"Le consul", de Salim Bachi
Le consul s'inscrit, semble-t-il, dans un cycle de romans biographiques à la première personne ébauché en 2012 par Salim Bachi avec Moi, Khaled Kelkal et poursuivi l'année suivante avec Le dernier été d'un jeune homme, l'auteur se glissant à nouveau dans la peau d'un personnage ayant existé.
Peu de points communs rapprochent à première vue l'adolescent méritant d'une cité de banlieue converti au terrorisme par un islamiste diabolique, "ennemi public n°1" abattu par la police, le "petit blanc" algérois passionné de football devenu un écrivain à la renommée mondiale, et l'aristocrate portugais monarchiste et chrétien, diplomate au Consulat de Bordeaux en juin 1940, qui sauva de la mort des milliers d'opposants et de Juifs réfugiés contraints de fuir le Reich par les nazis. Trois individus façonnés dans un environnement géographique et familial particulier et confrontés au contexte social et politique de leur époque. Trois destins hors du commun.
Sondant cet écart entre individuel et collectif, entre liberté, volonté et fatalité, mais aussi celui entre les paroles et les actes, interrogeant plus largement le rapport de l'homme au monde, au Bien et au Mal, l'auteur cherche chaque fois comment bascule une vie, ce qui, justement, forge un destin. Et quel meilleur moyen que la fiction pour pénétrer la psychologie d'un personnage, pour saisir cette conjugaison souvent précoce d'incidents et d'événements, de lectures et de rencontres qui nourissent sensibilité et imaginaire et éclairent un comportement adulte ?
La vie d'un homme est d'abord esquissée à main levée, l'artiste comble les vides, précise un trait, creuse un espace plat en ajoutant de l'ombre ou de la couleur, il donne naissance à une forme avec un peu d'âme (...)
Mémorial de la shoah, Jérusalem
Un Juste
Parfois il suffit d'un homme dressé seul face à l'abîme pour déchirer le voile des ténèbres.
L'avenir d'Aristides de Sousa Mendes, héritier d'une vieille famille catholique de la noblesse portugaise, paraissait «assuré à tout jamais». Consul raffiné, amateur de musique, il était habitué à vivre comme «un nabab prévaricateur», «accumulant les dettes et les enfants» – sa femme Angelina lui en donna quatorze qu'il chérissait ardemment. Chrétien n'ayant sans doute jamais vraiment interrogé sa croyance, il fut d'abord amené à désobéir aux lois divines avant d'enfreindre celles des hommes, ce qui anéantira toute sa vie antérieure.
Se prenant à un âge mur d'un amour infini pour Andrée qui le sauva du désespoir à la mort de son fils Manuel, il n'abandonnera jamais cette maîtresse qui lui donnera une fille – pas plus que sa femme légitime. En poste à Bordeaux en pleine débâcle française, il octroiera en juin 1940 un nombre phénoménal de visas contre la volonté de son ministère et au mépris délibéré de la circulaire n°14 (1), cette «émanation méphitique de Salazar», sans se soucier de ses propres intérêts ni de ceux de sa famille, sauvant ainsi, en quelques jours seulement, des milliers de réfugiés piégés en France, des Juifs pour une grande part. Relevé très vite de ses fonctions et privé de ses droits, il vivra dès lors comme un paria dans son propre pays et mourra en 1954 dans la pauvreté, loin de ses enfants contraints à l'exil.
Salim Bachi exhume ainsi ce héros de «cette obscure région de l'Histoire» où il fut relégué pour ne pas «ternir l'image sainte» et mensongère du Portugal de Salazar, rendant hommage à ce "Juste", reconnu comme tel en 1966, et qui ne fut réhabilité qu'en 1986 par la République Portugaise.
Et, ce faisant, il redonne foi en l'homme.
1) Cette circulaire portugaise de novembre 1939 interdisait la délivrance de visas aux apatrides, aux porteurs de passeports Nansen délivrés par la ligue des Nations, aux Russes, aux Juifs expulsés des pays dont ils étaient citoyens ou dans lesquels ils résidaient, aux opposants politiques...
La mort de saint François, détail de la fresque de Giotto
A l'orée de la mort, dans cet hôpital franciscain où il repose dans le plus grand dénuement, oublié par les siens sauf par Andrée - devenue sa femme après la mort d'Angelina -, Aristides de Sousa Mendes qui a enfin accédé «à la véritable foi, au véritable amour» s'apprête «à revêtir la robe de bure de saint François». Il a ainsi rejoint son modèle (2), ce «saint des pauvres et des oiseaux» qui prêchait l'amour de toute création divine. Ce saint François dont l'image apaisée et le «miracle» du «visage glabre», l'avaient tant frappé dans sa jeunesse lorsqu'il s'était «agenouillé devant le gisant peint par le grand Giotto» dans l'église Santa Croce de Florence. «Une image d'une grande simplicité qui [l']accompagna tout au long des jours et des nuits qui signèrent [son] calvaire, [sa] disgrâce et [sa] joie».
Rien d'étonnant alors à ce que ce Juste parvenu au seuil de la mort semble aussi paisible que ce saint reposant dans son catafalque. Cet homme disgracié par ses contemporains mais élu par la grâce divine, cet homme ordinaire qui réussit à convertir «ses prières en actes», se pense désormais pardonné d'avoir enfreint les «lois sacrées du mariage», et sans doute espère-t-il retrouver «ce grand jardin d'Eden de la vie», de la vie éternelle.
