"Yermo", de Iouri Bouïda
Publié en France quatre ans après le magnifique roman Le Train zéro qui avait fait connaître Iouri Bouïda aux lecteurs français, Yermo relate l'existence riche et mouvementée d'un fascinant personnage imaginaire, né en 1914 à Saint Pétersbourg dans une famille de la grande aristocratie russe que la Révolution contraignit à l'exil.
Sa mère devenue folle ayant été internée dans une clinique psychiatrique de Londres, Guéorgui Yermo-Nikolaïev est élevé par son père, son oncle et sa tante dans une ville du New-Jersey où il reçoit une éducation américaine. Devenu professeur après de brillantes études, il part couvrir la guerre d'Espagne en tant que journaliste suite à un chagrin d'amour, y écrivant un premier roman, puis, dès l'annonce du décès du mari de son amour de jeunesse, il quitte l'Europe pour enfin épouser Sophia Iletskaïa. Mais un accident de voiture met rapidement fin à son bonheur.
En 1950, la découverte de Venise, ville carnavalesque dont les brumes et les reflets aquatiques rappellent sa cité natale, ouvre pour lui une deuxième vie. Visitant le palais San Severino, il y reconnaît en effet «la maison de ses rêves» qu'il bâtissait par bribes durant sa prime enfance russe, celle abritant le tableau de cette jeune fille «vêtue d'une robe vaporeuse d'un blanc rosé, la tête tournée, en train de courir, tout essoufflée, riant aux éclats, avec des cheveux roux défaits, et des yeux bleus étonnés...» : le portrait de Sophia !
Il se consacre alors à la réhabilitation de Giancarlo, le mari disparu de Lise - la propriétaire -, un fasciste romantique qui a sauvé de nombreux Juifs. Et ses reportages publiés dans la presse italienne sont l'occasion d'un livre qui deviendra immédiatement un bestseller. S'installant définitivement dans ce palais vénitien empli de tableaux et de miroirs noyant le réel sous leurs reflets, Georges entamera avec Lise, sorte de «reine folle » dont il aura un enfant, une étrange et turbulente cohabitation, tout en s'affirmant comme un écrivain célèbre aux talents multiples : essayiste, romancier, noveliste, dramaturge et même cinéaste ...
Iouri Bouïda déploie dans ce roman virtuose envoûtant une narration hybride et fragmentée, à la frontière du biographique et du romanesque. Dans l'essai fictif consacré à Yermo, le narrateur analyse rétrospectivement avec une précision minutieuse et une certaine distance comique, l'oeuvre et les propos, les pensées et les goûts du célèbre écrivain. Tandis que, d'une écriture concrète exaltant tous les sens - visuelle et sonore surtout – il donne vie aux fantômes, aux ombres et aux monstres peuplant les «ténèbres de l'âme» dans des scènes mystérieuses et palpitantes, retraçant avec une imagination délirante et toujours beaucoup d'humour, le parcours de cet homme «dont le premier mot prononcé en venant au monde était une langue que personne ne connaissait. Une langue qu'il va passer toute sa vie à essayer de comprendre».
Et se greffent de plus sur cette matière, venant la complexifier encore, les extraits et les résumés des romans de Yermo dont n'est pas avare son biographe, ainsi qu'un foisonnement de digressions à bâtons rompus semblant permettre à l'auteur de s'exprimer sur la littérature, et notamment la russe, la philosophie, l'étymologie, la peinture ou le cinéma...
Une architecture baroque qui s'annonce dès les somptueuses premières pages vénitiennes empruntées au dernier roman de Yermo, Als ob (1)(Comme si) - dont le héros est «manifestement [son] alter ego» - nous plongeant d'emblée dans une vertigineuse mise en abyme.
L'auteur, recourant à de nombreuses répétitions et reprises, souvent agrémentées de variantes, tout en maintenant une vive allure quelle que soit la longueur de ses phrases, nous emporte ainsi sans jamais faiblir. Il nous fait glisser sans effort d'une époque à l'autre comme de la réalité à la fiction, et nous explorons avec lui, «une bougie à la main», cette «maison sans fin si immense ... [que] l'espace se transformait inéluctablement en temps», descendant «dans le passé par l'escalier de service», arpentant le labyrinthe «des passages, des galeries, des couloirs, des pièces, des cagibis, des soupentes», et goûtant la multiplicité des langues (anglais, italien, français, russe...), des expressions et des citations qui tissent le texte.
