"Une semaine en avril", de Linda Pastan
Un recueil bilingue consacré à Linda Pastan, figure attachante de la poésie contemporaine américaine, vient de sortir aux éditions numériques Recours au poème dont les dynamiques animateurs, poètes eux-aussi, nous proposent un ensemble de poèmes choisis, traduits et réunis par Raymond Farina sous le titre Une semaine en avril (poèmes choisis 1981/1995), auquel ils ont judicieusement ajouté quelques photos signifiantes de deux jeunes artistes accompagnant leur travail éditorial en cohérence avec l'esprit de la maison.
Connu pour ses traductions poétiques de l'anglais, ainsi que de l'italien, du portugais ou de l'espagnol, Raymond Farina ne pouvait qu'être touché par cette lumineuse simplicité d'écriture qu'il sait si bien nous rendre, et par les thèmes de la poétesse américaine dont beaucoup entrent en résonance avec son oeuvre propre de poète (1). Et sa mise en forme du recueil contribue également à éclairer l'essence de la poésie de Linda Pastan qui semble «...à la recherche / d'une sorte de perfection / qu'on atteint dans les livres». Une poésie qui est à la fois un mode d'écriture et une manière d'être au monde, rejoignant en cela toute "poésie des profondeurs" (2) – la seule qui intéresse cette jeune maison d'édition.
Pour composer ce recueil, Raymond Farina a retenu 33 poèmes - nombre peut-être trop symbolique pour être anodin - prélevés pour la quasi-totalité dans l'importante anthologie Carnival Evening (3) sans en modifier l'ordre de présentation. Leur choix, et notamment celui des trois premiers poèmes ouvrant le recueil, s'avère cependant à mon sens hautement significatif, tout comme l'est celui de l'avant-dernier, tiré d'un recueil antérieur (4) et surtout du dernier excédant le cadre temporel annoncé. 11 septembre 2001 (5) semble ainsi conclure ce recueil sur la beauté moqueuse et paradoxale d'un ciel de septembre, tandis qu'Autoportrait semble l'introduire en nous donnant à voir le corps du poète, annonçant le temps et le lieu dans lequel il se situe.
Quand on ouvre à proprement parler ce recueil avec cet Epilogue puis ce Prologue (deuxième et troisième poèmes) renversant l'ordre d'encadrement de la tragédie, comment ne pas y voir le signe d'un retour en amont brisant les lignes du temps, remontant à la source en creusant «la terre noire» car «le tunnel se déroule / en l'arrière» ? On peut dès lors amorcer notre plongeon «dans les ténèbres du chapitre premier» (le quatrième poème en fait, intitulé Rêves) et le terminer au trente-deuxième intitulé A ma fenêtre.
Et Le cornouiller, seizième poème dont le dernier vers «une semaine en avril» (6) – mois symbole du renouveau printanier - a inspiré le titre, pourrait s'affirmer comme le coeur vibrant de cette construction.
La poésie de Linda Pastan, cette fille du Bronx, parle du quotidien de manière subtile et délicate. Elle évoque les joies des moments simples comme les menaces se profilant sous la surface calme de nos vies ordinaires, nos désirs comme nos peurs, déployant cette «arithmétique de l'alternance» qui nous «permet de tourner la page» du livre de la vie. Sensible à la fragilité du réel, elle exalte la beauté de la nature qui s'offre à nous et le tragique de nos vies éphémères en brassant des thèmes universels.
A l'écoute du silence et poreuse au mystère, elle ne travaille pas la lumière aveuglante mais la nuit éclairante, la nuit originelle du monde et notre nuit intérieure, jetant ses mots comme des ponts entre deux silences, traçant de fugaces constellations scintillantes. C'est «une voix lactée», une poésie légère mais intense faisant surgir d'une ombre massive une furtive mais néanmoins vivace lumière, comme le soulignent si bien ces mystérieuses photos nocturnes de Charles Beauté et Juliette Goiffon.
Cette poésie est aimantée par la mort, l'énigme fondatrice universelle où s'enracine toute poésie des profondeurs. Elle tourne sans cesse autour de la perte, de la disparition des êtres chers; et ces «fantômes» qui vivent en nous par le souvenir déambulent dans nombre de poèmes, y faisant résonner leur voix :
«...Les voix murmurent encore pour moi
même après quelles aient quitté
leur corps.»
(Autoportrait)
Elle est profondément marquée aussi par notre propre désintégration à venir, par ce processus de vieillissement inéluctable, par ces feuilles d'automne emportées par le vent vers l'inconnu, et elle exhale la nostalgie de l'enfance, cet «Eden» perdu :
«Quand la route se rétrécit devant moi
je regarde par-dessus mon épaule
du côté où sa courbe retourne
vers l'enfance, sa ligne blanche
séparant le réel de l'imaginaire
de même que le faîte de l'épine dorsale
divise le corps en deux parties
en laissant au centre le ventre doux
vulnérable à tout.»
(Autoportrait)
«Touriste» aux «bagages perdus», «en transit dans [sa] vie», le poète semble ainsi en exil sur cette terre : entre deux mondes, entre deux temps, entre réel et imaginaire, sans cesse tourné vers cet autre lieu - celui de l'origine et du futur. Un poète en attente sur le rivage des rêves qui fugacement révèlent une autre réalité.
