"U mìnimu gestu / Le moindre geste", de Stefanu Cesari
Avec U mìnimu gestu / Le moindre geste, recueil poétique très dense et abouti articulant sur un format 20x20 cinquante textes, dans leur version corse et française et vingt-cinq reproductions en couleur et en pleine page d'oeuvres picturales de recourant à diverses techniques, Stefanu Cesari s'affirme comme une voix majeure de la poésie contemporaine.
Invité au festival de poésie de Lodève en juillet dernier, il vient de recevoir le Prix du livre corse 2013 pour ce magnifique et bouleversant ouvrage réalisé en collaboration avec Sylvie Badia, peintre, pastelliste et sculptrice.
Ce jeune poète - dont c'est le quatrième recueil publié – pratique une poésie authentique, exigeante, mystérieuse mais non hermétique qui intègre la composante énigmatique de l'univers. Une patiente poésie de l'obscur striée de fulgurances, la clarté, la beauté, se révélant dans la fugacité de l'instant. Une parole d'orage tendant vers l'absolu dont les brefs mais nombreux éclairs semblent contracter la durée.
«L'espace sous la surface» fournit la matière dans laquelle le poète trempe sa plume. Un poète attentif à déceler les moindres fissures dans cette surface lisse du réel et les suscitant aussi par son écriture, concentré dans l'attente du «miracle» que sont ces manifestations fugitives de l'«improbable», recueillant «la parole dans cette matière qui se prolonge en gardant sa forme, dans l'existence».
U mìnimu gestu / Le moindre geste s'inscrit dans la lignée de Genitori, recueil précédent - et déjà remarquable - que l'auteur avait dédié à ses parents (et surtout à son père), mais il se déploie avec une toute autre ampleur, nous faisant pénétrer dans un monde entier, double, s'exprimant par le corps et le verbe du poète qui en réconcilie les deux faces.
On entend palpiter «une respiration faite d'infime et d'étincelles», résonner un long piétinement humain dans ces poèmes au temps élargi qui repoussent la mort, passant sans cesse d'un monde à l'autre, redonnant chair aux disparus, réveillant les «sons endormis», faisant résonner des voix et des accents perdus et restaurant un dialogue interrompu sans qu'on ait eu le temps de «dire ce qu'il faudrait». Un monde dans lequel "l'herbe [est] nue et piétinée" - pour reprendre un célèbre vers de René Char (1), un poète avec lequel l'auteur semble entretenir quelque parenté, sa poésie d'ombre et de lumière portant la vie de mot en mot, assurant la "transhumance du Verbe".
1) René Char, citations tirées de Pleinement (Les Matinaux) et de Seuls demeurent, Argument (Fureur et Mystères)
L'univers de de Stefanu Cesari combine l'extrêmement petit et l'infiniment grand dans une perception du monde tendant à se rapprocher de celle de la prime enfance, cherchant à retrouver une innocence perdue. Un univers s'accommodant du mystère qui semble transcender la dichotomie entre matériel et spirituel.
Ce dernier recueil égrène ainsi de très courtes scènes, des instants privilégiés se déroulant essentiellement dans le cadre d'une maison familiale, avec son jardin et sa montagne alentour, restituant «tout le parler lent d'une demeure» qui remonte des strates du temps. Un monde infini s'incarne dans cet espace restreint, au travers de ces «taches sur le plancher», du «secret du bois» ou du travail du plâtre, de ces meubles ou de ces objets modestes qui ont vu défiler des générations et de tous ces petits gestes simples inlassablement répétés évoquant l'absent.
C'est un univers mélancolique marqué par l'absence, par la violence de la perte, mais qui semble curieusement habité d'«une forme qui respire amplement dans l'absence», de présences invisibles, d'ombres qui accompagnent et soudain prennent corps.
