"L'enfance politique", de Noémi Lefebvre

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

Chercheuse en sciences politiques et essayiste dans ce domaine, Noémi Lefebvre est également romancière, n'en oubliant pas le politique pour autant. La fiction lui permet en effet, en inventant des histoires, d'aborder autrement ces questions politiques en les élargissant à notre matière quotidienne. L'individu est toujours le fruit d'une société donnée car l'homme est un animal social et L'enfance politique, son troisième roman, s'intéresse ainsi à la constitution de la personne en interrogeant la dimension politique de l'apprentissage social.

La fiction permet de plus à l'auteure de se saisir du matériau de la langue comme principal outil de questionnement. Un travail sur la langue qui fait de ce roman un objet incontestablement littéraire et lui donne une grande force comique pour aborder en profondeur son sujet.

 

Noémi Lefebvre met en scène une héroïne touchante, banale jusque dans son prénom : une femme d'une quarantaine d'année possédant tous les attributs d'une vie normale (mari, travail, enfants, habitation) qui soudain rompt de manière incompréhensible avec cette normalité, semblant régresser au stade infantile en se réfugiant chez sa mère qui sera contrainte de la faire hospitaliser suite à plusieurs tentatives de suicide. Mais cette mise hors société, ce recul que s'accorde son héroïne en passant ses journées allongée à dormir, manger ou fumer et à se gaver de télévision, bercée par ses souvenirs, ses rêves et son imagination, va lui permettre d'éclaircir cette «histoire» dont elle ne se souvient pas.

Tentant une sorte d'archéologie du «viol politique» dont fut victime son héroïne, l'auteure met ainsi en lumière l'inconscient politique et social que recouvrent nos valeurs et nos pensées, nos comportements et notre langage.

 

Martine, qui ne se reconnaît plus dans cette autre qu'elle a été, va paradoxalement approcher sa propre vérité avec une lucidité extrême grâce à l'état de confusion mentale dans lequel elle a sombré. Puisant dans les images de la réalité et de la fiction, prétexte à un jeu de miroir et d'identification, elle s'immerge ainsi dans les saisons d'une série américaine et dans des documentaires animaliers, convoque le passé de ses parents - de ce père disparu envoyé faire la guerre en Algérie et surtout de cette mère asujettie à «l'idéologie de son éducation» religieuse -, repousse puis apprivoise la mystérieuse image d'un chien qui la hante...

Martine vivait finalement «assez peu mais pleinement» comme «dans la société des séries télévisées» jusqu'à ce qu'elle réalise qu'elle s'était composé une «dimension sociale», quelle jouait son personnage dans un système. Et elle veut désormais vivre libre, échapper à la peur qui fait accepter la domination, réveiller «cet enfant trop vivant», cet enfant sauvage que fait taire l'homme civilisé. Aussi ne montre-t-elle pas grande envie de réintégrer son «corps collectif» lors de son séjour à l'hôpital psychiatrique, cet «organe politique réparateur» soignant «les effets psychologiques de la violence politique». Car pour comprendre et s'émanciper il faut s'extraire du système.

L'auteure questionne ainsi la nature humaine et la civilisation, explorant ce dressage, «fondement politique de toute éducation chez l'homme civilisé» : «une éducation par peur incorporée» qui, grâce à un ensemble de rouages complexes perfectionnés, apprend à l'homme civilisé à s'autocontrôler, l'empêche d'exprimer cette «douleur de l'enfance politique».



La civilisation enfouit sa violence sa guerre sous la langue.

Jusqu'à ce que soudain «boum. Pas de chichis. Fini les manières. C'est la guerre et c'est le viol et la politique par d'autres moyens». Le parcours émancipateur et réparateur de l'héroïne va donc passer principalement par la déconstruction du langage, et c'est là l'intérêt majeur de ce roman.

 

L'enfance politique se présente sous la forme d'un long monologue délibérément hâché et décousu intégrant ça et là quelques échanges incisifs - notamment avec la mère -, dans lequel l'héroïne retrace les différents épisodes et saisons (dont une en «HP») de son parcours. Un monologue rappelant Thomas Bernhard pour son intense ressassement mais dans un style fragmentaire riche de silences plutôt durassien. Un style ludique jouant sur le comique de l'absurde avec des touches de Beckett, ou d'Ajar (on pense souvent à Gros-Câlin).

Et de ce cocktail d'influences se dégage une écriture déroutante singulière et réjouissante : une écriture subversive, inventive et décalée, libérée des contraintes de la grammaire et se jouant des clichés, des formules et des citations, n'hésitant pas à mélanger les registres familiers et spécialisés (de la psychologie ou des sciences sociales), à intégrer de l'anglais ou à recourir à des néologismes; une écriture  à vocation théâtrale car marquée par l'oralité.

