"Sade et ses femmes, correspondance et journal" de Marie-Paule Farina

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Sade et ses femmes, correspondance et journal" de Marie-Paule Farina

En fixant l'image d'un misogyne pervers jouissant du plaisir d'humilier les femmes, le terme "sadique" entré dans la langue française maintint durablement Sade au "hit-parade du mal". Et déjà, dans Comprendre Sade, petit essai percutant paru en 2012, Marie-Paule Farina avait réussi à délivrer l'oeuvre sadienne de son carcan d'incompréhension, lui redonnant sa portée littéraire, politique et philosophique tout en changeant notre regard sur un homme dont les livres, d'une férocité toute burlesque et carnavalesque, ne sont qu'un reflet provocateur des maux de la société de son époque, et de ceux qu'on lui a fait endurer.

Avec Sade et ses femmes, elle poursuit ce travail de démystification et de libération, s'attachant cette fois-ci essentiellement à l'homme qui "entre 27 ans et 74 ans, n'aura passé que 10 ans à l'air libre", alors que prendre l'air était pour lui une nécessité vitale :

«Vous savez que l'exercice m'est plus nécessaire que la nourriture même. Et je suis pourtant dans une chambre moitié grande comme celle que j'avais et dans laquelle je ne puis me tourner, n'en sortant que rarement pour aller quelques minutes dans une cour resserrée où l'on ne respire qu'un air de corps de garde et de cuisine, et dans laquelle encore on me conduit à la baguette au bout du fusil, comme si j'avais voulu détrôner Louis XVI!»

(Sade à sa femme, depuis la Bastille)

 

Une affaire de femmes

De cet homme si follement franc, étourdi et imprudent - et moins bourreau que victime de la «férocité publique» - qui fut injustement détenu et dépouillé en raison du «droit du plus fort», l'auteure se fait l'avocate (1) dans un brillant plaidoyer remarquablement étayé. Et, après avoir présenté son travail dans une copieuse introduction, elle dessine un portrait touchant de Sade n'esquivant en rien sa part d'ombre. Donnant la parole à l'accusé et convoquant ces témoins proches capables de l'aider à rétablir la vérité, elle retrace ce parcours ahurissant aux péripéties très romanesques qui fut le sien, et qui se révèle être avant tout une affaire de femmes!

Car si Sade fut «le jouet de commères, de sorcières, de méchantes femmes», il rechercha toujours - et obtint - «la protection d'autres femmes». Et, dans les moments les plus difficiles, il trouva sa suprême consolation dans la Laure (2) de Pétrarque, dans ce «rêve d'un château originel, d'un couple originel et d'un temps chevaleresque et délicat».

1) Même si l'auteure se défend de vouloir ouvrir un énième procès pour y jouer les procureurs, les juges ou les avocats, il n'empêche qu'elle semble compléter, rééquilibrer ces procès en donnant enfin largement la parole à celui qui fut "accusé", faisant aussi entendre la voix des proches qui l'ont connu et aimé, et que dans sa "plaidoirie" elle peut retracer à loisir cette enfance qui éclaire le personnage...

2) Laure de Sade (1310-1348), la muse de Pétrarque, était une aëule du marquis de Sade. Poète, elle tenait cour d'amour avec plusieurs autres femmes

 

Qui fut donc Sade ?

Selon la loi du genre, Marie-Paule Farina part de l'enfant pour arriver au «vieillard digne et toujours plein d'esprit» qui mieux encore que le premier donne à ses yeux «la clé de l'homme». Qui fut donc Sade, cet Oreste adorant son père (qui finira seul et isolé, sort ô combien redouté!) mais qui ne dénigra jamais sa mère et se montra toute sa vie incapable de vengeance, si ce n'est dans les «farces grotesques» de ses écrits ?

Un bel enfant tendre et plein de gaieté, mal aimé par sa mère, qui dès quatre ans fut envoyé en Provence au château de Saumane (3) pour y être élevé par sa grand-mère parmi ses tantes et ses cousines. Doux «gynécée provençal» qui s'avéra pour lui un joyeux paradis dont il fut brutalement tiré à dix ans pour être propulsé dans «l'univers strictement masculin» d'un collège de Jésuite puis de l'armée.

Un jeune homme au coeur pur et «au corps combustible» que son père précipita dans les bras des femmes, «potion» sensée l'éloigner de ses tendances homosexuelles. Un jeune homme libertin dont un long enfermement bridant son hyperactivité sexuelle ne fera qu'échauffer l'esprit : «en me réduisant à une abstinence atroce sur le péché de chair (...) vous avez échauffé ma tête», écrira ainsi Sade à sa femme.

