La bonne histoire de Madeleine Démétrius, de Gaël Octavia

Publié le par Emmanuelle Caminade

La bonne histoire de Madeleine Démétrius, de Gaël Octavia

Dans son second roman La bonne histoire de Madeleine Démétrius, Gaël Octavia continue d'explorer avec finesse la complexité et l'ambiguïté des relations humaines et notamment des relations entre femmes, qu'elles soient d'amour ou d'amitié, de solidarité et de bienveillance ou de rivalité, de mépris et de haine.

C'est un roman à la tonalité parfois douloureuse, à la fois mélancolique et joyeuse, un roman tendu sachant toujours garder sa part de mystère et plein d'une énergie libératrice. Un roman d'émancipation d'une facture originale et maîtrisée dans lequel l'auteure, tout en peignant une belle galerie de portraits de femmes, de mères et de filles, interroge en profondeur les spécificités des relations familiales et sociales martiniquaises encore tributaires du passé esclavagiste de l'île.

 

 

Fille sans père, mère célibataire de deux filles de pères différents, la narratrice qui, pas plus que sa mère Betty, n'a su retenir ses compagnons (et n'a toujours pas fait le deuil de son amour pour le second), s'est au moins émancipée de l'univers de pauvreté de son enfance en s'installant en France. Ayant renoncé à ses ambitions initiales, elle y écrit en effet «des romans légers divertissants, des petits bouquins sans prétention qui se vendent correctement, cantonnés au rayon chick lit des gares et des aéroports».

Un jour, elle reçoit un étonnant coup de téléphone de son ancienne et chère amie Madeleine Démétrius qui avait pourtant rompu les ponts depuis vingt ans, ne l'invitant même pas à son mariage - contrairement aux trois autres amies de ce groupe inséparable qu'elles formaient durant leurs années de lycée à Fort de France. De passage à Paris, elle veut la rencontrer pour lui raconter une histoire qui lui est arrivée avant même qu'elle ne la connaisse, afin qu'elle en fasse un roman : une «bonne histoire» qui devrait lui rapporter de l'argent.

Ce retour inopiné de Madeleine bouleverse la narratrice et son récit, ravivant indirectement ses blessures et écornant l'image de cette fille et femme modèle, semble briser une «entrave invisible», l'autorisant à fouiller ce passé enfoui. «L'usine à souvenirs» se remet alors en marche et son «petit cinéma nocturne ne [la] laisse pas en paix», tandis que «les spéculations s'ajoutent aux conjectures».

 

Pour écrire ce livre, car elle ne voudrait en aucun cas déroger à la volonté de Madeleine, pour donner un contexte à cette histoire, des «remparts» la fortifiant, elle reconstitue ainsi des événements datant de vingt ans. Des événements liés à son amie et à ce «tout indivisible» qu'elles formaient autrefois avec la petite et la grande Christelle et Jessica, ainsi qu'à son père le Docteur Démétrius et à sa propre mère Betty : des scènes anodines, des conversations, «des petits riens qui renaissent dans toute leur charge émotionnelle». Et, levant ainsi peu à peu les masques et les faux-semblants d'un passé fantasmé, osant se poser les questions longtemps restées tapies, elle se livre à une introspection sans concessions, tandis qu'elle enquête parallèlement sur cette fameuse Cynthia révélée par cette histoire.

Mais alors que, renouant avec son idéal d'écriture, elle a enfin commis «un roman digne de ce nom» qui trouve preneur chez un grand éditeur, et non une de ces « romances urbaines » dont elle était coutumière - un roman sans doute bien différent de celui escompté par Madeleine -, cette dernière, sans explication, lui en interdit la publication...

 

Gaël Octavia opte pour la vivacité d'une narration au présent et la proximité de la première personne - ce "je" lui permettant  de sonder le jardin secret de sa narratrice tout en jouant sur les codes de l'autofiction en faisant d'elle une écrivaine d'origine martiniquaise. Et, la suivant non seulement dans sa vie quotidienne familiale mais dans les différentes étapes de l'écriture de ce roman commandé par Madeleine, ce choix lui offre un dispositif narratif transcendant astucieusement la banalité d'un récit linéaire (certes ponctué de quelques retours en arrière) en donnant au lecteur l'impression de participer au chantier en cours.

Amitiés féminines et relations mère/fille(s)

Amitiés féminines et relations mère/fille(s) sont au centre de ce roman qui s'articule tant autour d'un couple d'amies formé par l'héroïne éponyme et la narratrice que sur la relation de cette dernière avec ses filles.

Les deux amies de jeunesse autrefois si proches et désormais si éloignées  semblent une sorte d'entité dont l'une serait  par certains côtés le négatif ou le reflet inversé de l'autre, un peu à l'instar de Mame Baby et de Mariette dans La fin de Mame Baby, le précédent roman de l'auteure. Malgré leurs conditions sociales opposées et leur cursus différent, Madeleine et la narratrice semblent en effet partager, au-delà de cette tendresse réciproque qui les unissait autrefois, une même douleur de l'exclusion, du bannissement, et une même solitude.

