"Tangente vers l'est", de Maylis de Kerangal
En juin 2010, dans le cadre de l'année France-Russie, seize écrivains français furent invités à bord du Transsibérien à destination de Vladivostok et publièrent à leur retour différents textes rendant compte de ce voyage inspirateur. Parmi eux se trouvait Maylis de Kerangal qui, à la demande de France Culture, écrivit d'abord – un peu "à l'arrache" à ses dires - une fiction radiophonique, diffusée en feuilleton au mois d'août 2010, avant de retravailler son texte pour publier ce court roman intitulé Tangente vers l'est.
Je n'avais encore rien lu de cette écrivain, auteure d'un recueil de nouvelles et de plusieurs romans dont le dernier, Naissance d'un pont, reçut le prix Franz Hessel et le prix Médicis en 2010, et je dois dire que j'ai été totalement convaincue par son talent car ce livre est un petit bijou : un récit sensible, riche en rebondissements, remarquablement écrit et construit, avec une grande économie de moyens, ce qui lui donne une sorte de grâce "naturelle", une justesse de ton qui va droit au coeur.
C'est l'histoire d'une rencontre dans un train sur une «ligne mythique : deux rails en ligne de fuite qui condui[sent] au Pacifique». Rencontre de deux êtres en fuite, justement, en perte de repères, qui ne savent pas bien où ils vont, où ils veulent mener leur vie.
Lui, un jeune conscrit angoissé, désespéré, «un gosse à la carrure d'athlète», «un puceau» rêvant de sa «fille-planète» qui ne sait pas où on le conduit (1) et redoute ces violents bizutages de l'armée dont on entend parler. Elle, une étrangère d'une bonne trentaine d'années qui a suivi dans une ville de Sibérie son amant russe rencontré à Paris mais, doutant que son amour réussisse à s'acclimater à ce pays, vient de le quitter en douce... Sur le quai d'une gare, leurs trajectoires se rencontrent. Aliocha, «déserteur en puissance» cherchant à regagner discrètement son wagon après l'échec d'une première tentative d'évasion «s'attache aux pas» de l'inconnue, Hélène, qui «remonte le train». «Déroutés» dans «cet espace de confinement», ce train-«cellule» qui traverse la Sibérie et ses étendues infinies, ils redonneront peu à peu sens à leur trajectoire et cette rencontre où il ne se passe apparemment rien s'avérera doublement révélatrice, prenant, à l'apogée du livre, une dimension quasi mystique. Entre ces deux héros d'âge et d'horizons différents qui ne parlent pas la même langue se produit en effet quelque chose tenant du mystère, comme une conversion à la vie scellée par un baptême, «la naissance d'un avenir»...
Et Maylis de Kerangal raconte ce voyage initiatique accéléré, concentré, de ses deux héros tout en livrant une sorte de raccourci du pays traversé : une "tranche" de Russie. Elle capte en effet avec beaucoup de fraîcheur une multitude de détails témoignant de la Russie actuelle et de la brutalité de son pouvoir tout en faisant sentir le poids de l'histoire évoqué par la Sibérie, des violences tsaristes à celles du goulag.
1) Les transports de troupe se font en Russie par le Transsibérien et les appelés dont la conscription dure 2 ans ne sont pas avertis de leur affectation
Le récit , recourant principalement au présent de narration, se déploie en de courtes scènes alternant habilement action - ponctuée d'incidents variés - et brèves rêveries , l'auteure faisant naître un suspense et sachant le renouveler de manière inattendue, en ajoutant parfois même une dimension comique délirante ( la scène du nettoyage des toilettes). Et la destination initiale du texte n'est sans doute pas étrangère à cette construction narrative captivante.
Un récit semblant épouser par ailleurs le rythme du train, scandé régulièrement par de courts arrêts dans les gares et par l'alternance accélérée des jours et des nuits qui défilent comme les paysages , rythme qui «désagrège le temps» au fur et à mesure que le train fend l'espace. Et l'auteure profite d'un de ces arrêts ou , le plus souvent, du sommeil d'un de ses héros pour introduire les flashes-back nécessaires à la compréhension de leur parcours.
Ces pauses permettent aussi de faire entrer «quelque chose du dehors» autrement qu'en étant collé aux fenêtres donnant sur un monde bien silencieux : un aperçu de l' extérieur et notamment de «la faune des quais», sonore et colorée, qui complète celui de la vie intérieure du train : les «gars» de la troupe qui «déconnent gonzesses et récits de bitures» et leur sergent, les familles modestes peuplant ces bruyantes et odorantes voitures de troisième classe, des femmes, des hommes saouls et des enfants agités dans une atmosphère de «pique-nique permanent», ainsi que le personnel de service ...
L'écriture de Maylis de Kerangal s'impose dès les premières phrases : un style à soixante kilomètres/heure en parfaite osmose avec l'allure du train, qui avance mais suffisamment lentement pour permettre d'observer. Ses phrases, assez longues et ponctuées de nombreuses virgules , juxtaposent souvent de nombreuses propositions, des subordonnées ou des groupes nominaux avec une tendance à l'élision des sujets ou des déterminants - ce qui accélère le défilement de la narration - tout en ajoutant des relatives et des adjectifs fortement évocateurs s'attardant sur la description, et en usant de répétitions lancinantes comme le bruit du train. Un style parfois assez cinématographique aussi avec de longs travellings ou des zooms sur les personnages (2).
Une écriture efficace, simple et vivante, utilisant un vocabulaire moderne plutôt oral - mais avec des associations de mots inhabituelles – et émaillée de termes russes.
