"Une semaine en avril", de Linda Pastan

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Une semaine en avril", de Linda Pastan

Un recueil bilingue consacré à Linda Pastan, figure attachante de la poésie contemporaine américaine, vient de sortir aux éditions numériques Recours au poème dont les dynamiques animateurs, poètes eux-aussi, nous proposent un ensemble de poèmes choisis, traduits et réunis par Raymond Farina sous le titre Une semaine en avril (poèmes choisis 1981/1995), auquel ils ont judicieusement ajouté quelques photos signifiantes de deux jeunes artistes accompagnant leur travail éditorial en cohérence avec l'esprit de la maison.

Connu pour ses traductions poétiques de l'anglais, ainsi que de l'italien, du portugais ou de l'espagnol, Raymond Farina ne pouvait qu'être touché par cette lumineuse simplicité d'écriture qu'il sait si bien nous rendre, et par les thèmes de la poétesse américaine dont beaucoup entrent en résonance avec son oeuvre propre de poète (1). Et sa mise en forme du recueil contribue également à éclairer l'essence de la poésie de Linda Pastan qui semble «...à la recherche / d'une sorte de perfection / qu'on atteint dans les livres». Une poésie qui est à la fois un mode d'écriture et une manière d'être au monde, rejoignant en cela toute "poésie des profondeurs" (2) – la seule qui intéresse cette jeune maison d'édition.

 

1)http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/article-virgilianes-anecdotes-et-epitola-posthumus-de-raymond-farina-84709532.html

2) cf le credo éditorial de Recours au poème : http://www.recoursaupoemeediteurs.com/

 

Pour composer ce recueil, Raymond Farina a retenu 33 poèmes - nombre peut-être trop symbolique pour être anodin - prélevés pour la quasi-totalité dans l'importante anthologie Carnival Evening (3) sans en modifier l'ordre de présentation. Leur choix, et notamment celui des trois premiers poèmes ouvrant le recueil, s'avère cependant à mon sens hautement significatif, tout comme l'est celui de l'avant-dernier, tiré d'un recueil antérieur (4) et surtout du dernier excédant le cadre temporel annoncé. 11 septembre 2001 (5) semble ainsi conclure ce recueil sur la beauté moqueuse et paradoxale d'un ciel de septembre, tandis qu'Autoportrait semble l'introduire en nous donnant à voir le corps du poète, annonçant le temps et le lieu dans lequel il se situe.

Quand on ouvre à proprement parler ce recueil avec cet Epilogue puis ce Prologue (deuxième et troisième poèmes) renversant l'ordre d'encadrement de la tragédie, comment ne pas y voir le signe d'un retour en amont brisant les lignes du temps, remontant à la source en creusant «la terre noire» car «le tunnel se déroule / en l'arrière» ? On peut dès lors amorcer notre plongeon «dans les ténèbres du chapitre premier» (le quatrième poème en fait, intitulé Rêves) et le terminer au trente-deuxième intitulé A ma fenêtre.

Et Le cornouiller, seizième poème dont le dernier vers «une semaine en avril» (6) – mois symbole du renouveau printanier - a inspiré le titre, pourrait s'affirmer comme le coeur vibrant de cette construction.

 

La poésie de Linda Pastan, cette fille du Bronx, parle du quotidien de manière subtile et délicate. Elle évoque les joies des moments simples comme les menaces se profilant sous la surface calme de nos vies ordinaires, nos désirs comme nos peurs, déployant cette «arithmétique de l'alternance» qui nous «permet de tourner la page» du livre de la vie. Sensible à la fragilité du réel, elle exalte la beauté de la nature qui s'offre à nous et le tragique de nos vies éphémères en brassant des thèmes universels.

A l'écoute du silence et poreuse au mystère, elle ne travaille pas la lumière aveuglante mais la nuit éclairante, la nuit originelle du monde et notre nuit intérieure, jetant ses mots comme des ponts entre deux silences, traçant de fugaces constellations scintillantes. C'est «une voix lactée», une poésie légère mais intense faisant surgir d'une ombre massive une furtive mais néanmoins vivace lumière, comme le soulignent si bien ces mystérieuses photos nocturnes de Charles Beauté et Juliette Goiffon.

Cette poésie est aimantée par la mort, l'énigme fondatrice universelle où s'enracine toute poésie des profondeurs. Elle tourne sans cesse autour de la perte, de la disparition des êtres chers; et ces «fantômes» qui vivent en nous par le souvenir déambulent dans nombre de poèmes, y faisant résonner leur voix :

«...Les voix murmurent encore pour moi

même après quelles aient quitté

leur corps

(Autoportrait)

 

Elle est profondément marquée aussi par notre propre désintégration à venir, par ce processus de vieillissement inéluctable, par ces feuilles d'automne emportées par le vent vers l'inconnu, et elle exhale la nostalgie de l'enfance, cet «Eden» perdu :

«Quand la route se rétrécit devant moi

je regarde par-dessus mon épaule

du côté où sa courbe retourne

vers l'enfance, sa ligne blanche

séparant le réel de l'imaginaire

de même que le faîte de l'épine dorsale

divise le corps en deux parties

en laissant au centre le ventre doux

vulnérable à tout.»

(Autoportrait)

 

«Touriste» aux «bagages perdus», «en transit dans [sa] vie», le poète semble ainsi en exil sur cette terre : entre deux mondes, entre deux temps, entre réel et imaginaire, sans cesse tourné vers cet autre lieu - celui de l'origine et du futur. Un poète en attente sur le rivage des rêves qui fugacement révèlent une autre réalité.

