"Petit pays" de Gaël Faye
Ce «petit pays» c'est le Burundi, petit état niché au coeur de l'Afrique des grands lacs, au sud de son voisin le Rwanda - dont le nom nous est plus connu depuis l'horrible génocide de 1994 - et à l'est de l'ex-Zaïre devenu RDC, sur l'autre rive du lac Tanganyika. Et pour Gaël Faye, Franco-Rwandais y ayant grandi avant de devoir s'exiler en France à l'âge de treize ans en raison de ce conflit ethnique sans fin opposant là encore Tutsis et Hutus, c'est d'abord le pays de son enfance : celui du bonheur. D'un bonheur simple peu à peu rattrapé par la dure réalité d'une guerre civile , de ce bonheur qu'auraient tant voulu conserver aussi tous ces réfugiés et ces migrants fuyant l'enfer.
2) https://youtu.be/XTF2pwr8lYk
est un roman sur l'identité, sur l'exil et la guerre, comme sur la perte de l'enfance. La perte de l'innocence.
Exilé depuis vingt ans dans une ville nouvelle, «une ville sans passé» de la région parisienne, Gabriel, jeune homme «caramel» qui tangue toujours entre deux rives et peine à se définir, à «montrer patte blanche en déclinant son pedigree», sombre dans la mélancolie comme tous les jours d'anniversaire. L'appel téléphonique reçu le matin de ses trente-trois ans le décide enfin à réaliser ce retour au pays sans cesse reporté, à «solder une fois pour toutes cette histoire qui [le] hante». Mais s'il retrouve l'endroit, il est «vide et creux de ceux qui le peuplaient». Il réalise alors qu'il ne pourra redonner «vie, corps et chair» à ce passé qu'en se mettant à écrire, qu'en se glissant dans la peau de l'enfant qu'il était, en retrouvant ses sensations, ses sentiments et ses pensées.
Et la coque de ce court récit en italique s'ouvre pour laisser place à un récit central libérateur faisant revivre, au travers du regard candide et de plus en plus lucide de son héros, ces trois années charnières qui, de dix à treize ans, le feront passer du paradis à l'enfer.
Fils d'un Français chef d'entreprise amoureux de l'Afrique, marié à une belle Rwandaise réfugiée au Burundi avec les siens après les massacres de Tutsis des années 1960, Gabriel est un enfant privilégié vivant dans un quartier résidentiel de Bujumbura où tous les voisins se connaissent, dans un monde protégé idyllique - s'il n'y avait les disputes de ses parents dont le couple se délite. «Avant tout ça» en effet, c'était la beauté luxuriante de la nature environnante, la chaleur de sa famille, sa petite soeur Ana et tous ces domestiques ou employés à l'attention bienveillante, ses échanges épistolaires avec Laure, sa petite correspondante inconnue d'Orléans, et surtout la bande des copains, «tranquilles et heureux dans [leur] planque du terrain vague de l'impasse», leurs multiples bêtises communes, leurs aventures et leurs discussions. «La vie sans se l'expliquer».
Puis viennent la découverte de la violence et de la peur et l'intrusion brutale de cette politique que son père voulait lui épargner. Et le monde de Gaby commence à se fissurer, les gens à changer, à se haïr en raison de leur appartenance ethnique : «Notre impasse n'était plus un havre de paix». Gabriel trouve alors refuge dans «le bunker de [son] imaginaire» : «Dans mon lit au fond de mes histoires je cherchais d'autres réels plus supportables et les livres, mes amis, repeignaient mes journées de lumière».
Jusqu'à ce que la guerre, la mort concrète, se rapproche encore et vienne «saccager» sa dernière part d'enfance. Il n'existe désormais plus «aucun sanctuaire sur terre» et il sera contraint de choisir son camp : «La guerre, sans qu'on lui demande se charge toujours de nous trouver un ennemi. Moi qui souhaitais rester neutre, je n'ai pas pu.»
Burundi, lac Tanganyika
Petit pays est un roman puissant et pénétrant, plein de sensibilité et de tendresse, d'humour et de poésie, de maturité et de finesse, qui adopte toujours avec simplicité le ton juste. Un roman évocateur capable d'incarner tout le charme de ce petit bout d'Afrique et la diversité, la singularité des hommes qui le peuplent, d'exprimer la candeur de son jeune héros sans mièvrerie ou de traduire l'horreur des massacres en évitant pathos et voyeurisme. Et cela grâce à une écriture étonnamment maîtrisée, une belle écriture métaphorique aux rythmes et aux tonalités variés, et aux nombreuses formules imagées. Un roman riche de scènes fortes et de moments de grâce, comme cette fête estivale conviviale à l'occasion des onze ans du héros, «fête d'éternité autour du crocodile éventré au fond du jardin» marquant l'apogée du bonheur tout en annonçant le basculement du monde qui va suivre, comme le récit maternel de la macabre découverte des restes des cousines et cousin fauchés au Rwanda avant de pouvoir les rejoindre ou cette dernière et magnifique lettre à Laure quand il se met à neiger sous les tropiques, toute guerre s'anéantissant dans un pays rêvé :
«(...) Les flocons se posent délicatement à la surface des choses, recouvrent l'infini, imprègnent le monde de leur blancheur absolue jusqu'au fond de nos coeurs d'ivoire. Il n'y a plus ni paradis ni enfer. Demain, les chiens se tairont. Les volcans dormiront. Le peuple votera blanc. Nos fantômes en robe de mariée s'en iront dans le frimas des rues. Nous serons immortels.
