"Guerres d'une vie ordinaire", de Lamia Berrada-Berca
Guerres d'une vie ordinaire de Lamia Berrada-Berca reprend les thèmes privilégiés (1) de l'auteure - ceux notamment de la solitude et du rapport à l'autre, de l'émancipation - dans une fiction poétique permettant d'approcher la complexité d'un sujet où s'affrontent le dedans et le dehors, l'individuel et le collectif au travers de différentes sortes d'enfermement semblant se répondre. C'est un roman labyrinthique des profondeurs qui scrute la nuit de nos vies et la noirceur du monde, mettant en résonance la réalité absurde de ce dernier et ce mystère solitaire dans lequel s'enracinent nos rêves.
Un roman sur ces multiples frontières réelles ou imaginaires qui nous enserrent et sur les guerres que se livrent les différents territoires dans lesquels sont imbriqués les individus vivant en société. Sur le décalage entre aspirations et environnement quotidien, sur la difficulté à défendre ou à conquérir un espace de liberté pour éclairer la vie et lui donner un sens.
1) Voir notamment sur ce blog la critique de La reine de l'oubli et de Kant et la petite robe rouge
L'histoire qui nous est contée se déroule à Hay Kazaoui, quartier surpeuplé et mal famé d'une ville imaginaire évoquant Casablanca où ont afflué des miséreux «pensant que l'argent pousse dans les faubourgs de la ville». Dans
à l'horizon désormais bloqué, tentent désespérément de survivre. :«Du béton en chaîne, en veux-tu en voilà
Et tout ça vit les chaînes au ventre».
Et il refuse cette condition de «paumés» tantôt victimes tantôt agresseurs, celle de «cafards (...) qui naissent, vivent et meurent dans la nuit». Des morts-vivants évoluant mécaniquement dans un paysage de néant. Il veut, lui, exister, vivre comme un individu libre, envisager un avenir plus heureux :
Tourmenté, malade à force de il rêve qu'il cherche une femme «pour changer cette vie qui pue, pour transformer le cafard (...) en homme heureux», «une femme simplement vraie, dans un monde qui ne l'est pas» :
, télé ne fait qu'accroître son mal-être en exposant tous ces «débris humains explosés dans des conflits absurdes» dont les journalistes tiennent une comptabilité macabre, tandis que la consultation des magazines où s'affichent ces «femmes d'Ailleurs» ne lui offre que leur regard froid et fixe. Alors il imagine,
«Je saisis le regard de cette femme et le glisse au coeur de la nuit. Lumière étrange venue s'échouer dans la torpeur de cette vie.
Noire.
Brute.
Et deux mains pour venir attraper ce qu'il reste d'espoir.
Je souris.
Je ne retournerai plus jamais d'où je viens.»
Un rêve qui l'aide à se mettre en mouvement et à lutter.
Il avancera ainsi d'espoir en déceptions et en souffrances, découvrant la poésie qui permet de croire en l'amour. Et tant qu'il restera un Kazaoui capable de rêver et désireux d'aimer, on pourra «espérer encore voir un trou de lumière percer l'horizon» ...
Outre son propos, frappe par l'originalité de sa facture à la fois cinématographique et poétique. Ce récit fictif Un récit faisant par ailleurs référence à des poètes de la mouvance surréaliste et écrit dans une langue à la fois familière et poétique, souvent elliptique et jouant sur les mots, les sonorités et les répétitions. Un récit s'apparentant à une sorte de poème en mouvement dans lequel les retours à la ligne ménagent de nombreux blancs venant scander le texte, lui impulsant un rythme souvent lapidaire, éclairant son sens en mettant puissamment en valeur certains mots. Des mots qui émergent du silence et de la nuit, portant la musique de la vie.
Ce curieux récit qui nous parle «de liberté et de vérité» semble ainsi mêler art du langage et expression d'une vision du monde, art poétique (2) et art de vivre, célébrant la liberté de l'imaginaire, sa puissance, en utilisant l'image et la métaphore comme outil privilégié pour approcher cette vérité. Et son narrateur, ce jeune déshérité relégué dans le quartier d'Hay Kazaoui qui semble capter, enregistrer ce qu'il voit comme une caméra, s'affirme sans doute comme l'incarnation du regard. Regard de l'artiste et plus largement du poète : ce «Grand Veilleur» lucide, scrutant l'invisible sous le et écoutant le silence, qui n'est pas dans le raisonnement mais dans le ressenti et dans l'imaginaire.
