"L'oragé", de Douna Loup
On attendait avec impatience ce troisième roman (1), tant la singularité, la musicalité et la vitalité de l'écriture du précédent, Les lignes de ta paume , semblait prometteuse, d'autant plus que Douna Loup avait annoncé un sujet la laissant "plus libre sur le plan de l'imaginaire". Et L'oragé comble, et dépasse même, les attentes.
Si cette fiction poétique rend hommage à Jean-Joseph Rabearivelo (2), ce "prince des poètes malgaches"(3) grand admirateur de Baudelaire (4) qui vécut à Madagascar au début des années 1900, à l'apogée de la période coloniale, elle n'a rien d'un roman biographique. D'ailleurs l'auteure, s'intéressant surtout au chemin de l'eau souterraine vers sa résurgence et au passage «de l'orage au soleil», commence par s'attarder sur r ce «continent d'enfance, cette évidence des premières années restées sans clôtures», et arrête son parcours dès qu'il «marche en poète», n'abordant pas les treize dernières années de sa courte vie qui s'achèvera par un suicide.
Et elle invente largement la figure d'Esther Razanadrasoa (dite Anja-Z) qui l'accompagne : (5) de cette femme qui écrivait et publiait, elle, uniquement en langue malgache : une femme admirée de dix ans son aînée qui menait une vie très libre et fut son initiatrice, l'aidant à devenir «sourcier de ses forêts», à accéder «au centre de lui-même ... dans cet espace qui tiraillait, cet espace de bataille entre deux langues aimées
ar on sait peu de choses
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Jean-Joseph Rabearivelo
là dans ce centre-là qui a fait son tumulte est née une langue à soi, une langue au-delà qui inclut et surpasse
2) Jean-Casimir Rabearivelo (1903-1937), dit Rabe se fit appeler Jean-Joseph Rabearivelo pour avoir, disait-il, les mêmes initiales que Jean-Jacques Rousseau, la coutume malgache autorisant facilement les changements de nom
Chaque langue une autre provenance, une autre peau pour s'épancher. Suer.
, ce long et vibrant poème en prose célébrant l'île de Madagascar (6) et d'Antananarivo, de ses couleurs et de ses rumeurs, de ses odeurs, est un chant enivré de malagasy, de cette langue malgache si musicale, si concrète et imagée (7), si différente du français. Un roman qui exalte l'enrichissement de la différence, de ces rencontres de l'autre et de l'ailleurs qui vous permettent d'aller au-delà, d'outrepasser et de qui vous augmentent et vous décuplent. Un roman tissant des liens multiples et uniques d'individu à individu : rencontre de Rabe et d'Esther bien sûr (qui ne sera pas la seule à l'aider à construire sa "façon de dire"), mais aussi rencontres amoureuses diverses d'Esther qui initieront cette femme et lui feront trouver sa «façon d'aimer, de vivre en toute liberté, ses façons complémentaires...
Et L'oragé
L'auteure adopte une construction narrative la libérant du temps qui passe. Bien que structurant son livre en cinq grandes parties se succédant chronologiquement (8), ces dernières sont divisées en chapitres dotés pour la plupart quasiment des mêmes titres consacrant l'omniprésence de Rabe et d'Esther (de R et E), et elle opte pour une narration au présent – un éternel présent - qui redonne toute sa proximité et sa vivacité au passé. Un passé qu'elle remet néanmoins dans son contexte historique, scandant son récit d'extraits édifiants d'articles de presse ou de notices administratives - - illustrant la vision coloniale de "l'indigène" et de sa langue. Une vision qui ne reflète que la surcouche et ne réussira pas à détruire en profondeur la langue d'un peuple.
Tout en conservant une narration principale extérieure et omnisciente, elle varie les voix narratives, opérant une sorte de va-et-vient entre l'extérieur et l'intérieur, entre Rabe et Esther, leur redonnant régulièrement la charge du récit en alternant leurs "je" (9), comme pour illustrer la rencontre de leurs deux intimités dans un dialogue en profondeur ne s'exprimant pas par la parole. Et, sur la fin, elle utilise beaucoup le "tu", s'adressant à Esther dans une sorte de proximité empathique, comme si cette adresse était celle de l'auteure-même à un personnage avec lequel elle semble avoir tissé des liens plus forts encore qu'avec Rabe.
8)
(1907-1920/1921/1922/1923/1924)
L'oragé, Douna Loup, Mercure de France, 27 août 2015, 224 p.
A propos de l'auteure :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Douna_Loup
EXTRAITS :
1907-1920
Rabe
p.15/16
On peut feuilleter les premières pages du livre, un peu brusquement interrompues, sur le site de l'éditeur : ici
p.19/20
(...)
