New York, petite Pologne, de Emmanuelle Guattari
C'est une perception très intimiste et singulière de la ville américaine, une vision un peu décalée tanguant «souplement au-dessus du réel» le plus quotidien que nous livre Emmanuelle Guattari dans New York, petite Pologne. Un troisième court roman, toujours fragmenté en multiples éclats ouvrant place aux silences qu'elle rapproche sans souci de chronologie, et qui puise à nouveau dans un matériau autobiographique - même si la jeune narratrice y entamant sa vie d'adulte dans les années 1980 se prénomme Lucie. Et grâce à cette opportune distanciation, l'auteure réussit à restituer la spontanéité et la fraîcheur d'impressions et de sensations d'une époque déjà lointaine tout en divaguant en grande liberté sur son nouveau terrain d'aventures, laissant le soin à son héroïne bien nommée d'éclairer le dessous des choses, «la profondeur des fissures», avec une innocente simplicité génératrice d'une certaine distance comique.
Cette héroïne à la fois prudente et audacieuse, voire inconsciente, explore ainsi de manière concentrique et minutieuse les rues et les quartiers, se perd dans une New York mystérieuse et souvent nocturne – car «il est des nuits où tout peut arriver» -, déambulant dans ses rêves et dans les dédales de la vie. Et se dessine alors une ville, une vie, aux étranges contrastes : bruyante et colorée, animée et joyeuse, ou soudain inquiétante et silencieuse, «coagulée par la chaleur» ou figée dans «une blancheur épaisse et cotonneuse».
Il y a une tonalité parfois walserienne (1) dans l'écriture économe et sensible d'Emmanuelle Guattari et dans sa façon d'appréhender le monde, le mouvement énigmatique de la vie, au travers de sa narratrice. Attentive aux détails les plus infimes, saisissant au vol de menus faits ouverts à tous les possibles, des rencontres éphémères, de petites scènes touchantes, drôles ou incongrues, elle aligne une succession d'instantanés apparemment dérisoires mais qui, mis bout à bout, s'avèreront peut-être signifiants. Elle brosse ainsi un joli portrait impressionniste amusé de New York et de ses habitants où affleurent bien des ombres. Un portrait en suspens, une construction à l'équilibre fragile côtoyant des gouffres et pouvant à tout moment basculer.
Et au portrait de cette ville étrangère s'ajoute comme en écho l'ébauche de cette vie nouvelle que cherche à y construire l'héroïne. Car il en est de la vie des hommes comme de celle des villes qui croissent, essaiment et se perpétuent à partir de leur noyau originel, village ou patrie. Ce nouveau monde découvert par Lucie fait ainsi resurgir des bribes éparses de son passé venant rattacher cet espace lointain aux terres du père, omniprésentes.
1) Voir notamment Retour dans la neige
Après avoir tenté de reconstituer l'univers familial de la clinique de la petite Borde (2) où elle vécut une enfance libre et heureuse au milieu des fous, puis d'évoquer un premier éloignement de cet espace fondateur pour des ciels de Loire (3) voisins, Emmanuelle Guattari s'aventure donc maintenant au-delà de l'océan, et la vie nouvelle de sa jeune héroïne semble procéder d'un curieux enfantement s'apparentant à celui d'une petite Pologne (4). L'auteure reprend en effet à dessein dans son titre l'usage polonais acollant l'adjectif "petit" au nom de la ville ancienne pour désigner une extension urbaine au-delà du cercle initial. Un usage maintenant ostensiblement le cordon identitaire et reliant nouveauté et héritage, soulignant la transmission.
4) http://fr.wikipedia.org/wiki/Petite-Pologne
On retrouve dans ce dernier roman bien des thèmes chers à l'auteure : conscience aiguë du temps qui passe, angoisse de la disparition, de la mort soudaine et imprévisible, attachement à l'héritage qui nous constitue ... et toujours ce désir obstiné de retenir ces petites choses, ces instants précieux qui glissent irrémédiablement et vous échappent.
New York, petite Pologne vient ainsi s'inscrire dans un travail d'écriture original entrepris, à mon sens, dès La petite Borde : un travail s'appuyant sur une démarche aussi modeste qu'ambitieuse dans laquelle le résultat final, hypothétique, semble moins importer que la tentative en soi. Dans ses trois romans, l'auteure s'emploie en effet à recoller patiemment les petits morceaux dispersés ou oubliés du puzzle de nos vies, des morceaux dilués, trompeurs - «...un coin d'eau de la même couleur qu'un ciel». Et tant pis si la dernière pièce risque de n'être «pas la bonne» car «ce monde est ce que nous avons [et] (...) c'est [déjà] magnifique !»
New York, petite Pologne, Emmanuelle Guattari, Mercure de France, 15/01/15, 84 p., 9,50 €
Emmanuelle Guattari est née en 1964 et vit à Paris.
Elle a grandi à la clinique psychiatrique de la Borde cofondée par son père, le psychanalyste et philosophe Félix Guattari, où ses parents ont travaillé toute leur vie.
Elle a un temps enseigné le français et l’anglais aux Etats-Unis et en France. Elle se consacre aujourd’hui à l’écriture.
Il y a un homme allongé au milieu du trottoir. Appelez les pompiers ! Quoi ? Un passant hausse les épaules et, agacé, fait un écart.
On est dans la rue Reagan des années 80 à New York. Il y a des tas de gens qui vivent par terre.
(...)
(...) Je me laisse étourdir par la rumeur et la gaieté des Brooklyniens. Avec beaucoup de naturel, ils s'interpellent par-dessus les sièges, ou debout dans les travées, rapellent les gosses, envoient les ados chercher du pop-corn; hèlent l'oncle de retour des toilettes qui scrute la salle, les petits se bagarrent ou se chatouillent sur leurs sièges. La salle se remplit inexorablement dans ce désordre. C'est complet. La lumière décline, devient faible, s'éteint dans le bruit. Je me dis ah, le film. Ils ne se taisent pas. (...)
Je ne dors pas à cause du décalage horaire. La nuit quand on revient de boîte, Martim et moi on planquette sur les escaliers de secours sur la façade pour regarder la mafia décharger les bateaux au cul des camions, des lecteurs de cassettes, des radios.
(...) David, peint des aquarelles aux quatre coins du monde, les fait découper en puzzles, puis les reconstitue et là il dilue chaque aquarelle reconstituée. David dit, tu comprends, ce truc avec les puzzles, c'est qu'ils sont conçus pour te ... un coin d'eau de la même couleur qu'un ciel...alors on apprend, on apprend, mais c'est de plus en plus compliqué. Lui, le type, il meurt le jour où il n'y a plus qu'une seule pièce à placer... et ce n'est pas la bonne !
Je revois mon père magnétisé devant une émission qui dure des heures sur le ; il ne bouge pas un cil, je passe et je repasse, je vaque; il est là qui ne quitte pus l'écran; soudain mon père éclate de son petit rire guttural et dit tout haut, ah ça, c'est fort ! En fait quel diable, il s'est bien fichu de tout le monde, en fait rien d'autre n'existe, ce monde est tout ce que nous avons ! Ah ah ah c'est magnifique !