Guerres d'une vie ordinaire est ainsi une ode à la vie, au désir, à l'amour et à la liberté, qui prend sa source dans cet «infracassable noyau de nuit» cher à André Breton. Une poésie prenant en charge la réalité sans chercher à l'expliquer, exprimant, au-delà de la rumeur de la ville et des «cris du dehors», l'intensité de ce cri muet «du dedans» et montrant l'énigmatique beauté de ces rêves qui nous animent, qui nous jettent en avant. Une poésie de résistance et de combat permettant paradoxalement de mieux ressentir cette sombre réalité du monde tout en espérant encore.
Un roman original, complexe et ambitieux, porté par l'élan d'une langue poétique qui sonne juste et nous touche.
2) S'apparentant même parfois à un manifeste ( cf ch.12)
Guerres d'une vie ordinaire, Lamia Berrada -Berca, éditions du Sirocco, mars 2015
A propos de l'auteure :
Ch. 4
p. 63
(...)
Décidés à traquer l'imposture du décor.
Aimantés fixement par cette fenêtre de tir découpée dans l'espace et le temps.
Le réel ressasse.
Dit souvent la vieille en comptant les grains de son chapelet.
La routine est ce qu'il y a de pire en guerre de vie ordinaire.
Ma fenêtre cadre cinquante centimètres sur cinquante de ciel et de poussière. Sur l'écran passent et repassent des silhouettes toutes semblables les unes aux autres allant au four à pain, allant voir l'épicier, allant. Bras ballants tous ceux qu'on appelle les jeunes brassent l'air et la poussière en essayant d'atteindre leur Amérique de ciel, largement bleu, qui crâne au-dessus du gris couvercle qu'on a placé là exprès pour servir de dôme de misère à la Cité, disent-ils.
Mon écran fenêtre capte des images, des histoires, des trajectoires qui s'enfonçent dans le gris et la poussière et disparaissent ensuite en un clin d'oeil du champ.
Dans le néant.
Par magie.
Zoom sur des pensées jetées à terre, foulées aux pieds des désirs, traînées dans la poussière des pieds qui traînent eux-même la poussière pour avoir quelque chose à rapporter chez soi d'éphémère. Cadence des pieds qui suivent le ralentissement de la marche du temps comme si la mort suivait pas à pas la cadence d'une mécanique d'enterrement.
Puis rien. Fondu au noir.
(...)
Ch.5
p. 72/74
(...)
A l'école, j'ai essayé d'apprendre des trucs, j'ai essayé, vraiment, mais je n'ai pas appris à apprendre. A continuer d'apprendre, à vouloir plus, toujours. A chercher au-delà. L'école, je l'ai vécue comme la taule. Je ne suis pas allé en taule, pourtant. J'imagine. L'image m'obsède. Un trou. Encore un. La fenêtre s'est rétrécie de cinquante sur cinquante à dix sur quinze. Respire plus. La chair pourit pareil que l'âme dans ce goulot étroit dans lequel on me force à avaler des tas de notions abstraites qui s'accumulent, et s'accumulent, jusqu'à ce que je ferme les yeux de dégoût et que j'arrête soudain de respirer. L'esprit mou. Décomposé. Je sors de taule comme anesthésié. Sans trop savoir ce que je sais. Sans ce foutu Bac en poche, surtout. Cligne des yeux. Vaguement. Le réel me saute à la gorge à chaque pas. J'ai le regard brûlé à vif. Mais je décide d'avancer. A vingt ans, faut y aller, aoulidi ! Débarassé de toutes illusions, je prends la vie à bras le corps. Abrupte.
- C'est de la poésie, tu vois ? «L'infracassable noyau de nuit»... On n'explique pas la poésie; on la ressent, juste, reprend Soraya dans un élan d'étrange douceur.
Réponds pas.
Je devrais?
Mon secret bien serré dans le creux de la main je recule pour ne pas commettre l'irréparable. Et lâche soudain le silence d'un geste ample qui vient recouvrir la parole d'un rire inextinguible.
Infracassable,
Noyau.
De nuit.
Je mâche les mots un à un. Ils ont le goût amer de ces putains de vérités qu'on a que trop vécues. Dures sous la dent. De pierre. Et qui finissent par se briser en fragments d'inachevé. Je mâche et je n'en finis pas, de l'inachevé, qui me bouffe autant les jours que les nuits.
(...)