1) Titre faisant référence à la philosophie de Hans Vaihinger
Venise, ville d'illusion au passé prestigieux, carrefour culturel où se mêlent l'orient et l'occident s'affirme comme un territoire mythique où s'effacent les frontières entre la fiction et la réalité, où se confondent l'art et la vie, et le Palazzo San Severino semble lui répondre, embrassant toute la réalité mystérieuse du monde de Yermo, écrivain «entre deux», «suspendu entre le ciel de l'imaginaire et la terre de la réalité quotidienne ».
«Selon Yermo, parler des doubles et des miroirs, c'est parler de la création artistique et de l'artiste» et ce roman est bien une vaste réflexion sur la création et sur l'écrivain, ce «funambule qui marche au-dessus du gouffre de l'oubli, en équilibre entre le jeu de l'esprit et la mémoire du coeur», un écrivain qui «éternise le passé». Et si la langue est un cheval que fouette l'écrivain, selon l'image utilisée par l'auteur dans une interview donnée à Libération (2), sans doute doit il être dirigé par la bride - yermo signifiant "bride" en tatar - afin d'exprimer tout son sens.
Roman cosmopolite placé sous l'ombre de Dante et de Shakespeare, Iouri Bouïda aimant comme Borges mêler l'intensité de La divine comédie à celle de Macbeth, Yermo qui n'ignore pas l'histoire ni les grandes questions tout en accordant une place importante au fantastique, s'inscrit aussi dans la tradition russe de Pouchkine à Dostoïevski. Mais ce roman n'est en rien un hommage à Nabokov (3) comme l'affirme étonnamment la quatrième de couverture qui sera reprise par nombre d'articles de lecteurs - se gardant bien d'argumenter leur point de vue.
Certes, Yermo est comme lui un écrivain russe issu de l'aristocratie exilé aux Etats-Unis après la Révolution mais, malgré cette distanciation, il semble assez proche de Iouri Bouïda. Et il apparaît sans conteste et de manière récurrente tout au long du livre que Nabokov déplaît fortement au héros, le narrateur ne ratant pas une occasion pour lui prêter une opinion critique à son encontre. Nabokov en effet «connaît fort mal Dante» pour qui Yermo a une passion; en exil il «n'a pas eu de maison» alors que le héros «a eu une enfance américaine heureuse dans une vraie maison russe». Aussi «hors de la Russie, [sa] création a sombré dans le style, elle ne tient que sur le style et peut même [y] être réduite». Yermo «appréciait ses commentaires sur Eugène Oneguine, ainsi que ses romans, Le don et Lolita, bien que même là, il fût agacé par le soin excessif accordé au style», mais il ne portait guère d'intérêt à cet écrivain.
Et nous concluerons ce "magnifique hommage" qui serait adressé par Iouri Bouïda à Nabokov dans ce roman en laissant la parole à Yermo :
«Nous ne nous sommes jamais rencontrés et j'avoue que je ne le regrette pas : de quoi aurions-nous pu parler ?»
2) http://fr.wikipedia.org/wiki/Vladimir_Nabokov
3) http://www.liberation.fr/livres/2005/03/17/l-oeil-de-bouida_513176
Yermo (1997), Iouri Bouïda, traduit du russe par sophie Benech, éditions Gallimard, 2002, 260 p.
