"A fendre le coeur le plus dur", de Jérôme Ferrari & Oliver Rohe

Publié le par Emmanuelle Caminade

"A fendre le coeur le plus dur", de Jérôme Ferrari & Oliver Rohe

Ce court et dense essai sur le thème de la représentation de la guerre a été écrit dans le cadre de l'exposition "A fendre le coeur le plus dur/Témoigner de la guerre" s'articulant autour d'une archive photographique inédite de Gaston Chérau dans la Lybie du début du XXème siècle, lors de la guerre italo-turque (1) qui fut une des dernières guerres de conquête coloniale. Une archive récemment reconstituée par l'historien Pierre Schill (2) et comportant également une vingtaine d'articles de presse ainsi que la correspondance privée de cet homme de lettres rêvant d'Orient qui devint à cette occasion "photojournaliste".

Puisant de ce fait l'essentiel de sa matière dans ce photoreportage, cet essai ne peut bien entendu se montrer exhaustif sur ce vaste sujet. Mais les photographies - dont une quinzaine est reproduite dans le livre (3) - sur lesquelles il s'appuie comptent «parmi les plus anciennes à rendre compte d'un conflit armé dans le monde arabe». Elles ont de plus été réalisées à une époque charnière où les techniques de représentation et de diffusion évoluent et où la guerre commence à changer de nature...

1) La "guerra di Libia" fut menée du 29 septembre 1911 au 18 octobre 1912 par le Royaume d'Italie contre l'Empire ottoman en Tripolitaine (et Cyrénaïque), un territoire sous la souveraineté de ce dernier depuis le milieu du XVI ème siècle

 

2) Outre les conditions dans lesquelles se réalisa ce reportage, Pierre Schill rappelle, dans une longue postface, le contexte historique de cette guerre oubliée qui amorça l'embrasement des Balkans menant au premier conflit mondial. Une guerre qui fut «le prélude des bouleversements en Orient dont il est encore impossible de prévoir l'extension», et qui éclaire notamment la situation actuelle de la Lybie.

 

3) On regrette la médiocre qualité de ces reproductions, due à leur ancienneté mais aussi au choix – écologique mais sans doute aussi financier – d'un papier qui ne les met pas en valeur. Mais cet inconvénient est largement compensé par la précision de leur description lors de leur analyse

            

     Gaston Chérau sur une terrasse à Tripoli

 

Nous tenons donc là non seulement une des premières constructions d'un récit de guerre en images  destiné à être diffusé largement dans les media de l'époque mais aussi une des plus anciennes représentations photographiques occidentales d'une guerre dans le monde arabe. C'est dire l'intérêt à la fois historique et actuel de cet essai de commande dont la rédaction fut de plus confiée pertinemment à deux écrivains talentueux (4) connaissant l'Orient dont les livres abordent le thème de la guerre (5) et de la violence mais aussi celui de la photographie et du témoignage, de la mémoire.

On ne sait comment s'est élaboré, s'est réparti ce travail à quatre mains entre Jérôme Ferrari et Oliver Rohe. Mais ceux qui ont lu ces auteurs reconnaîtront facilement leur "patte", à leurs références et leur sensibilité particulière, dans cette suite de courts textes partant pour la plupart de leur ressenti qu'ils enchaînent pour développer une réflexion commune.

4) Elle fut initialement confiée à J. Ferrari qui très judicieusement fit appel à O. Rohe

5) La violence de la guerre est centrale notamment dans Où j'ai laissé mon âme, ou dans Un dieu un animal de J. Ferrari, tandis qu'elle est un élément obsédant dans Défaut d'origine  ou dans Un peuple en petit et nourrit Ma dernière création est un piège à taupe pour Oliver Rohe                 

 

De la légitimité de la représentation de la violence

 

Certaines choses ne devraient pas exister. Mais puisqu'elles existent,  il n'est peut-être pas plus obscène de prendre en compte leur réalité que de la nier.

Cet essai s'insère d'emblée dans une interrogation générale (traitée essentiellement dans les textes introductif et conclusif) sur la légitimité de la représentation photographique de la violence et de son commentaire, mais aussi de sa représentation fictionnelle littéraire. La photographie n'est-elle pas alors duplication d'un réel insoutenable et son commentaire ou sa fictionnalisation une indécente réitération de l'obscénité de cette violence ?

Il semble que même avec les meilleures intentions, il y aura toujours un risque de complaisance et de voyeurisme, d'esthétisme et de sacralisation, tant il est difficile à l'homme d'échapper à la puissance primitive de l'effroi, à cette «fascination morbide» s'apparentant au «désir de jouissance», mais il faut bien garder en tête que c'est la violence qui au départ est obscène, non le fait de la montrer.

«Le discours peut toujours enfouir les choses sous des couches réthoriques jusqu'à les faire disparaître entièrement, les images ne peuvent que les montrer, fût-ce partiellement». Et la photographie a le mérite de conserver la trace de ce réel «même malgré elle, quand elle est utilisée à des fins de propagande », ce qui a permis à nos deux écrivains, avec le recul d'un siècle, d'approcher du même coup la complexité de cette réalité passée et celle de notre réalité actuelle.

