"Farigoule Bastard", de Benoît Vincent

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

Farigoule Bastard  est le premier livre-papier de Benoît Vincent.

C'est un récit «sans fil» déroutant, un roman fragmenté et curieusement structuré où s'imbriquent différents types de textes de tonalités différentes, et au contenu aussi hétéroclite que celui de la «biasse» (1) de son héros - et sans doute aussi de la besace emplie de «paperolles» de son auteur... Une histoire complexe «qui s'épanche depuis plusieurs sources», et «a été rapiécée comme peau de vachette» par plusieurs mains, nous avertit-on d'emblée. Une histoire portée surtout par une langue singulière - tant dans son lexique que dans sa syntaxe – car «née des paysages âpres et graveleux» dans laquelle elle se déroule.

L'argument part d'un «quiproquo» ouvrant la porte à une pluralité de sens. Un berger vieillissant, taiseux et solitaire, va quitter sa maison, cette «zone de moyenne montagne (...) où la ville n'a pas atteint», pour prendre dans la vallée le train qui doit l'emmener à la ville capitale car il y aurait été invité à une «rétrospective de son oeuvre» !

Mais quelle peut bien être l'oeuvre de ce berger obscur dont ce récit va nous conter le voyage ? Et dans quel voyage «fabuleux» le conteur malicieux et inspiré de la «geste» de Farigoule Bastard nous déroute-t-il ?

1) une "biasse" (de l'occitan "beasa") désigne en Provence une besace, un sac dans lequel on transporte un casse-croûte ...

    L'oeuvre d'un berger se résume sans doute à sa vie mais Farigoule Bastard  est autant le nom du récit que celui de son héros. Et nous visitons la vie de ce dernier comme une exposition retraçant un «chemin» qui ne va pas seulement à quelque endroit mais est quelque chose – pour citer Giono (2), le poète cosmique en harmonie d'écriture avec cette même Provence : la haute, la rude et la secrète, tranchant avec celle qui s'étale en couleurs criardes dans la vallée du Rhône. Une exposition en hommage à un monde «oublié du temps» dont ce berger semble être aussi le chevalier-poète, et qui éclaire en amont au travers du double parcours de son héros (réel et imaginaire, présent et rétrospectif) ce qui sous-tend le «processus créatif» de l'auteur. Une dé-marche authentiquement poétique.

    2) cf le recueil de textes de Giono sur la Provence critiqué sur ce blog

     

    @amboilati.org

     

    Farigoule Bastard a «lacé son destin» et il «décide la marche à pied» : des pieds qui viendront «se frotter tout contre le monde qui n'est pas rond mais complexe, polygone de faces et leur revers, poches toujours répétées, ralentissements détours renversement». Et la marche du récit, tout en s'inscrivant dans l'espace géographique d'un pays aimé, donne l'occasion à l'auteur de nous offrir un fascinant voyage dans l'espace de l'écriture, de l'imaginaire et du langage. Un voyage poétique et onirique qui permet en superposant, en mêlant tous les temps, d'entrer dans une sorte d'absence de temps où le cercle peut coexister avec la ligne, avec cette «trajectoire» à «l'issue imparable qui chaque jour se fait plus proche, plus nette, plus détaillée, comme la langue de nuages lèche avant l'orage Chamouse». 

    «La marche rumine et le héros avance, avance»; il «se présente à la nuit», inquiet, mais «tout compte fait, ce n'est pas un voyage plus pénible que la tâche du jour. C'est comme le bras mort d'une rivière qui se perdrait dans les cailloux, une pause dans une chasse, un rêve». Farigoule «se ramène et se rassemble et tous ses plis s'embourbent»; aspiré par la spirale de ses pensées et de ses souvenirs, par ce «monde du passé qui remue comme on agonise», il «déshabite» ce monde qu'il a pleinement habité en nous faisant paradoxalement sentir tout le remuement de sa vie.

    Un héros qui arrivera à la gare de Montélimar, dans le monde incongru des «tégévés» et des «téheuhères», tel un Cidrolin (3) débarqué de ses rêves. Et ce voyage vers la mort, vers Paris, s'étend à celui de tout un monde rural oublié que la modernité a englouti, s'inscrivant plus largement encore dans ces temps immémoriaux dont témoignent ces montagnes au «temps accumulé» et cette mer fossilisée qu'il fut amené à traverser.

