p.7/10
«Les yeux écarquillés, l'ange de l'Histoire ne voit qu'une seule et unique catastrophe qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si violemment que l'ange ne peut plus le rerefermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l'avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s'élève jhusqu'au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.»
WALTER BENJAMIN
JE VEUX REVOIR le fleuve...
Le fleuve qui a charrié l'espoir de la nation, le fleuve qui a porté mon corps dans les jours de lumière, le fleuve qui m'emportait et je volais au travers des apparences, le fleuve qui aujourd'hui charrie les cadavres et les machines mortes, les poutres et les colombages, les affiches rouges et noir, de faux chars d'assaut pour tromper l'ennemi, et les charpentes des églises, et les violoncelles, avec les jambes de bois de la dernière guerre.
Je veux revoir le fleuve, celui qui donnait son or aux promesses de temps meilleurs.
Je veux entendre son murmure avec le soir des forêts, la langue infiniment déroulée, les poèmes et les discours, au fil de l'eau, froissant les branches du saule des romantiques.
Je veux revoir le fleuve, le grand fleuve auquel j'appartiens, mémoire vivante, comme un défi au ciel, plus grand que les révolutions, plus rapide que les prophéties, la mesure même de l'éternel désir, accompli dans l'accouplement de mon peuple et de son histoire.
(...)