Et la grande force de leur essai à mon sens est qu'ils en bousculent, qu'ils en excèdent le cadre, développant notamment une réflexion historique et politique approfondie, non sur la représentation de la guerre mais sur son absence de représentation qu'ils mettent brillamment en lumière.

 

Déconstruction d'un photoreportage de propagande

 

                                        

             Pendaison collective à Tripoli (photo de G. Chérau)

«Gaston Chérau débarque en Lybie, avec la mission plus ou moins tacite de redorer le blason terni de l'armée italienne». Il est en effet missionné sur place par Le Matin, grand quotidien italophile soutenant la colonisation, au moment où s'y organise une «nouvelle politique répressive par pendaison publique» (6) après un simulacre de justice. Et il participe sans états d'âme à cette campagne de propagande de l'armée et du gouvernement italiens, inaugurant des «pratiques visuelles et des figurations» qui seront largement réutilisées par la suite.

 

6) Suite au massacre et à la mutilation de bersagliers par des autochtones, l'armée avait conduit des représailles aveugles et sanglantes sur la population civile (vieillards, femmes et enfants compris) d'une "barbarie" et d'une ampleur si disproportionnée qu'elle avait provoqué une réaction de réprobation internationale.

                    

                                   Tripoli :  Gaston Chérau à cheval, à terre un cadavre

     

    Jérôme Ferrari et Oliver Rohe se livrent à une analyse d'images précise et concrète, déconstruisant de manière passionnante cette propagande véhiculée par ces photos qui ne dénoncent pas la guerre mais renversent «les arbitrages moraux» en contribuant au contraire à son effacement. Une analyse portant non seulement sur les quelques photos de violence prises isolément mais sur la représentation globale d'un corpus photographique intégrant en plus grand nombre des paysages ou des scènes montrant les soldats italiens ou les autochtones dans leur quotidien.

    Les deux violences indigène et italienne photographiées ne renseignent en effet en rien sur le déroulement des batailles, sur les rapports de pouvoirs, les stratégies et les équilibres de forces ayant abouti à ces cadavres de soldats italiens "sauvagement" mutilés, et à ces nombreux pendus civils indigènes apparaissant comme des bandits ou des assassins jugés et condamnés dans un Etat de droit organisé et "civilisé". On ne voit par ailleurs aucun soldat ottoman et les soldats italiens sont photographiés au repos dans des occupations ordinaires rassurantes ou dans des opérations d'assistance et de contrôle. Des soldats familiers auxquels le spectateur de l'époque peut s'identifier, tandis que dans des paysages et des achitectures inhabituels, les groupes d'hommes arabes dissimulés dans d'étranges vêtements, et qui ne «vaquent à rien» ont une «opacité exotique» menaçante.

    Des nombreuses absences et «asymétries» de ce photoreportage adoptant l'unique perspective du fort, du vainqueur, se dégage ainsi le sens profond de cette propagande implicite : les indigènes n'y existant pas en tant qu'«ennemi combattant à statut égal» et leur violence n'y étant pas présentée comme une réaction à celle de l'envahisseur, ils sont donc violents par nature, «donc arriérés, donc candidats à la civilisation, donc colonisabes» ! Et toutes ces images, même les plus banales, concourent subrepticement à une légitimation à postériori de la colonisation.

    Dépassant la restitution d'une vérité escamotée, cet essai éclaire ainsi de manière magistrale la construction de la représentation de l'autre dans nos imaginaires, celle que l'on vit à l'oeuvre plus tard dans la guerre d'Algérie et qui l'est toujours de manière plus ample et plus diffuse dans nos media. Il traite en effet avant tout de la construction de cette représentation des peuples arabes qui domine encore une opinion occidentale largement aveuglée. Et il permet de mieux comprendre cette vision partielle et asymétrique fondant les rapports de l'Occident à l'Orient et justifiant encore pour cette opinion les interventions actuelles, en toute bonne conscience.

    De la  nature de la guerre et de sa représentation

     

                                                    

                                            Dirigeables italiens bombardant

                                            des positions ottomanes

     

    Cet essai éclaire une époque où la nature de la guerre est en train de changer. Son mode de représentation aussi. Des changements qui n'auront de cesse de se perfectionner et marquent encore notre époque actuelle.

    C'est ainsi pendant cette guerre italo-lybienne qu'eurent lieu les premiers bombardements aériens de l'histoire, l'armée italienne usant de ces «méthodes élégantes» contrastant avec les «méthodes primitives et abjectes» auxquelles elle réduisait son adversaire dans un rapport de force inégal. Et, comme lors de ce conflit, la guerre - notamment celle d'Algérie - s'apparentera aussi de plus en plus à des «opérations de police».