Les années de couleurs primaires. On chante bleu, on gobe blanc, on récite rouge sur les bancs. La France et la chrétienté font lettres dans ce jeune cerveau. Casimir parle le malgache, récite des comptines en français, fait mine de prier parce qu'il faut le faire mais préfère crier en malgache. Crier les mots qui rebondissent, volent d'une langue de gosse à l'autre, passent par la main qui chope la balle, par le pied qui s'emballe, par les yeux électriques et les bouches qui dans la rue crachent. Il aime faire claquer cette sauvage, cette malagasy qui traîne tard le soir dans la poussière des nonchalances. Les boutiques tardivement ferment leurs volets en malagasy, les bonbons achetés fondent en malagasy, les mangues s'avalent en malagasy, le riz aussi, surtout le riz.
Et cette langue que j'utilise, ce français qui me sert à dire, est pour l'heure pays étranger bloc lointain pour Rabe Casimir. Son pays, sa belle maternelle c'est le lait ronono, ce rouge mena et ce ciel lanitra.
Je suis encore loin de lui. Son continent d'enfance. Cette évidence des premières années restées sans clôture. Le temps qui compte comme jamais, une main pleine d'air contenu, un horizon à fendre. La limite n'est pas encore là qui changera les heures en jours et les jours ensuite en années. Pour l'instant tout coule et se confond. Pour l'instant le poumon du temps est dilaté à son extrême, les nuits forment des halos frais au-dessus de la vie liquide. Puis commencent à arriver les événements à consigner, les à-coups, les reliefs saillants.
(...)
Rabe
p.68/69
(...)
Et tous se rabattent comme une main complète dans une rue sous emprise, ils sont cinq silhouettes à tailler la pénombre. A remonter le cours du temps pour de nouvelles lumières nocturnes, de celles qui broient la nuit dans les appartements, lumières qui après le soleil du jour viennent éclairer les noctophiles, Alina, dit Rabe, Alina Alina.
Nuit. Nuit nuit nuitnuitnuitnuitnuitnuitnuitnuitnuit n u i t Alina.
Et la nuit dans Tana s'entonne, c'est un chant, leurs pas sur la chaussée, leurs pas sonnant très fort et qui font se lever le sol et luire, ils entonnent la nuit comme un bon choeur, une pièce à chanter fort, une Nanarivienne,
Lys-Ber dit que c'est un jour particulier spécial aujourd'hui,
un jour pas comme, pas comparable, il y a les VVS, il y a Anja qui plie son journal, il y a la nuit, nuit bien étrange qui est tombée sur eux comme un saut tout à coup. Harioley est appuyé sur les épaules de James, Rabearivelo est concentré, on dirait qu'une bête accouche au milieu de son crâne. Il est centré, ne s'adresse pas. Il se centre. Takariva... quelle soirée !
La nuit est pleine, elle est venue si vite, là. A peine l'astre couché à l'ouest, une enveloppe, une loupe des ombres, un renflement de bruits bruns,
les cinq gars marchent en main complète,
ils ont pris d'assaut les avenues, ils cherchent la maison Rasany, c'est là qu'on va plier la nuit. Plier, plier à la lumière des lampes, de cette lumière concrète qui fait apparaître la nuit pour ce qu'elle est. Une absence. (...)
Rabe Esther
p.76/77
(...) Je regarde autour de nous,
il y a à peine une dizaine d'hommes et de femmes
qui dansent passablement enivrés et camés. Des pipes
d'opium. Des coussins. Je n'ai jamais fumé l'opium.
Rabe me pose la question. Je dis non je n'aime pas la
fumée, les cendres. Je n'aime pas l'idée
d'un feu consumé.
Je préfère les liquides. Il sourit et nous trinquons,
assis à la fenêtre
en regardant de l'autre côté de la rue,
la maison aux lumières sérieuses, de l'autre côté
là où on pliait. Rabe m'embrasse dans le cou, je
le laisse remonter lentement, nous nous embrassons,
nous sommes de toute évidence de l'autre
côté,
nous avons renversé l'image, sa bouche
est douce,
le miroir me renvoie sans aucun problème l'image
de nos corps se tâtant, se humant, s'explorant. Il a
une peau de fruit frais, de prune, je désire qu'il me
caresse.
J'ai sa bouche dans la mienne et nos mains sont
partout. Le lieu nous permet tout, les outrages, les
douceurs
ce qui semblait impossible ne l'est plus. Sa bouche. Vava.
Esther Anja. Sa bouche là, là. Ouvre-là. Vava.
Je t'en prie. Vavaka. Ma prière là sur tes seins, nono.
Nofy. Chère chair, nofy, nofo comme une rêverie.
Nous sommes installés sur un canapé, où son corps
disparaît.
Bouche du canapé. Disparaît dans. Tissus. Tiède.
Bouche. Je cours après son corps qui est happé par le
canapé, j'attrape des bouts de robe et sa peau tiède,
elle écarte ma chemise comme une feuille de bananier.
Son corps n'est plus un mot secret, un de ces mots
imprononçables, lorsque l'on touche pour la première fois une nuque,
des épaules, un ventre, on les prononce.
Je prononce clairement sa peau, je l'articule
au tout-dedans et c'est une chanson d'eau douce.(...)