Mais certainement pas ce Barbe bleue ou ce loup-garou de Provence engendré par la rumeur et la calomnie car il se montrera toujours incapable de la moindre «atrocité» : «Oui, je suis un libertin, je l'avoue; j'ai conçu tout ce qu'on peut concevoir dans ce genre-là, mais je n'ai sûrement pas fait tout ce que j'ai conçu et ne le ferai jamais. Je suis un libertin, mais je ne suis pas un criminel, ni un meurtrier». (Sade à sa femme en 1781)

Un Jonas longtemps enfermé dans le ventre de la prison de Vincennes puis de la Bastille qui se révélera prophète malgré lui, pressentant la Révolution à venir.

Ce Louis-Aldonze Donatien mal déclaré à l'état-civil qui sera de ce fait facilement déchu de ses droits et dépossédé de ses biens, sacrifié aux intérêts de la prestigieuse lignée des Sade d'Eyguières.

Et enfin un vieux Moïse qui, «nu comme la main» à sa sortie de prison, fut sauvé par Constance, jeune actrice qui partagera sa vie jusqu'à sa mort, le suivant même à l'hospice de Charenton où, de nouveau enfermé, il terminera ses jours «attendant sa Terre promise, le château de Saumane (...) hanté par le fantôme de Laure».

3) Le château surplombant le village de Saumane (Vaucluse) appartenait à la famille de Sade depuis 1451 (il sera vendu en 1868)

 

 

Portrait imaginaire du Marquis de Sade, Man Ray, 1938

Sade tel qu'en lui même

 

Outre les précisions factuelles et biographiques nécessaires, Marie-Paule Farina réunit des extraits du journal de Sade et de multiples lettres tirées notamment de sa très consistante correspondance avec "ses femmes", auxquels s'ajoutent ses propres commentaires et interprétations personnelles.

A côté des lettres de Sade, on trouve ainsi les nombreuses lettres que lui écrivirent durant son internement les deux seules femmes qui surent résister à Mme de Montreuil, cette belle-mère transformée en «redoutable Erinye» gardienne de l'ordre social qui le fit enfermer et tenta de le faire passer pour fou : sa femme légitime et sa «presque-soeur» provençale, la délicieuse Milli Rousset - qui le connaissait si bien et lui écrivait des lettres pleines d'esprit et de gaieté pour le distraire. Et entre ce trio s'immisce «Jacques le gribouilleur», «l'omni-présent censeur, le tiers qui lira et «décrottera» toutes leurs lettres».

Avant qu'elle ne tombe sous la coupe de son confesseur et ne fasse brûler les manuscrits qu'il lui avait confiés, l'abandonnant carrément à sa sortie de prison, madame de Sade resta ainsi fidèle à son mari durant son incarcération même si elle l'exhortait à «modifier son style», se faisant ainsi le porte-parole de son entourage. Car la liberté de ses écrits, de sa pensée, était bien la raison principale de ce long enfermement à durée illimitée requis par sa propre famille, une liberté à laquelle Sade n'envisagea jamais de renoncer: «Ma façon de penser est le fruit de mes réflexions, elle tient à mon existence (...) et j'y tiens plus qu'à la vie. Ce n'est pas ma façon de penser qui a fait mon malheur, c'est celle des autres».

Tout cet éclairage donné à la personnalité de Sade par le beau travail de Marie-Paule Farina fait ainsi exister cet homme non conforme qui refuse de se plier à l'hypocrisie sociale et qu'on a toujours voulu punir, étouffer et rectifier. L'auteure lui offre la liberté d'être lui-même et non celui que les autres voulaient qu'il fût. Et c'est bien là le grand mérite de cet essai nous montrant un Sade bien inoffensif - l'antithèse d'un sadique - qui paya très cher son incapacité à dissimuler comme ses pairs, son manque d'esprit courtisan et son obstination à écrire pour «rire de tous les hommes noirs qui ont cru le rendre sage et murir sa tête en le punissant comme un enfant».

Plus de deux siècles après, Marie-Paule Farina semble ainsi comprendre Sade avec la même bienveillance amicale et malicieuse que sa presque-soeur.

 

Sade et ses femmes, correspondance et journal, Marie-Paule Farina, éditions François Bourin, juin 2016, 296 p

A propos de l'auteure :

Professeur de philosophie à la retraite, Marie-Paule Farina vit à la Réunion. Elle a déjà publié un "essai graphique" chez Max Milo, Comprendre Sade (2012), et  a participé au film de Marlies Demeulandre, Sade, monstre des lumières.

EXTRAITS :

 

QUI N'A REVE DES CHATEAUX DE SADE ?

p.10

(...)

Pas de Sade sans son château, son château d'enfance, Saumane, son château d'adulte, La Coste, le havre dans lequel rentrer pour mourir auprès d'une tendre compagne dont il réclame la protection. «Rien ne m'est arrivé à La Coste quand tu étais près de moi», dit-il à sa femme. Le premier château de Sade n'est pas le terrifiant château de Silling des 120 journées de Sodome, c'est un rêve de château, poursuivi tout au long de son parcours chaotique, un rêve paisible à l'aune duquel il aura jugé toutes les femmes, tous les amours, tous les régimes rencontrés et surtout à l'aune duquel il se sera jugé lui-même : le rêve d'un château originel, d'un couple originel et d'un temps chevaleresque et délicat. Comment comprendre Sade si l'on ne voit que sa part d'ombre, si l'on oublie Pétrarque, si l'on oublie sa Laure ?