    Le berger Bastard semble ainsi éternel et s'il se surnomme Farigoule, nom provençal donné au thym, cette plante vivace odorante, symbole de résistance, que les Egyptiens utilisaient pour embaumer leurs morts, c'est peut-être parce que ce récit prolonge l'existence de son modeste héros en nous faisant entendre le chant mystérieux de la vie, «ce chant qui reste collé dans la tête de Bastard quand le vent vient cogner aux tempes».

    3) Le héros des Fleurs bleues de Queneau

      La structure du livre s'appuie sur trois cycles - eux-mêmes divisés en chapitres à la numérotation fantaisite -, les deux premiers semblant s'articuler douloureusement mais aussi joyeusement autour des deux femmes que le héros a aimées : la désormais «Vieille» et «Celle» qui lui donna un nouvel élan car «une femme c'est toujours un départ». Des femmes comme des rivières qui l'ont emporté dans le grand fleuve de la vie. Deux cycles s'inscrivant dans le «cycle tout court», titre de cette troisième partie où Farigoule semble prêt à se dissoudre définitivement, à dire «oui» à la mort.

      Au sein de cette structure, le récit principal conté par un narrateur extérieur, se voit adjoindre le témoignage à la première personne du facteur Picris et des lettres ou des extraits du carnet intime de Farigoule ainsi que trois magnifiques textes poétiques en forme d'adresse (concluant chaque cycle), qui introduisent d'autres «je». Un récit entrecoupé également d'extraits d'articles de presse, d'entrefilets et de notes techniques et humoristiques déclinant Farigoule Bastard sous forme d'article de dictionnaire, ou d'inventaire et d'énumération anaphorique un peu potaches - qui auraient peut-être gagné à ne pas trop s'étendre... Le tout semblant, tout en illustrant le grand bric à brac de nos vies, donner de multiples signes tangibles de l'existence du héros.

      Et, indéniablement, «Bas.T.A.R.D.Est.Est.Est.»

      si c'est informe,

      il donne de l'informe.

      Trouver une langue;

      Rimbaud

      (épigraphe du livre)

      «Tout ce bazar (...) tient ensemble» et le roman ne manque pas d'unité, grâce à une langue poétique novatrice servant de liant, donnant forme à l'informe; à un regard empli d'humour et d'amour pour les gens et les paysages, pour les mots; illuminé par la présence de cette nature, de cette terre rugueuse dont la langue du poète traduit avec passion la force souterraine. Et la phrase de Benoît Vincent porte bien l'homme «comme une garrigue ou une marne, comme ces collines de calcaires secs et déchirés, comme une fidélité, comme une déclaration.»

       

      @remue.net

      Il y a d'abord tous ces noms de lieux, de cols et de montagnes, immuablement présents comme des divinités, et ces nombreux termes relevant du registre régional ou spécialisé pour décrire cette nature - minérale, végétale ou animale - dont l'auteur dope son texte. Sans compter sa part d'invention verbale et de jeu sur les sonorités et les graphies à la manière de Queneau. Mais c'est surtout la grammaire qu'il renouvelle, jouant sur l'ellipse et les silences, la ponctuation, sur l'irrégularité du rythme.

      Une langue sobre et calleuse mais chantante, un parler abrupt et condensé non dénué de sensualité évoquant la parole économe et imagée, profonde, de ces Farigoules que certains lecteurs ont peut-être un jour rencontrés. Une langue faisant ressentir tous les ressauts du chemin comme la puissance imaginaire, onirique et philosophique, métaphysique même, de «toute cette étendue qui fait silence» sans qu'on ne soit jamais véritablement seul car «partout des yeux guettent (...). A peine on entend bruire des souffles, mais c'est assuré.» Une langue capable de nous emporter sur ces collines massives aux croupes craquelées et ces grandes pelouses de crête surplombant les falaises, sur cette terre solitaire rocailleuse et épineuse qui nous livre ses rumeurs et ses parfums.

      Benoît Vincent, forgeron (4) portant au blanc sa lame (son «couteau» ?) a ainsi trouvé la langue que, semble-t-il, il espérait, réussissant à faire revivre cette Haute-Provence en restituant l'âme de ce pays natal auquel il désirait rendre hommage. 

      4) cf la belle photo en couverture

       

      (Article publié préalablement et dans une version très légèrement différente sur  La Cause littéraire)

       

      Farigoule Bastard, Benoît Vincent, Le nouvel Attila, avril 2015, 128 p.