Sans cesse la limite entre le monde réel et le monde informel dans lequel il baigne s'estompe, «la ligne de partage » s'efface. Le royaume des morts et celui des vivants y communiquent étrangement pour peu que l'on sache poursuivre le «rêve péniblement construit dans la nuit» au-delà de la lisière de l'aube. La parole du poète réussit à établir entre eux une sorte de va-et-vient. Les mains bleuies sous l'eau froide rappelant ces «couteaux les traversant à l'inverse des veines» anticipent aussi le cadavre que l'on deviendra tandis que les orages rendent aux chemins d'où l'on vient, ceux de l'enfance perdue mais aussi plus largement de l'origine de l'homme.
Et notre mémoire semble se réveiller, nous prenons conscience de la longue chaîne des humains qui nous ont précédé, de l'héritage que nous perpétuons dans cette vie qui se renouvelle : «la peau recommence».
Os blanchis retrouvant une autre peau, «herbe naissante parmi les fruits morts», Phénix au plumage multicolore renaissant de ses cendres : «...Une boucle/ presque infinie/ à vivre».
portrait partiellement repris en couverture
Et le poète observe, éclaire de manière impersonnelle, il ne se met pas en avant. Il n'y a pas en effet de "je" dans ces poèmes mais plutôt un "nous" (nous : les vivants/ les poètes/ les hommes ...) ou un "on", l'individu s'inscrivant dans une continuité, tandis que le "vous" qui semble s'adresser à un autre, aux autres, rend plus proches les disparus au lecteur. Et les voix, les corps - notamment les mains –, souvent personnifiés ne sont pas individualisés (2), semblant souligner cette répétition, cette continuation de génération en génération.
2) Seule une voix qui semble hanter particulièrement ce recueil viendra, trouvant enfin le repos, s'affirmer dans l'avant-dernier poème dans un possessif à la première personne
Le poète attend, presque religieusement, une «visite» (une visitation ?). A l'affût du moindre signe dans l'obscurité, à l'écoute du moindre chuchotement dans le silence, attentif à ne pas perdre le fil :
«perdre le fil et s'efface
la table du visage
passer la main sale passe aussi
ce beau regard
sa visite
à genoux on nettoie.»
La poésie de Stefanu Cesari semble ainsi souvent s'inscrire dans une sorte de mystique du quotidien et on s'y recueille et s'y agenouille en signe d'action de grâce. Poésie de l'Attente, prête à accueillir le miracle, elle recèle une tension extrême entraînant le lecteur dans son sillage.
Une tension que viennent renforcer le contraste entre la lenteur d'un temps quasi immobile et les fulgurances instantanées qui périodiquement le traversent, entre la nuit et le jour, les saisons, le soleil et l'eau froide, l'herbe tendre et la cendre, ainsi que la douleur récurrente de ces os desséchés et de ce «sang de la mémoire» qui semble toujours couler sans qu'on parvienne à le «rincer».
Le poète élargit le champ des possibles par son travail d'écriture qui lui permet non seulement de guetter dans «l'embrasure» mais d'ouvrir des espaces pour remonter à la lumière un passé éteint en tirant le fil des mots par le chas de l'aiguille pour le tendre à l'autre, portant l'héritage de cette vie fragile et semblant vouloir partager la connaissance de la grâce reçue.
L'écriture est d'une condensation extrême. Epurée, souvent elliptique, elle ménage des césures tandis que la densité des images et des mots sollicite avec intensité l'imaginaire. Et, de la juxtaposition de ces fragments naît une dynamique, du frottement de ces mots-silex, de cette langue poétique neuve puisant ses racines jusqu'au fond de soi, jusqu'au fond des âges, jaillit l'étincelle.
Un travail d'écriture qui repose aussi sur la confrontation, la collaboration du corse et du français (des langues - et des cultures- différentes). Une écriture bilingue et non une traduction littérale.
Pour Stefanu Cesari, corse et français semblent l'arvers et le revers d'une même médaille et il fait avancer son texte dans une langue ou dans l'autre, traduisant au fur et à mesure, l'écart entre les deux versions ouvrant parfois des perspectives nouvelles, le passage d'une langue à l'autre enrichissant l'ensemble (3).