Gaël Octavia explore de plus la relation mère/fille(s) en remontant au travers de sa narratrice toute une lignée reproduisant avec une sorte de fatalité cette "matrifocalité" (1) héritée du passé esclavagiste de l'île, dans un même schéma de femmes délaissées élevant seules leurs enfants (même si dans le cas de la narratrice les pères ne sont pas totalement absents). De la grand-mère Honorine qui fut toute sa vie employée dans une famille bourgeoise à Betty, «la petite bâtarde du mari de Madame», et à sa fille, les filles sont ainsi condamnées à avoir honte de leur mère : «Nous étions une lignée de femmes qui, chacune, méprisait sa mère».

Mais, avec optimisme, l'auteure vient rompre cette malédiction en nous exposant cette belle relation entre la narratrice et ses deux magnifiques filles si différentes qu'elle laisse libres de choisir leur destinée et de construire leur identité.

Elle s'attaque de plus, comme dans son précédent roman, au mythe caribéen du "potomitan" (2), de la mère forte soutien du foyer, en nous présentant une femme blessée, dévalorisée, intériorisant un fort sentiment de honte et d'infériorité, faible car trop soumise au désir d'être aimée. Une femme qui peu à peu, grâce au soutien et à l'énergie que lui communiquent ses filles, et surtout l'aînée, la fougueuse Nina, prend confiance en elle : «Nina ne s'ôtera jamais la conviction qu'il lui appartient de me défendre, de me fortifier. Aujourd'hui il lui faut sauver mon roman».

C'est ainsi cette adolescente forte qui au sein du foyer joue le rôle de la mère : «son agressivité est une manière de refuser de me materner - à moins que ce soit au contraire sa manière bien à elle d'être ma mère. / J'ai toute confiance en Nina qui assurément veille sur la cadette».

Et la  narratrice va s'émanciper de «ce besoin désespéré de plaire», oser se rebeller et ne pas obéir aux injonctions de Madeleine : «Je ne suis pas ton esclave, Madeleine Démétrius» !

Elle va devenir une mère dont ses filles vont pouvoir être fières : «L'enjeu dépasse le livre. Il est question de nous deux, mère et fille, de la fierté qu'elle a enfin éprouvé ce soir.»

 

1) La mère focale et le père absent sont des images construites et élaborées au fil de l'histoire esclavagiste, semblant résulter de l’impuissance des hommes à secourir leurs femmes et de leur incapacité à être les pères de leurs enfants, au profit du maître.

2)https://fr.wikipedia.org/wiki/Potomitan

Une histoire de couleurs remontant au triangle des origines

 

La bonne histoire de Madeleine Démétrius s'avère avant tout une histoire de couleur remontant au «triangle des origines ». La société martiniquaise est une société très préoccupée de la couleur de peau et de l'aspect lisse ou crépu des cheveux, une société très cloisonnée, ce que constate aussi Philippe Annocque dans son dernier livre Les singes rouges (3). La structure des imaginaires y semble en effet toujours marquée par le triangle pervers du maître blanc, de sa femme légitime et de sa maîtresse noire, schéma s'étant reproduit au sein des familles bourgeoises mulâtres, tant dans la génération d'Honorine que dans celle du Dr Démétrius. Et le problème pernicieux de la couleur de la peau - dont les nuances résultent des nombreux métissages - empoisonne toujours les relations sociales martiniquaises. Il expliquerait ainsi peut-être pour la narratrice son exclusion du «tout indivisible», comme la douloureuse rancoeur de Madeleine dans cette histoire avec Cynthia.

La peau claire, proche de celle du Blanc, «échappée de l'enfer d'une négritude autrefois synonyme de travail forcé, de châtiments quotidiens, de déshumanisation» a toujours la préséance en Martinique. Le Mulâtre est ainsi «la caste suprême de l'île méprisant de conserve vieux Blancs et vieux Nègres, ces restes d'un autre temps». Et, même si «la sororité n'a que faire des couleurs», la narratrice se désole de la différence de perception de ses deux filles en rapport avec la couleur de leur peau.

 

Gaël Octavia a ainsi le mérite d'aborder par la fiction un sujet un peu tabou tenant aux hiérarchies socio-raciales et aux discriminations nées de l'esclavage. De constater et de déplorer ce "colorisme" (4) encore très présent aux Antilles, cette forme de racisme au sein d'une même communauté (qui semble toucher davantage les femmes) : «Pourquoi nous trouvions-nous incapables d'être simplement Noirs ?» «Pourquoi étions-nous incapables d'être simplement humains ?»

3) Les singes rouges (Quidam, à paraître le 22/10/20)

4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Colorisme

http://selomcrys.com/aux-antilles-le-colorisme-est-roi

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La bonne histoire de Madeleine Démétrius, Gaëlle Octavia, éditions Gallimard, 1er octobre 2020, 272 p.

 

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Ga%C3%ABl_Octavia

 

EXTRAIT :

On peut feuilleter les premières pages (p.9/27) sur le site de l'éditeur : ICI

 

Publié dans Fiction

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