Depuis des jours et des nuits, il neige.
Bujumbura est immaculée.
Gaby»
EXTRAITS :
PROLOGUE
p.10
(...)
La discussion s'était arrêtée là. C'était quand même étrange cette affaire. Je crois que Papa non plus n'y comprenait pas grand-chose. A partir de ce jour-là, j'ai commencé à regarder le nez et la taille des gens dans la rue. Quand on faisait les courses dans le centre-ville, avec ma petite soeur Ana, on essayait discrètement de deviner qui était Hutu ou Tutsi. On chuchotait :
- Lui, avec le pantalon blanc, c'est un Hutu, il est petit avec un gros nez.
- Ouais, et lui là-bas, avec le chapeau, il est immense, tout maigre avec un nez tout fin, c'est un Tutsi.
- Et lui, là-bas avec la chemise rayée, c'est un Hutu.
- Mais non, regarde, il est grand et maigre.
- Oui, mais il a un gros nez !
C'est là qu'on s'est mis à douter de cette histoire d'ethnies. Et puis, Papa ne voulait pas qu'on en parle. Pour lui, les enfants ne devaient pas se mêler de politique. Mais on n'a pas pu faire autrement. (...)
p.15
(...)
Il m'obsède, ce retour, je le repousse, indéfiniment, toujours plus loin. Une peur de retrouver des vérités enfouies, des cauchemars laissés sur le seuil de mon pays natal. Depuis vingt ans je reviens ; la nuit en rêve, le jour en songe ; dans mon quartier, dans cette impasse où je vivais heureux avec ma famille et mes amis. L'enfance m'a laissé des marques dont je ne sais que faire. Dans les bons jours, je me dis que c'est là que je puise ma force et ma sensibilité. Quand je suis au fond de ma bouteille vide, j'y vois la cause de mon inadaptation au monde.
Ma vie ressemble à une longue divagation. Tout m'intéresse. Rien ne me passionne. Il me manque le sel des obsessions. Je suis de la race des vautrés, de la moyenne molle. Je me pince, parfois. Je m'observe en société, au travail, avec mes collègues de bureau. Est-ce bien moi, ce type dans le miroir de l'ascenseur? Ce garçon près de la machine à café qui se force à rire? Je ne me reconnais pas. Je viens de si loin que je suis encore étonné d'être là. Mes collègues parlent de la météo et du programme télé. Je ne les écoute plus. Je respire mal. J'élargis le col de ma chemise. J'ai le corps emmailloté. J'observe mes chaussures cirées, elles brillent, me renvoient un reflet décevant. Que sont devenus mes pieds? Ils se cachent. Je ne les ai plus jamais vus se promener à l'air libre. Je m'approche de la fenêtre. Le ciel est bas. Il pleut un crachin gris et gluant, il n'y a aucun manguier dans le petit parc coincé entre le centre commercial et les lignes de chemin de fer.
(...)
10
p. 75/76
(...)
En face, derrière chez les jumeaux, se trouvait la maison de Mme Economopoulos, une vieille Grecque qui n'avait pas d'enfants, mais bien une dizaine de teckels. Nous sommes entrés chez elle en passant sous la clôture, grâce à un trou que des chiens du quartier avaient creusé pour leurs visites nocturnes, lorsque les femelles teckels étaient en chaleur. Dans le jardin ombragé, il y avait non seulement un immense manguier, mais aussi des vignes couvertes de raisins, probablement les seules du pays, ainsi que des fleurs à foison.
Armand et moi chipions des grapes pendant que Gino et les jumeaux décrochaient des mangues charnues, quand le domestique de la Grecque est arrivé, furieux, brandissant un balai au-dessus de sa tête. Il a ouvert l'enclos des teckels qui se sont lancés à notre poursuite. On a fui aussi vite qu'on a pu, en se faufilant à nouveau sous la clôture. Dans la précipitation, Armand a déchiré son short qui s'est accroché au fil barbelé. Avec sa raie des fesses à l'air, il nous a fait rire un bon quart d'heure. Après ça, nous nous sommes postés devant le portail de Mme Economopoulos. Nous savions qu'elle rentrait du cente-ville tous les jours à la même heure et qu'elle serait heureuse de nous voir.
(...)
26
p.185
Depuis son retour, Maman vivait à la maison. Elle dormait dans notre chambre, sur un matelas au pied de mon lit, et passait ses journées sur la barza, le regard dans le vague. Elle ne voulait voir personne et n'avait pas la force de reprendre le travail. Papa disait qu'elle avait besoin de temps pour se remettre de tout ce qu'elle avait traversé.
Le matin, elle se levait tard. Dans la salle de bains, on entendait l'eau couler pendant des heures. Ensuite, elle rejoignait le canapé de la terrasse, puis restait assise, immobile, à fixer un nid de guêpes maçonnes au plafond. Si quelqu'un passait par là, elle lui réclamait une bière. Elle refusait de prendre ses repas avec nous. Ana lui préparait une assiette qu'elle déposait sur un tabouret devant elle. Elle ne mangeait pas, elle picorait. Quand la nuit tombait, elle restait seule sur la terrasse, dans le noir. Elle venait se coucher tard alors que nous dormions tous depuis longtemps. J'ai fini par accepter son état, par ne plus chercher en elle la mère que j'avais eue. Le génocide est une marée noire, ceux qui ne s'y sont pas noyés sont mazoutés à vie.
(...)