Le moindre geste/ U mìnimu gestu ne s'adresse pas pour autant aux seuls insulaires. On peut - et même en étant corse - avoir une lecture totalement, ou plus ou moins partiellement amputée du texte corse et goûter pleinement cet ouvrage, le pénétrer intimement.
3) A la lecture, ce va-et-vient entre les deux langues accroît la concentration sur chacun des deux textes et le lecteur peut aussi, avec son propre imaginaire, se saisir de cet écart entre les deux langues pour enrichir l'ensemble :
«(...) duranti u timpurali saremu tali.
bardona à curra 'n pantaniccia
saremu
di u furestu» (p.12)
«(...) pendant l'orage. Nous sommes tels
des enfants rendus sur les chemins
nous voilà
méconnaissables » (p.15)
On retrouve pendant l'orage une sensation d'enfance évoquant cette perception du mystère à la fois terrifiante et joyeuse – ce qui se confirme avec «à corra/à courir 'n pantaniccia/dans la boue». Mais l'étymologie du deuxième terme renvoie aussi au marécage primitif, à l'origine de l'homme, ce qui semble repris dans le dernier vers corse «nous sommes de la forêt» évoquant la forêt primitive comme la mémoire de l'homme. Et la traduction française «nous voilà méconnaissables», plus imprécise, plus générale, semble reprendre l'ensemble, nous dire que nous sommes aussi autre. L'enfant que nous étions comme ceux qui nous ont précédés constituent notre identité.
Comme dans son précédent recueil, très construit, le poète semble accorder une grande importance à la disposition de ses textes qui impulse un rythme à l'ensemble ainsi qu'à leur articulation avec les images, choses qui participent aussi du sens.
Rythme binaire fondé sur le double pour ce recueil-ci : vingt-cinq images et vingt-cinq poèmes avec la version corse et française de part et d'autre du sillon de la reliure, le «sillon d'un autre temps» où va s'ensemencer une partie du sens.
Un sillon d'où surgissent périodiquement, accolées deux à deux, dos à dos, ces vingt-quatre images de visages aux yeux vides et aux bouches muettes ostensiblement tournés vers le poème. Et la parole poétique tente de rallumer la flamme de ces regards et de restituer voix – en italique - à ces bouches figées. Double visage aussi dans un troublant portrait et double rédemption peut-être dans ce dialogue restauré.
Quant au visage - marqué des os blancs de son squelette et sortant du bleu infini de la nuit pour gagner l'or du jour - qui ouvre seul le recueil, il possède une dimension symbolique manifeste. Et, à ce premier portrait très contrasté, semble répondre la douceur d'«une journée bleue» avant que le dernier poème en forme d'épilogue, Auguri / Pour augure, puisse enfin se tourner vers l'avenir.
Il y a ainsi une grande continuité, un accord manifeste entre les images et les textes. L'aspect brut, primitif, des oeuvres souvent contrastées de Badia (contraste des couleurs, de la pesanteur de larges aplats et d'une grande vivacité du trait), mais aussi parfois cet entremêlement de visages, ces détails que l'on entrevoit, ces présences fantomatiques qui habitent ses portraits, se retrouvent en grande partie dans les poèmes de Stefanu Cesari. Même si la violence douloureuse - ce cri muet - exprimée dans les oeuvres du peintre est assourdie, plus dominée dans les textes du poète - dont l'aspect tranchant n'est pas pour autant gommé. Une violence sans doute apaisée par la parole :
«parler.
comme traverser des forêts mortes pour y couper un arbre»
Tel l'aède Orphée triomphant de la mort par son chant, Stefanu Cesari pénètre le royaume des ombres et la forêt disparue de la mémoire. Il faut beaucoup d'audace pour s'aventurer sur un tel terrain – d'amour aussi sans doute – ainsi qu'une grande foi dans le pouvoir de la poésie. Et ce sont parfois les tentatives les plus folles qui réussissent.