 

L'enfance politique est un livre singulier, à la fois drôle et profond, complexe, qui ne se veut pas démonstratif et dont le questionnement reste ouvert.

L'enfance politique, Noémi Lefebvre, éditions Verticales, 174 p.

A propos de l'auteure :

http://www.editions-verticales.com/auteurs_fiche.php?rubrique=4&id=153

EXTRAITS :

1

p.9/10

On peut consulter l'extrait sur le site de l'éditeur : ici

 

p.25/26

(...)

Elle avait un désir, son objet était loin et quand il est revenu ça n'était pas le même.

 

Il a dit Tu fumes ? Elle a dit non. Lui il fumait des troupes. Il était quelqu'un d'autre, elle n'avait pas changé et ils se sont mariés en poursuivant un rêve où il y avait pas mal d'idéal mélangé à de l'art ménager, ce dont j'ai hérité.

 

Enfin je suppose, car si ce n'est de ma mère, d'où pourrais-je tenir ce rêve d'aspirateurs et d'archipels et vagues perpétuelles ? D'un amour qui me flingue? D'une fusée qui m'épingle?

 

Je dois à ma mère quelque chose de cet ordre, en effet, à faire et à refaire, que ma mère a dû créer par désir intérieur ou amour du mariage ou pour sortir mon père des années perdues quand il avait vingt ans dans les Aurès. Mais ce que j'en sais.

 

Tout ce que je sais je le sais par hasard, à cause de ce qu'on dit sur l'Algérie de mon père depuis qu'on appelle ça une guerre. Je le sais par des livres que mon père n'a pas lus, par des films qu'il n'a pas vus et des idées qu'il n'a pas eues et des morts qu'il n'a pas dit.

 

Ce qu'il a dit, mon père, presque rien, mais dans ma mère qui fume on peut lire l'Algérie de mon père.
(...)

 

3

p.42

(...)

Je me souviens, avant ce qui s'est passé dont je ne me souviens pas je m'occupais des gens, c'était mon éducation qui me venait de ma mère, j'avais des gens pour m'occuper à la façon de ma mère.

 

Je leur téléphonai, ils me téléphonèrent, nous nous téléphonâmes et nous nous répondîmes, je comprenais les gens, je comprenais ma mère, naguère j'étais aussi, moi-même, pendue au téléphone, pendant des heures et des heures, comme ça, je me pendais.

 

Je dépendais des gens qui dépendaient de moi.

 

Je me pendais ou ils se pendaient ça dépendait des fois.

 

Parfois c'était les deux.

 

Je faisais ça naguère, comme ma mère, je ressemble à ma mère, c'est pour ça qu'elle m'énerve.

(...)

p.56/57

(...)

Elle se renva dans la cuisine.

- Tu fais tout bien, toi, t'as pas un seul petit défaut!

Qu'est-ce que ça peut faire, j'ai pas besoin d'une mère.

 

Je me sens bien sans personne.

 

Je me sentais sans personne.

 

Je me sentais dans une solitude. Il me fallait quelqu'un pour parler de ma mère et de tous mes problèmes à cause de ses problèmes et de la cruauté de mère. Il me fallait une mère pour me plaindre de cette mère. Mais il n'y avait personne à part elle alors je criais ma mère.

 

- Excuse moi, Man, je voulais pas te faire de peine.
- Va te faire foutre, Martine! Ma mère parle comme ça.

 

La plupart du temps je ménage ma mère parce qu'elle est vieille alors à quoi bon, de toute façon on s'entendra jamais.

 

Entendons-nous bien. Ma mère est à l'écoute et ma mère m'entend mais elle ne m'entend pas avec son entendement.

 

Si elle m'entendait avec son entendement on pourrait s'entendre au moins sur ce point, qu'on ne peut pas s'entendre, mais elle préfère ne rien entendre.

 

Parce que si elle m'entendait elle ne pourrait pas y croire. Elle dirait Est-ce mon enfant, ma Martine, qui pense des choses pareilles ? Je ne peux pas y croire!

 

Elle préfère ne pas croire à ce que je pense, et moi je ne crois pas à ce qu'elle croit alors je ne l'écoute pas. Je l'entends sans écouter et elle m'écoute sans entendre, voilà ce qui se passe.

(...)

Publié dans Fiction

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F
Merci pour cette recension très développée ! Je vous cite dans la mienne ici : https://femmesdelettres.wordpress.com/2016/07/07/noemi-lefebvre-lenfance-politique-janvier-2015/
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E
Merci de la citation. Je suis allée voir votre blog dont j'ai trouvé l'approche intéressante.