    Quant aux représentations de la guerre, le «mouvement de la bataille» étant insaisissable, elles restaient auparavant essentiellement l'apanage de la peinture et résultaient forcément de «compositions postérieures à l'événement». Elles étaient donc des interprétations et non un compte rendu objectif, tout comme l'étaient les récits épiques venant glorifier l'héroïsme des soldats dans ces corps à corps guerriers.

    L'arrivée de la photographie, sensée enregistrer la réalité, allait tout changer, même si la lourdeur des contraintes techniques empêchèrent à ses débuts le photographe d'intervenir au coeur de la bataille. La naissance de la photographie de guerre remonte ainsi à la guerre de Crimée (1854) où elle relate la vie des soldats, ne commençant à photographier les cadavres qu'à partir de la guerre de Sécession et de la Commune de Paris. Le photographe Gaston Chérau était certes plus mobile mais, à sa décharge, il n'était pas encore facile de suivre le mouvement avec son appareil, sans compter que sa présence n'aurait sans doute pas été autorisée. Mais, dans cette période où s'assoit la domination de l'image, il s'inscrit parmi les précurseurs de cette guerre des images qui s'y amorce. Avec les progrès de la photographie, on a en effet pris conscience de son puissant potentiel de propagande, de diffusion d'une imagerie à grande échelle. Car l'opinion croit toujours que la photographie dit la vérité alors que comme toute image, elle n'est que «la forme abrégée d'une totalité cachée».

    La mort est passée. La photo arrive après qui, contrairement à la peinture, ne suspend pas le temps mais le fixe.

    (Mathieu Riboulet, Les oeuvres de miséricorde)

    Qu'apporte alors la représentation photographique par rapport à la peinture, et qu'apporte la représentation littéraire de la guerre ?

    La représentation de la guerre, de la violence, renvoie toujours à la mort. Et chaque instantané de pendu donne en effet la certitude que la mort est passée. Cette «capacité à matérialiser l'éphémère» est bouleversante. Plus encore «quand le passage de la vie à la mort (7) s'incarne dans une série de clichés pris dans un intervalle de temps restreint», car cela nous permet de voir la vie à l'aune de la mort dans un «renversement du temps» nous faisant percevoir «le tragique» de l'homme. Et la littérature, outre qu'elle peut donner voix à ceux qui en ont été privés et imaginer la vie de ces individus qui ont été effacés, ne doit quant à elle rien occulter mais toujours montrer, éclairer la vérité complexe du réel.

    7) Ce qui m'évoque Le peintre des batailles d'Arturo Pérez-Reverte et son héros photojournaliste traquant ce mystérieux passage de la vie à la mort sur les champs de bataille

    De la confrontation directe au réel

     

               

                                     Goya, Les misères et les malheurs de la guerre

    A fendre le coeur le plus dur  montre aussi comment Gaston Chérau a pu être transformé par la violence qu'il photographiait et dont il était le témoin direct malgré le filtre de l'objectif. Le photographe sera amené en effet à s'approcher des indigènes arabes pour exercer son art, il sera amené à voir la mort de ces pendus de près et il en sera ému. Il n'en continuera pas moins à exercer la tâche pour laquelle il avait été envoyé mais, peu à peu et malgré lui, ses photographies en plus gros plan leur donneront une existence, leur restitueront la singularité de leur mort, une humanité laissant poindre de sa part «un embryon d'empathie» et de compassion.

    Mais il n'ira pas, comme le fit Goya dans ses eaux-fortes, jusqu'à dénoncer cette violence. Il se contentera, en privé seulement, de faire part de ses émotions puis de ses critiques naissantes, notamment dans cette lettre à sa femme datée du 11 décembre 1911 dont est tiré le titre de cet ouvrage (et de l'exposition dans laquelle il s'inscrit) :

    J'ai encore vu des choses à fendre le coeur le plus dur – et des scènes déchirantes au milieu de cette nature invraisemblablement sereine.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    A fendre le coeur le plus dur, Jérôme Ferrari et Oliver Rohe, éditionsd Inculte, 6 octobre 2015, 96 p. , 13,90 €

     

    A propos des auteurs :

    https://fr.wikipedia.org/wiki/J%C3%A9r%C3%B4me_Ferrari

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Oliver_Rohe

     

    Sommaire :

     

    Sortir du monde de l'effroi ............................11

    Le temps de la candeur .................................15

    Lupara bianca ................................................23

    Le soldat et son double .................................27

    Familiarités ....................................................33

    Deux violences ..............................................39

    Un homme de son temps ..............................47

    Pierre Loti, Le Figaro.......................................51

    L'absente du bouquet ....................................53

    Un boulot de flic ............................................55

    Postérités .......................................................57

    La mort est passée .........................................61

    Ici non plus, planche 36 .................................67

    Le problème du mal .......................................69

     

    Préface de Pierre Schill ...................................75

    Crédits photographiques ................................91

     

     

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    Z
    merci pour tout, c'est très intéressant
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