Alors que La lune continue à se lever et se coucher, que les feuilles reverdissent et les oiseaux reviennent dans un cycle des saisons se renouvelant à l'infini, la courte trajectoire de nos vies s'infléchit inexorablement dans une même direction :

«Maintenant je me tiens tranquille

à ma fenêtre

en observant la neige

qui ne connaît qu'une direction

lorsqu'en silence elle va

tomber vers le silence.»

(A ma fenêtre)

 

Et nos coeurs meurtris, «...sans défense / devant une brêve explosion de pétales / une semaine en avril» (Le cornouiller), saignent aussi de toute la beauté du monde :

«Le monde nous blesse

avec sa beauté, comme s'il savait

que nous devons le quitter bientôt.»

(Dans un pays du Nord)

 

Une poésie en mode mineur fidèlement servie par un poète/traducteur.

 

 

3) Anthologie parue en 1998 chez W.W. Norton & Company, et reprenant notamment des poèmes écrits de 1968 à 1998 et souvent publiés dans des recueils antérieurs. La plupart des poèmes choisis par R. Farina sont ainsi extraits de Waiting for my Life (1981) et de An Early Afterlife (1995)

4) PM/AM, New and selected Poems, Norton & Company 1982

5) qui serait désormais incorporé au recueil Traveling light, Norton& Company 2011

6) Poème auquel un autre poème bien postérieur semble renvoyer un écho, prolongeant la tonalité de ce recueil :

 

April
 

A whole new freshman class
of leaves has arrived

on the dark twisted branches
we call our woods, turning

green now—color of
anticipation. In my 76th year,

I know what time and weather
will do to every leaf.

But the camellia swells
to ivory at the window,

and the bleeding heart bleeds
only beauty. 

Linda Pastan, from Traveling Light. © W.W. Norton & Co., 2011

 

Une semaine en avril (poèmes choisis 1981/1995), Linda Pastan,  traduit de l'anglais (américain) par Raymond Farina, Ebook, Recours au Poème éditeurs, collection Ailleurs, mars 2015, 95 p., 8 €

( Article paru le 15/03/15 sur Le Salon littéraire )

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A propos de l'auteur :

http://www.recoursaupoeme.fr/po%C3%A8tes/linda-pastan

A propos du traducteur :

http://www.recoursaupoeme.fr/po%C3%A8tes/raymond-farina

 

 

EXTRAITS (bilingues) :

 

 

Rêves

 

Les rêves sont la seule

vie future que nous connaissions;

le lieu où les enfants

que nous fûmes

sont bercés dans les bras des enfants

que nous sommes devenus

 

Ils sont aussi nombreux que des feuilles

dans leurs migrations,

que des oiseaux dont nous apprenons la mort

par une simple plume

laissée derrière eux : un indice,

une parcelle de sommeil

 

que l'enfant saisit.

Ils sont à jamais perdus comme le sable

quand la mer avance en rampant

avec son long couteau brillant

entre les dents

pour réclamer son patrimoine

 

Parfois mon père

portant pantalon et casquette

attend sur ce rivage,

son rêve à lui

une blessure

que même le matin ne peut guérir

 

Les pattes du chien pompent

dans son sommeil;

vos paupières closes battent

quand se dévide la bobine :

veilleur et veillé,

archer et mouche de cible.

 

La nuit dernière j'embrassai en rêve un amant

et me réveillai innocente.

Le ciel était saturé d'étoiles,

son sourire brûlait encore là

comme la queue d'une comète

qui, ardente vient de passer

 

 

Dreams

 

Dreams are the only

afterlife we know;

the place where the children

we were

rock in the arms of the children

we have become.

 

They are many as leaves

in their migrations,

as birds whose deaths we learn of

by the single feather

left behind : a clue,

a particle of sleep

 

caught in the eye.

They are as irretrievable as sand

when the sea creeps up

its long knife glittering

in its teeth

to claim its patrimony

 

Sometimes my father

in knickers and cap

waits on that shore,

the dream of him

a wound

not ever morning can heal

 

The dog's legs pump

in his sleep;

your closed eyelids flicker

as the reel unwinds :

watcher and watched,

archer and bull's-eye

 

Last night I dreamed a lover in my arms

and woke innocent

The sky was starry to the very rind,

His smile still burning there

like the tail of a comet

that has just blazed by

 

 

A ma fenêtre

 

J'ai trop réfléchi

sur la neige,

le silencieux pélerinage

de tous ces flocons

et sur les sombres vagabondages

des feuilles

 

A l'affût

pendant quatre saisons entières

j'ai vu comment on bat

les mêmes sentiers

à travers les mêmes bois

maintes et maintes fois

 

J'ai eu coutume de prendre une multitude

de trains, me fiant

à la stratégie des voies,

de la distance.

J'ai voyagé sur des navires

me fiant au nord arbitraire

 

Maintenant je me tiens tranquille

à ma fenêtre

en observant la neige

qui ne connaît qu'une direction,

lorsqu'en silence elle va

tomber vers le silence.

 

 

At my window

 

I have thought much

about snow

the mute pilgrimage

of all of those flakes

and about the dark wanderings

of leaves

 

I have stalked

all four seasons

and seen how they beat

the same path

through the same woods

again and again

 

I used to take a multitude

of trains, trusting

the strategy of tracks,

of distance.

I sailed on ships

trusting the arbitrary north.

 

Now I stand still

at my window

watching the snow

which knows only one direction,

falling in silence

toward silence.

 

 

Publié dans Poésie, Recueil, Ebook, Bilingue

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P
Votre blog est une source d'inspitation ! merci pour vos articles.<br /> Patrick.
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D
Merci pour cet article .
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