"La Patagonie" de Perrine Le Querrec

Publié le par Emmanuelle Caminade

"La Patagonie" de Perrine Le Querrec

«L'écriture est une anatomie» pour Perrine Le Querrec dont la poésie découpe et pénètre les corps, s'insinue dans d'étroites fissures pour explorer ce qui est enfoui «dans dedans», caché «derrière» ou relégué «à côté sur le biais». L'auteure parcourt ainsi l'immensité de ces mondes intérieurs muets, tentant de leur donner forme, volume, et de rendre palpable la densité de ces non-dits.

Elle nous donne à voir et à entendre ces mondes mystérieux dont elle propulse au dehors les éclats sur le recto de la page blanche, grâce à ses mots «aiguisés», «ajustés», qui les dénudent et les dissèquent et à ses images profondément signifiantes qui n'ont rien de décoratif. Une écriture très travaillée mais simple et limpide capable de nous les faire approcher avec humilité.

 

 

Perrine Le Querrec préfère visiblement multiplier et diversifier les incursions dans ces labyrinthes, s'en imprégner brièvement mais intensément, que d'y progresser laborieusement. Et La Patagonie réunit 88 fragments poétiques se résumant parfois à une ou quelques lignes et ne dépassant jamais la page, entremêlant poèmes aérés en vers libres et petits récits d'une prose plus ou moins compacte, auxquels s'ajoutent quelques photos de l'auteure en noir et blanc.

Ce sont de courtes saisies variant les angles de perception, le point de vue narratif : le "je" intime de la confidence (et parfois le "nous" globalisant ou le "on") voisine ainsi au début avec les infinitifs impersonnels de l'injonction, tandis qu'ensuite domine le recul donné par la troisième personne, le narrateur ne se privant pas non plus d'interpeller, de questionner ou de prendre à témoin.

Et si nombre de ces fragments délivrent un art poétique, l'essentiel d'entre eux s'attachent plus particulièrement à l'enfance. Car l'auteure s'intéresse avant tout à ceux qu'on ne voit pas ou dont on se détourne, aux simples et aux fragiles enfermés dans leur terrifiante solitude, à ceux qui n'ont pas les mots pour dire leur souffrance.

 

 

Du lapin à la Patagonie

Que savez-vous de l'enfance, de ses brûlures
indiennes, de ses quatre coins, de son enfer de craie,
de ses yeux bandés, de ses labyrinthes sanglants ?

(Patagonie, Innocence, p. 51)

 

Perrine Le Querrec s'immisce au coeur des familles où se jouent tant de désastres et se nouent tant de non-dits douloureux, imaginant «la mort, les crimes, la souffrance, la terreur» pour aborder ces enfances qui sentent «le carnage», ces «milliers d'enfances broyées».

Et «l'énorme lapin blanc, chaud, lourd, doux (...) aux yeux sombres», cachant sans doute un «petit corps gainé de peau blanche et bleue, soulevée par les coups du coeur», cette «dose d'épouvante dans une bogue de fourrure» donne intensément forme, matière, au poids de ces souffrances endurées en silence qui filtrent si peu au dehors.

Perrine Le Querrec saisit ainsi de manière bouleversante l'extrême vulnérabilité de l'enfance, avec une sensibilité rappelant celle de la poète albanaise Rita Petro (1). Une enfance dont la muraille de peluches encercle «l'espace blanc», «le rectangle du lit», l'innocence sacrée.

Et le lapin enfermé dans les dédales de son terrier, prêt  à détaler dehors haletant et vif «comme tout animal préparé à la survie» ne saurait mieux incarner, outre sa vulnérabilité, l'étonnante résilience de l'enfance.

1)

Ma fille
a des os tout fragiles,
une chair fraîche et rose
tendre comme un lapin
ou comme un agneau hébété
par le couteau du boucher.

(...)

(Destin de chair, Rita Petro)

 

Mais si ce recueil souvent sombre et douloureux semble placé sous le signe du lapin il l'est aussi bien sûr sous celui de la Patagonie (son titre reprenant celui d'un de ses fragments) permettant d'aller au-delà de cette "immense tristesse" (2).

Car le poète porte en collier «un lacet de vent, un cordon de lumière» qui le pousse à espérer escalader «les glaciers de Patagonie», à aller à l'extrême de ce continent sud-américain jouxtant l'infini du ciel et «l'immensité houleuse» de l'océan.

2) En référence aux proses transsibériennes de Blaise Cendrars : « Rien ne convient plus à  mon immense tristesse que la Patagonie… »

 

 

Et dans un quotidien champêtre semblant pourtant proche, un petit miracle patagonien, une joyeuse assomption se produit : dans un grand «fracas de coton blanc», de draps claquant au vent et de rires cristallins, une sorte d'iceberg se détache du livre et part à la dérive, comme une montgolfière échappant à la pesanteur et s'élevant dans le ciel pommelé. Trois fragments successifs déclinent en effet, sous trois angles de perception différents, la beauté simple et sacrée de l'enfance, de l'amour et de la transmission de mère à fille.

Et pour ne pas sombrer dans la désespérance et sortir de cette prison intérieure, pour retrouver cette innocence perdue et incarner ce supplément d'âme et d'esprit toujours vivace qu'il ne faut pas laisser échapper, quoi de mieux que la figure de ce drap blanc, de ce  «rectangle d'intimité» :

Sa tête couronnée de ciel pommelé,
les pieds chaussés d'herbe crue elle secoue le drap, fracas de coton,
je tombe à chaque éclair
elle rit
-Attrape le coin !
Je m'élance à la poursuite du coin.
Mais alors l'autre m'échappe,
immensité houleuse, ciel pommelé,
et son sourire au loin,
qui flotte au-dessus de notre intimité immaculée.
(Le drap, p.76)

 

La Patagonie, Perrine le Querec, préface Jean-Marc Flahaut, editions Les Carnets du Dessert de Lune, 2014,  108 p.

A propos de l'auteure :

http://www.printempsdespoetes.com/index.php?url=poetheque/poetes_fiche.php&cle=1027

 

EXTRAITS :

p.13

Le mot

 

On franchit des portes à sa taille

On prononce des mots à sa taille

La parole interdite embusquée derrière la porte close

la parole refusée bâillonnée en dedans en dehors

Interdit d'exporter supporter renverser les

endommagés, interdit

de prendre prendre accaparer

Un mot qui ne donne pas au dehors

un mot entouré de murs

bouclé par des portes surveillées

n'est certes pas un mot.

 

p. 55

Le revenant

 

Il est revenu le grand mal qui tord le ventre, remplit la tête puis la vide par la bonde des yeux ; il est revenu et encore une fois elle se demande comment mais comment s'en sortir, car si seule devant lui, si seule face à lui sans jamais trouver les mots qu'il faut, faudrait, pour le chasser définitivement, tiens voilà ta valise et tes sales affaires et ne reviens jamais plus, ne remets jamais tes pieds ici, toi et ta maudite langue noire qui entre dans ma bouche, m'étouffe, me gorge de terreur et serre si fort mon coeur jusqu'à la dernière goutte.

p.95

Actes

 

C'est la petite fille qui écrit

yeux révulsés, encre nouée

C'est la petite fille qui prie

genoux à terre, babines retroussées

C'est la petite fille qui crie

poings dans la bouche, tête à l'envers.

Publié dans Poésie, Texte-image, Recueil

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