Alors que La lune continue à se lever et se coucher, que les feuilles reverdissent et les oiseaux reviennent dans un cycle des saisons se renouvelant à l'infini, la courte trajectoire de nos vies s'infléchit inexorablement dans une même direction :
«Maintenant je me tiens tranquille
à ma fenêtre
en observant la neige
qui ne connaît qu'une direction
lorsqu'en silence elle va
tomber vers le silence.»
(A ma fenêtre)
Et nos coeurs meurtris, «...sans défense / devant une brêve explosion de pétales / une semaine en avril» (Le cornouiller), saignent aussi de toute la beauté du monde :
«Le monde nous blesse
avec sa beauté, comme s'il savait
que nous devons le quitter bientôt.»
(Dans un pays du Nord)
Une poésie en mode mineur fidèlement servie par un poète/traducteur.
3) Anthologie parue en 1998 chez W.W. Norton & Company, et reprenant notamment des poèmes écrits de 1968 à 1998 et souvent publiés dans des recueils antérieurs. La plupart des poèmes choisis par R. Farina sont ainsi extraits de Waiting for my Life (1981) et de An Early Afterlife (1995)
4) PM/AM, New and selected Poems, Norton & Company 1982
5) qui serait désormais incorporé au recueil Traveling light, Norton& Company 2011
6) Poème auquel un autre poème bien postérieur semble renvoyer un écho, prolongeant la tonalité de ce recueil :
April
A whole new freshman class
of leaves has arrived
on the dark twisted branches
we call our woods, turning
green now—color of
anticipation. In my 76th year,
I know what time and weather
will do to every leaf.
But the camellia swells
to ivory at the window,
and the bleeding heart bleeds
only beauty.
Linda Pastan, from Traveling Light. © W.W. Norton & Co., 2011
Une semaine en avril (poèmes choisis 1981/1995), Linda Pastan, traduit de l'anglais (américain) par Raymond Farina, Ebook, Recours au Poème éditeurs, collection Ailleurs, mars 2015, 95 p., 8 €
( Article paru le 15/03/15 sur Le Salon littéraire )
22
http://www.recoursaupoeme.fr/po%C3%A8tes/linda-pastan
http://www.recoursaupoeme.fr/po%C3%A8tes/raymond-farina
EXTRAITS (bilingues) :
Rêves
Les rêves sont la seule
vie future que nous connaissions;
le lieu où les enfants
que nous fûmes
sont bercés dans les bras des enfants
que nous sommes devenus
Ils sont aussi nombreux que des feuilles
dans leurs migrations,
que des oiseaux dont nous apprenons la mort
par une simple plume
laissée derrière eux : un indice,
une parcelle de sommeil
que l'enfant saisit.
Ils sont à jamais perdus comme le sable
quand la mer avance en rampant
avec son long couteau brillant
entre les dents
pour réclamer son patrimoine
Parfois mon père
portant pantalon et casquette
attend sur ce rivage,
son rêve à lui
une blessure
que même le matin ne peut guérir
Les pattes du chien pompent
dans son sommeil;
vos paupières closes battent
quand se dévide la bobine :
veilleur et veillé,
archer et mouche de cible.
La nuit dernière j'embrassai en rêve un amant
et me réveillai innocente.
Le ciel était saturé d'étoiles,
son sourire brûlait encore là
comme la queue d'une comète
qui, ardente vient de passer
Dreams
Dreams are the only
afterlife we know;
the place where the children
we were
rock in the arms of the children
we have become.
They are many as leaves
in their migrations,
as birds whose deaths we learn of
by the single feather
left behind : a clue,
a particle of sleep
caught in the eye.
They are as irretrievable as sand
when the sea creeps up
its long knife glittering
in its teeth
to claim its patrimony
Sometimes my father
in knickers and cap
waits on that shore,
the dream of him
a wound
not ever morning can heal
The dog's legs pump
in his sleep;
your closed eyelids flicker
as the reel unwinds :
watcher and watched,
archer and bull's-eye
Last night I dreamed a lover in my arms
and woke innocent
The sky was starry to the very rind,
His smile still burning there
like the tail of a comet
that has just blazed by
A ma fenêtre
J'ai trop réfléchi
sur la neige,
le silencieux pélerinage
de tous ces flocons
et sur les sombres vagabondages
des feuilles
A l'affût
pendant quatre saisons entières
j'ai vu comment on bat
les mêmes sentiers
à travers les mêmes bois
maintes et maintes fois
J'ai eu coutume de prendre une multitude
de trains, me fiant
à la stratégie des voies,
de la distance.
J'ai voyagé sur des navires
me fiant au nord arbitraire
Maintenant je me tiens tranquille
à ma fenêtre
en observant la neige
qui ne connaît qu'une direction,
lorsqu'en silence elle va
tomber vers le silence.
At my window
I have thought much
about snow
the mute pilgrimage
of all of those flakes
and about the dark wanderings
of leaves
I have stalked
all four seasons
and seen how they beat
the same path
through the same woods
again and again
I used to take a multitude
of trains, trusting
the strategy of tracks,
of distance.
I sailed on ships
trusting the arbitrary north.
Now I stand still
at my window
watching the snow
which knows only one direction,
falling in silence
toward silence.