(...)

 

De Milli Rousset à Sade, 30 décembre 1778

p. 122/123

(...)

Mes plaisanteries ne vous ont pas plu! Vous n'y répondrez pas. Mais faites-moi l'honneur de me dire, Monsieur le fagot d'épines, si l'arrêt est porté sur tout le corps de la lettre. Il est autre chose que les plaisanteries. Vous y répondez donc. Ah! Vous voulez du grave! Vous me prenez par mon fort. Attendez-vous à n'avoir que des ouvrages pleins d'éloquence, belle écriture, points et virgules partout! Vous serez donc bien content. Il est bon de connaître votre goût, que ne le disiez-vous plutôt ? ... Bien gravement vous ne devez avoir aucun sujet de jalousie contre le maître de guitare.[...] J'ai voulu tâter pour savoir si vous étiez d'un tempérament jaloux. Puisque vous l'êtes, je m'observerais bien là-dessus. Mais que le Ciel vous préserve de n'avoir jamais le plus petit caprice pour moi! Je vous ferais donner à tous les diables. Vous ne risquez rien, n'est-ce pas ? Vous vous en applausissez. Eh bien! Vous vous trompez. Je vous avertis de vous tenir sur la défensive. Les laides sont plus adroites que les jolies. Vous m'avez toujours vue grondeuse, moralisant sans fin, ne riant que loin de vous. Et tournant le tableau, vous y verrez une physionomie plus douce qui n'est pas dépourvue de grâce et un certain petit maintien coquin qui assassine les hommes sans qu'ils s'en doutent. Vous y tomberez, dans mes filets ! Adieu en attendant. (...)

 

De Sade à Milli Rousset, 12 mai 1779

p. 150/151

[...] Oui, ma chère Sainte, oui, vous remplissez galamment et voluptueusement vos quatre pages. Au moins ces quatre pages, puisque quatre pages il faut qu'il y ait, me divertissent. [...] Le désir de vous deviner pour pénétrer etc. et toute cette petite phrase de déraison qui suit est charmante, ma petite Sainte, et mille fois mieux dans le genre que toutes les lettres de chanoine. Vous y avez précisément saisi le vrai de ce ton-là... Mais une transition délicieuse de votre lettre et que je soutiens valoir mieux que les plus belles périodes de Bossuet et de Fléchier, c'est :

Oh ! C'est une bien bonne bête que cette pauvre Rousset... Voulez-vous une petite leçon de provençal à présent ?

Que de gaieté, que de folie, que de gentillesse dans cette transition! Elle m'a fait mourir de rire un quart d'heure et après cela je dirais que vous n'écrivez pas bien! Je vous permets de m'attacher à un poteau et de faire passer devant moi in naturalibus les plus jolies femmes ou filles de Paris, en punition de mon horrible calomnie, si jamais je suis capable de la faire. Savez-vous que ce serait un grand supplice que celui que je viens d'inventer là ? Tantale n'en aurait jamais éprouvé de pis. (...)

 

De madame de Sade à son mari, 10 novembre 1783

p. 224/225

[...] Et je te préviens que la famille se met en règle pour que tu ne puisses jamais rien leur demander. Voilà la vérité que je ne puis te cacher, comme il est très vrai que l'on m'a dit qu'il y a longtemps que tu serais dehors si tu n'écrivais pas toujours des choses qui prouvent une façon de penser qui ne peut être approuvée et qui ferait ton malheur. Je dis bien que c'est le désespoir qui te fait écrire, mais l'on ne m'écoute pas. Je t'en préviens la douleur dans le coeur, et t'embrasse, espérant que tu me rends justice.

 

De Sade à sa femme, début novembre 1783

p.225/226

 

(...) Mais si vous me donnez des exemples d'entêtement, au moins ne blâmez le mien. Vous tenez à vos principes, n'est-ce pas ? Et moi aux miens. Mais la grande différence qui se trouve pourtant entre nous deux est que la raison étaye mes systèmes et que les vôtres ne sont que le fruit de l'imbécillité.

Ma façon de penser, dîtes-vous, ne peut être approuvée. Et que m'importe ? Bien fou est celui qui adopte une façon de penser pour les autres! Ma façon de penser est le fruit de mes réflexions ; elle tient à mon existence, à mon organisation. Je ne suis pas le maître de la changer ; je le serais que je ne le ferais pas. Cette façon de penser que vous blâmez fait l'unique consolation de ma vie ; elle allège toutes mes peines en prison, elle compose tous mes plaisirs dans le monde et j'y tiens plus qu'à la vie. Ce n'est point ma façon de penser qui a fait mon malheur, c'est celle des autres. [...]

De Sade

Publié dans Essai

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