      A propos de l'auteur :
       

      Benoît Vincent est né en 1976 dans la Drôme. Il a exercé de nombreux métiers et est désormais botaniste et écrivain. Farigoule Bastard est son premier roman, mais d’autres projets sont en cours et notamment la mise en livre de l’hypertexte Genove, ville épuisée (2012). Il a également publié chez Publie.net et sur son propre site, Amboilati. Il est co-responsable de la revue numérique expérimentale Hors-Sol, une revue littéraire critique et poétique et collabore régulièrement à remue.net.

       

      EXTRAITS :

       

      CYCLE PREMIER

      III

      p.21

      (...)

      Il aime comme ça s'effondrer. Tout compte fait, ce n'est pas un voyage plus pénible que la tâche du jour. C'est comme le bras mort d'une rivière qui se perdrait dans les cailloux, une pause dans une chasse, un rêve. Reste à savoir ce qu'on en retirera, pas même un souvenir, à coup sûr Jamais je ne tiens mes rêves, il pense, mais je sais qu'ils ont été, quelques images émoussées, quelques rencontres trop blanches, de ces choses qu'on ne saisit pas : un soupir, un rond dans l'eau, l'épaisseur de la nuit. Un autre duc, plus lointain, plus aigu, semble répondre au familier. Farigoule Bastard fume, et quand il fume il n'est à rien. Ses pensées s'étiolent, son corps à nouveau se disperse, mais à présent d'apaisement.

      (...)

       

      VIII

      p.33

      (...)

      Farigoule Bastard s'accapare l'intermittence du chaos, se faufile enfin en fabriquant son rythme. N'est-il pas dédié à la marche il pense. Ou l'inverse il ajoute. Après le raidillon, la sente emprunte longuement le faîte d'une petite bête de colline, la mer ici, elle est fossile. Jusqu'au petit poët, comme le téton d'un sein, on évacue d'un tour l'embrassé du regard. S'installe ici, proche le caïrn qui marque le culminant Etait-ce la peine de marquer l'évident il pense. Déballe paquetage. Contrôle inventaire. Tâte le lapin, qui tend vers le rassis. Passe encore, il est conservé dans un matelas moelleux de thym et d'herbes fraîches. Régulièrement on le soustrait à l'air. Au vieillissement présumé. Ou à l'efffondrement soudain. L'air est tant vorace. (...)

       

      CYCLE TOUT COURT

      XXV

      p.87

      (...)

      Une femme c'est toujours un départ. Un départ ça inquiète. Farigoule Bastard ne bougeait pas beaucoup – hors les centaines de lieues qu'on fait à pied. On se demande, parfois, même la nuit, perchés qu'on est sous nos étoiles, on se demande parfois si le monde se soucie de nous. On se dit que rien, rien n'aura lieu quand nous on canera. On a trop d'espace autour. Toute cette étendue, toute cette forêt, ça fait silence, ça fait tampon, ça fait coton, et nous, noyés là-dedans. Pourquoi il a bougé, alors, et traversé ça, pour elle, p't-être bien , vassavoir. Je n'ai pas parlé du couteau.

       

       

      XXIII

      p.112

      (...)

      je marche sur le faîte

      La lumière de l'été

      Donne de l'orange au monde

      Et c'est peut-être cela

      Que chante le poète quand il n'a

      Plus rien d'autre à chanter

      Je t'aime C'est tant fané, tant fatigué

      Tu le sais bien

       

      Tu le sais bien

      *

      L'été, tout à présent, ce n'est plus un sujet de faceface. A peine un pincement dans un écrin. La brebis ne se fait pas voir, comme plus tard et la mule et plus tard et la femme. On entend bien piauler la coïne, la cogne, la couenne, on ne sait pas l'écrire (l'a-t-on jamais portée au blanc?)

      Faaaaar, Faaaaaaaaaar font les voix dans le dos. Il est suivi Farigoule, il est suivi depuis via, depuis maï, par des voix.

      (...)

      Publié dans Fiction, Poésie

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      R
      C'est un livre qui m'a procuré beaucoup de plaisir, avec l'évocation de ces paysages rugueux et de ses habitants rustiques (sans donner à ce dernier mot une connotation péjorative), et cette écriture singulière et poétique dont l'article fait mention. je reste un peu perplexe sur le sens à donner au motif du couteau, qui revient à plusieurs reprises et dont il est dit à la fin du récit qu'il n'a pas servi. Une fausse piste de lecture vers un récit avec crime pour égarer le lecteur? Je n'ai peut-être pas bien lu...
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      E
      Mystérieux couteau ! A chacun son interprétation... Il faudra que j'interroge l'auteur aux prochains cafés littéraires de Montélimar;