Rencontre avec Jérôme Ferrari, Romans 03/04/15
Il est désormais devenu habituel que Jérôme Ferrari, fidèle en amitié, vienne présenter chaque nouveau livre à la librairie Les cordeliers de Romans. Cette année, la rencontre proprement dite eut lieu à la médiathèque voisine Simone de Beauvoir où elle réunit environ quatre-vingts personnes.
Répondant aux pertinentes questions du libraire François Reynaud, l'écrivain permit au public de mieux cerner le sujet ardu de son dernier roman, Le Principe, mais aussi plus largement de mieux comprendre son travail d'écriture.
Pourquoi s'intéresser à la physique quantique ?
Cette science décrit au niveau de l'atome, de l'infiniment petit, un monde contradictoire impossible à saisir car échappant à notre raison (les chapitres des manuels de physique qui lui sont consacrés sont d'ailleurs les seuls à être remplis de points d'exclamation!). Elle rejoint ainsi le terrain de la philosophie, de la métaphysique, en rendant compte d'une partie obscure de la réalité du monde.
Ce qui au départ intéressait surtout l'auteur c'était le problème du langage, la dimension poétique, littéraire, de l'interprétation de la physique quantique défendue par Heisenberg - l'un de ses fondateurs qui découvrit ce fameux principe d'incertitude donnant son titre au livre et qui fut récompensé par le prix Nobel en 1932. Car si pour Einstein ceci ne constituait pas une préoccupation, il y avait chez Heisenberg comme chez Niels Bohr, le désir manifeste de passer par les mots pour partager le sens physique, et la conscience que, comme les poètes, ils ne pouvaient exprimer ce sens que par des métaphores.
Comment en effet dépasser le langage abstrait des mathématiques pour dire ce que l'on sait de cette réalité du monde avec les seuls concepts dont les hommes disposent et qui structurent son langage comme sa pensée ? L'incapacité à pouvoir nommer directement ce qui n'est pas concevable par l'esprit car on ne peut en former une image exacte, conduit à opérer un déplacement, à utiliser des images imparfaites, «un tourbillon de métaphores», pour faire apparaître cette réalité insaisissable.
Jérôme Ferrari semble fasciné par la grande puissance de dévoilement de la vérité de la métaphore. Quand Heisenberg compare le développement de la technique à un processus organique – échappant donc à la volonté de l'homme qui ne peut plus le maîtriser – sa métaphore lui semble d'autant plus belle qu'elle est vraie. Elle s'applique ainsi parfaitement aux immeubles de Dubaï qu'il a vus comme d'immenses plantes nourries de sang. Métaphore pouvant s'appliquer à son sens non seulement à la technique mais aussi à l'économie.
«Et Il m'a dit : Entre la parole et le silence,
il y a un isthme où se trouve la tombe de la raison
et les tombes des choses.»
(Niffari, Les Haltes)
La poésie mystique soufie touche de même profondément l'auteur non seulement par la beauté de ses vers mais par la part de vérité qu'elle contient, par sa façon d'englober le double aspect contradictoire des choses sans le résoudre. Et les vers de ce mystique musulman du Xème siècle qu'il cite en exergue de son livre sont pour lui la meilleure définition de la physique quantique. Heisenberg dont la vocation de physicien était aussi une vocation de poète était aussi par ailleurs un mystique, ce qui ressort de ses écrits et notamment de sa correspondance. Et le langage qu'il tient pour évoquer l'atome comme «une particule suspendue entre le possible et le réel» ne détonnerait pas dans cette poésie.
Werner Heisenberg
Si c'est avant tout le physicien poète et mystique qui intéressait l'auteur, il lui est très vite apparu qu'il ne pourrait faire l'impasse sur l'attitude contoversée d'Heisenberg pendant la guerre. Un problème insoluble car les mêmes faits peuvent donner lieu à une double interprétation contradictoire.
L'auteur avait déjà été amené dans Où j'ai laissé mon âme à faire un certain travail de documentation, mais c'est la première fois qu'il racontait une vie réelle et devait intégrer une part importante de biographie, de documentaire, dans une fiction.
Il s'est ainsi non seulement beaucoup documenté, mais s'est rendu en Allemagne plusieurs fois car il avait besoin de connaître ce pays, ses paysages et ses mentalités, pour approcher ce personnage complexe. En travaillant il s'est passionné pour son héros, ressentant à son égard une immense empathie, et il a dû de ce fait veiller à rester très critique à son égard car pas plus qu'un réquisitoire il ne s'agissait d'écrire une plaidoirie.
Personnellement, il est convaincu par les écrits d'Heisenberg que ce dernier ne cautionnait pas le IIIème Reich et était un humaniste, faisant clairement passer l'homme avant la notion de peuple ou de pays. Et ses nombreuses allusions à la rose blanche* (nom d'un mouvement étudiant de résistance au nazisme) ne peuvent pour lui être anodines.
Jérôme Ferrari a de plus été touché par cet homme qui plaçait si haut la science, son objectif supérieur de vérité des choses, qu'il ne pouvait imaginer qu'elle puisse être corrompue par l'idéologie, la politique ou même la technique – auxquelles il ne s'intéressait guère. Une conception de la science attaquée par les nazis et qu'il lui fallait sans doute défendre en restant en Allemagne, pensant naïvement pouvoir résister en se compromettant le moins possible. D'où une grande désillusion au regard de son impuissance. L'auteur a été visiblement ému aussi par cette aptitude d'Heisenberg à continuer de voir la beauté de ses lacs et de ses montagnes au coeur de l'horreur. Un personnage un peu en marge, dans son monde, d'une naïveté aussi touchante qu'elle est agaçante, ce que résume bien cette question à première vue incongrue, adressée par le physicien au jeune soldat américain venu l'arrêter en 1945 : «Comment trouvez-vous nos lacs et nos montagnes»!
Quant à la violence de l'époque traversée, elle est certes bien présente dans le livre mais hors champ car le roman se déroule dans un milieu scientifique et est focalisé sur un personnage scientifique.