A propos de l'auteur :
http://evene.lefigaro.fr/celebre/biographie/iouri-bouida-17563.php
EXTRAITS :
p. 9/11
«Dans un craquement, dans un râle et dans un grincement rouillé s'ouvraient les portes dorées décorées de plaques de corne sur lesquelles étaient représentés des licornes, des étoiles, des dragons et des femmes superbes comme des cavales, et, au chant d'une fanfare aux mille voix, aux sons d'une musique dont les notes se figeaient en fleurs argentées aux lèvres des musiciens, surgissait de dessous les arcades sonores un équipage de six chevaux, un énorme carrosse ventru juché sur de hautes roues, tout feutré d'une poussière aux scintillements de nacre qui tournoyait, flottait et rampait sur la chaussée, avec un vieillard en velours mauve et fourrures noires portant un masque sans bouche, mais percé de fentes en forme de demi-lune pour les yeux; sa main jaune et parcheminée émergeait, tel un poisson, des sombres profondeurs du carrosse, pour bénir le délicieux mirage de la ville en proie au carnaval, pour bénir toute cette moiteur et cette pantomime, les pigeons sur la Piazza, les étroites venelles-calli, et les places-campi "comme paumes offertes", les touristes, les gondoliers qui se préparaient à la régate du carnaval, le verre de Murano et l'humble tornade de végétation de l'église Santa Maria della Salute, l'exubérance des marbres de couleurs, de la serpentine et du porphyre, les femmes somptueusement dévêtues en costumes masculins de Nicolao, et les adolescents asexués en robes à multiples étages avec des fentes en forme de losanges sur leurs flancs arrondis - "les lucarnes de l'enfer" -, les policiers et les hérauts escortant le carrosse sur des chevaux de Hanovre à la large croupe, les vieillards avec des fraises et les vieilles dames avec des masques-motta dont il faut tenir les rubans entre ses dents (ne peuvent dissimuler leur visage que celles qui savent se taire); la main, cette dextre parcheminée qui flottait dans l'air comme un pigeon jaune, comme l'un de ces crotteurs de la place Saint-Marc, bénissait le carnaval et les gens, dont pas un seul ne savait où se rendait cet équipage tout diapré de poussière, escorté de hérauts-sandwiches revêtus de livrées d'azur avec des armoiries sur la poitrine et dans le dos ... Ils étaient congédiés bien avant d'arriver au tournant d'une rue menant à un petit embarcadère auprès duquel attendait une vedette blanche dont le pavillon frémissait au vent, décoré d'un blason, un saint Georges en cotte de mailles, un cheval blanc, une lance fine, un dragon aux petites ailes difformes qui se tortillait. La vedette amenait le vieillard sur une île où, dans une maison derrière une haute enceinte formée de grosses roches bleuâtres et rose sombre, l'attendait une reine folle qui réchauffait son derrière osseux sur des coussins de brocart dans un fauteuil surmonté d'un baldaquin auquel étaient accrochés des centaines de fils en perles de verre constellés de minuscules clochettes, au moindre mouvement, cette volière sur roue frissonnait, carillonnait et chantait come si elle cherchait à couvrir le tutti barbare des trompettes et la musique ensorcelante du luth en nacre qui accueillait l'époux de la reine démente, le vieillard en velours mauve et fourrures noires, avec son masque d'or aux fentes en demi-lune pour ses yeux de Tatar. (...)
p.98/100
(...)
C'est précisément à l'époque de son séjour à Château-sur-Mer que remontent les premières déclarations publiques de Yermo sur la littérature et les écrivains russes plus profonde qu'on ne l'aurait pensé. «Le XX e siècle a poussé la spécialisation littéraire jusqu'à l'extrême. Un homme associant les qualités d'un bon poète et celles d'un bon prosateur est devenu chose rare. On a vu apparaître ce qu'on appelle "la prose des poètes", qui réclame de l'indulgence pour la seule raison qu'elle est le fait de dilettantes. Les véritables poètes n'arrivent pas à faire de la vraie prose : les exemples de Rilke, d'André Biély, et de Boris Pasternak sont plus qu'éloquents.» «La littérature de l'émigration russe n'est guère plus intéressante que celle qui est encouragée en U.R.S.S. : Chmeliov, Zaïtsev, Merejkovski, Ivanov et les autres sont même, dans un certain sens, inférieurs à Platonov, à Cholokhov ou à Vsevolod Ivanov. D'ailleurs, de façon générale, la littérature russe du XXe siècle est un phénomène bien moins intéressant que, disons, la littérature polonaise ou serbe. Bizarrement, les Russes sont restés en dehors de la problématique humaniste qui a tourmenté et tourmente un monde bouleversé par les deux guerres mondiales; ils continuent de se référer à des noms qui constituent l'orgueil de la civilisation, mais qui appartiennent au XIXe; seulement ces graines ont germé dans d'autres cultures.» «Le progrès en art existe, c'est incontestable, et on a tort de penser qu'il se réduit uniquement au perfectionnement des instruments : si un écrivain s'attaque aux questions éternelles, c'est devant son temps qu'il les pose.» «Pour considérer Lermontov comme un grand écrivain, il faut être né et avoir grandi en Russie, sans jamais être sorti de ses frontières .» (...)