Le moindre geste/ U mìnimu gestu, Colonna 2012, 132 p., 24 €
A propos de l'auteur :
Stefanu Cesari est né à Porto-Vecchio en 1973.
Enseignant en langue corse, il traduit aussi en corse les voix multilingues de la poésie contemporaine sur son blog Gattivi Ochja.
Il contribue également en tant que traducteur à la revue Fora, la Corse vers le monde. Il a publié dans les revues Nu(e), Décharge, Poésie première. Deux recueils poétiques bilingues et un premier en langue corse ont été édités avant ce dernier titre : Genitori, Presses littéraires Jérôme Fricker (2010), A lingua 'lla Bestia/ Forme animale, A Fior di carta (2008), Mimoria di a notti, Albiana (2003).
Sylvie Badia est née à Paris en 1947.
Peintre, sculptrice, elle travaille aussi avec plusieurs compagnies comme décoratrice et metteur en scène. Elle a fondé en 1990 la compagnie La troisième rive.
EXTRAITS BILINGUES :
P.6/7
Ci hè statu 'ssu visu chè n'emu induvinatu, un raghju di soli
prasisti sempri in l'ochja chì sònani i morti ghjustu accantu
ci accuddimu
pocu sicuri inghjir'à a tola senza ch'idda sichi missa, una mani boca
i carabùduli in quidd'altra, netta più u menu,
ci hè pocu à di.
Una barabàtula. U sonu di i pàgani prestu passati cussì, cù i ditu,
vàrcani
'ssa schilfatura 'n u linguaghju
Il y a eu ce visage entrevu, un rai de lumière
persiste encore dans l'oeil alors que sonnent les morts pas loin
on se recueille
plutôt vagues autour d'une table sans qu'elle soit mise, une main rassemble
les miettes dans l'autre
fait propre, à peu près. Pas grand chose à dire.
Un phalène. Un léger bruit de pages tournées très vite.
la ligne de partage semble franchie
p.8/9
'Ssu tempu
cussì culmu
dessi un visu à a pacenzia.
Hè cont'è chì vo scrivìssiti, vo ch'ùn scriviti mai.
a pacenzia hè un filu passatu 'n crona di i segni
u gestu ripitutu sin'à dummà u corpu, è cheti ò si pralunghi
à tuccà.
una vodda ci stringhji. È purtantu.
ùn si dici micca ciò chì si vurria
quandu s'assìccani i labbra, è l'unghja vènini calcina
ùn si dici nienti chì vali
Ce temps
si rempli. donne son visage à la patience.
comme si vous écriviez vous qui n'écrivez jamais.
la patience. un fil passé dans la boucle des signes pour l'autre
un geste répété jusqu'à la fatigue, qu'il cesse ou se prolonge
par le toucher.
l'élan.
malgré tout
on ne dit pas ce qu'il faudrait quand
se dessèchent les lèvres, et les ongles devenant craie
on ne dit rien qui vaille
p. 102/103
Indò vo eti pisatu a casa ci hè l'acqua sutt'à a parata.
a sera, a so canzona, à rampaconu.
vo ch'ùn durmiti, vi lachemu sempri à quiddu mumentu albinu,
sapendu ch'eti à stà quì, ad aspittàcci. senza lagnàvvi, mancu una volta.
hè vera. ci 'mpannumenu cù li nosci falta, par travirsà u bagnaghju, è ci liani com'è u
sangu.
spicchènduci, nienti ci veni.
daretu à no, una pìccula fiara, di matinata, tini accesu mentri chè no partimu
Là où vous avez bâtie cette maison, l'eau sous la colline.
sa chanson rampe, le soir. vous ne dormez pas.
on vous laisse, toujours au même point de l'aube
sachant que vous resterez, là, à nous attendre, sans redire
c'est vrai. on s'habille d'une faute, elle nous lie comme le sang, à travers les herbes folles.
le moment venu, un doigt passe sur la bouche,
une petite flamme,
vous laissez la lumière allumée le temps que nous partions