2) Né dans une famille de riches marchands, saint François d'Assise lui aussi changea de vie, abandonnant sa vie dissipée pour faire voeu de pauvreté et prêcher la bonté de Dieu et l'amour de toute création divine
Tristan et Isolde, Richard Wagner, Acte II, MET 1999, avec Jane Eaglen et Ben Hepper, direction James Levine, mise en scène Dieter Dorn
La mort, l'amour, la vie
L'homme obéissant doit être comme un cadavre qui se laisse mettre n'importe où, sans protester. (Saint François d'Assise)
J'ai désobéi devant Dieu et les hommes et je ne sais lequel de ces péchés a été le plus lourd à porter, pourtant tous deux ont été commis par amour.
Cette double désobéissance détruisit la vie ancienne du consul pour le faire renaître à une autre et le rendre à lui-même, à l'innocence des élans de son enfance :
Je devins celui que j'étais à ma naissance et que j'avais perdu dans les remous du temps .
S'éloignant du troupeau des «hommes-machines» de son siècle, il accomplit son «devoir d'homme» en n'obéissant qu'à sa conscience. Et ce livre, comme semble déjà l'annoncer son épigraphe suivi de son incipit, résonne plus encore comme une sacralisation de la vie et de l'amour que comme un éloge de la seule désobéissance qui parfois ne relève que d'un «immense orgueil». Celle du consul ne fut en effet guidée que par l'amour, ce «philtre divin», ce «don de Dieu» qui s'incarna dans la belle Andrée venue le sauver et dont «la main amoureuse [le] guidait (...) vers quelque rivage qu'[il] ne connaissait pas encore» : vers l'abandon de soi dans l'amour d'une femme mais aussi vers cet «amour des hommes, de tous les hommes» que nécessite le véritable amour de Dieu. Un amour qui transcende la mort.
Et les deux amants semblent se confondre avec Tristan et Isolde (3), «transfigurés en cette nuit sacrée où la mort cède au désir, où la vie surgit des ténèbres». Une nuit sacrée à laquelle répondra la «nuit de [sa] chambre» où le consul s'enfermera du 14 au 17 juin, pendant trois jours, une «nuit sans fin», «hors du Temps» où il se laissera glisser dans l'abîme avant que la tempête qui s'était levée ne s'apaise :
«silence ou mort,
je pouvais renaître».
Un «tsunami» purificateur dont il ressortit les cheveux blanchis mais avec «cette jeunesse d'airain des contes et légende, jeunesse de Tristan ou Roméo, jeunesse de Roland ou du Quichotte ( ...), jeunesse du Christ ressuscité». Abandonnant une longue vie mensongère, il renoue alors avec l'enchantement de l'enfance pour retrouver sa vérité, délivrant «à tour de bras» des visas à tous ces misérables qui venaient à lui «comme vers le Messie dans ces temps d'apocalypse», emporté vers une aube pleine de ce désir de vivre le désengluant de ce présent sale et obscur .
3) L'auteur faisant revivre dans un très beau passage lyrique l'exaltation de cette nuit d'amour du 2ème acte de l'opéra de Wagner qui magnifie les grands thèmes universels résumant nos interrogations humaines: la vie, l'amour, la mort.
Une forme en accord avec son sujet
Après lecture du Consul, on réalise combien les trois derniers romans de Salim Bachi s'articulant autour du "fatum" et du tsunami forment une continuité tant par leur sujet que par leur forme, l'auteur interrogeant le destin complexe des hommes, le mouvement de la vie et de la mort dans ce monde où s'affrontent Dieu et diable, au travers de ces nuits de tempête où ils côtoient des abîmes infinis.
Dans le premier, pure tragédie, la main armée du destin est celle du diable et le jeune Khaled Kelkal est emporté par un fleuve, une vague d'une tumultueuse violence sans pouvoir se relever, plongé à jamais dans les Enfers sans la moindre chance de rédemption. Et c'est sans doute pouquoi l'auteur compatissant lui offre cette possibilité de revenir du Royaume des morts le temps d'un roman. Dans un monde sans Dieu, c'est la passion des femmes qui raccroche le jeune Camus à la vie, et la littérature, la création littéraire, qui lui permet de renaître lorsqu'il est confronté à la mort à l'âge de 17 ans. Et c'est aussi dans le tourbillon d'une nuit de tempête que celui qui travaillait au manuscrit des Justes voit encore se rapprocher le spectre de la mort sur ce bateau qui l'emmène en Amérique du Sud. Quant à la relativement longue vie du consul, cet élu de Dieu dont le destin privilégié s'incarne dans le désir d'une femme pour se muer en un véritable amour, elle s'affirme comme la parfaite antithèse de celle de Kelkal.
Le consul semble ainsi achever le cycle sur une note aussi lumineuse que la première était noire en retraçant le parcours fécond de ce nouveau saint François, un parcours où la lumière triomphe des ténèbres.
Le consul, Salim Bachi, Gallimard 31/12/14, 192 p., 17,50 €
A propos de l'auteur :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Salim_Bachi
On peut feuilleter les premières pages du livre sur le site des éditions Gallimard