2) Comme au début du roman : "Ceux-là"(les conscrits) / "ils", puis "il"/ "Il" et "Aliocha"
L'auteure joue tout au long de son roman sur le riche contraste, sur l'ambiguïté, du clos et de l'ouvert.
La sensation d'enfermement dans l'habitacle du train, l'exiguïté des compartiments, la promiscuité des couloirs où les voyageurs se croisent «à touche touche», tranchent avec l'immensité infinie des paysages traversés, avec ces «rails irréversibles qui déplient le pays, déballent, déballent, déballent la Russie » . Un contraste pouvant symboliser la rencontre, ouverture de deux espaces clos, comme la fuite du temps qui se matérialise dans la lucarne arrière où l'on voit «se refermer l'espace» ouvert par le Transsibérien, et faisant aussi naître une métaphore de la vie comme «nage à contre-courant» car à trop rester devant cette lucarne comme au cinéma, on risque de se laisser absorber par cet espace qui se referme, en oubliant la tête du train ...
Combien significative s'avère à cet égard la rencontre des deux héros ! C'est quand Aliocha, sur le quai, «remonte vers la tête du train» qu'il aperçoit le dos de l'étrangère et s'inscrit dans son sillage : elle aussi «remonte le train» ! Et le chapitre suivant s'ouvre sur une phrase magnifique - «Les portes s'ouvrent dans son dos.» - quand l'inconnue entre dans le compartiment du jeune conscrit. Plus tard, après avoir longtemps fumé et échangé dans une «gestuelle primitive» près de cette fameuse lucarne arrière «où défile la violence du passé», Hélène emmène Aliocha, remontant avec lui le couloir à contre-courant jusqu'à son compartiment de première classe...
Je suis curieusement sortie de ce livre comme d'une séance de cinéma avec des images marquantes, riches et précises, dont je ne peux me défaire, deux surtout : l'une où le héros – très dostoïevskien – découvre le mal en lui et l'autre, bouleversante, d'une beauté plastique et symbolique évoquant les plus grands cinéastes et notamment Tarkovski, l'auteure me semblant encore ajouter une touche russe à son portrait !
Ce voyage a assurément inspiré Maylis de Kerangal et je vous conseille vivement de lire Tangente vers l'Est, un roman proposé dans l'agréable collection "minimales" de Gallimard et à un prix raisonnable .
Tangente vers l'est, Maylis de Kerangal, Gallimard, janvier 2012, 128 p. , 11,50 €
Biographie et bibliographie de l'auteure :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Maylis_de_Kerangal
Réédité le 17/02/2012 :
Tangente vers l'est vient de recevoir hier le prix Landerneau Roman 2012 !
Et j'ajoute un lien vers un article très intéressant qui parle très bien de ce magnifique roman :
http://blogs.rue89.com/balagan/2012/01/08/maylis-de-kerangal-et-daniele-sallenave-dans-le-transsiberien-pour-le-meilleur--0
EXTRAITS :
p.9/10
Ceux-là viennent de Moscou et ils ne savent pas où ils vont. Ils sont nombreux, plus d'une centaine, des gars jeunes, blancs, pâles même, hâves et tondus, les bras veineux le regard qui piétine, le torse encagé dans un marcel kaki, futes camouflage et slips kangourous, la chaînette religieuse qui joue sur le poitrail, des gars en guise de parois dans les sas et les couloirs, des gars assis , debout, allongés sur les couchettes, laissant pendre leurs bras, laissant pendre leurs pieds, laissant pendre leur ennui résigné dans le vide, plus de quarante heures qu'ils sont là, à touche touche, coincés dans la latence du train, les conscrits.
A l'approche de la gare, ils se lèvent et viennent se coller aux fenêtres, s'y écraser la face, ou foncent se masser aux portières, alors se bousculent, se penchent, cherchent à voir quelque chose au-dehors , membres entremêlés comme si l'air leur manquait, des pieuvres, mais, c'est bizarre, s'ils descendent fumer sur le quai ou se dégourdir les jambes, ils ne s'éloignent jamais très loin, s'agglutinent devant les marche-pieds, grégaires, et haussent les épaules quand on leur demande où ils vont : on leur a dit Krasnoïarsk et Barnaoul, on leur a dit Tchita, mais c'est toujours la même chose, on ne leur dit rien, le général Smirnov a beau assurer lors des conférences de presse télévisées que les choses évoluent, que les conscrits connaîtront désormais leur affectation, par égard pour les familles, il semble qu'au-delà de Novosibirsk, la Sibérie demeure ce qu'elle a toujours été : une expérience limite. (...)
p.39/40
(...)
Les portes s'ouvrent dans son dos. Quelqu'un s'est introduit dans le compartiment. Aliocha se retourne, la femme qui est montée à Krasnoïarsk, l'étrangère, c'est elle. Dans une main , elle tient un verre pris dans une résille de métal argenté, dans l'autre une cigarette allumée. Elle se place de profil le long d'une ouverture latérale, elle aussi fouille la nuit qui n'est jamais absolument close, mais ambiguë, chargée d'une luminosité électrique qui fait toujours croire que le jour va poindre d'un instant à l'autre. Aliocha l'observe en douce, pivote ses yeux dans ses orbites sans bouger le torse : elle fume, très calme, le visage vaguement luisant. Des femmes comme elle, debout à cette heure et seules dans les trains qui font transport de troupe, des femmes en chemise d'homme et chaussées de boots, il n'en a jamais vu à Moscou où celles qui l'intéressent sont moulées dans des jeans seconde peau, juchées sur des talons ahurissants et blondes, très blondes même, Marylin, un platine radical qui les détache instantanément du troupeau des autres femmes et les fait marcher dans les rues comme des héroïnes de cinéma. Or celle-là est d'un tout autre film. (...)