"Anguille sous roche" de Ali Zamir
Dans l'océan indien déchaîné, Anguille, dix-sept ans, soeur jumelle de Crotale et fille de Connaît-tout, pêcheur comorien pseudo moraliste et philosophe réduisant l'existence à des formules creuses, est en train de se noyer. «Fourgonnant le passé» dans le laps de temps qu'il lui reste, elle entreprend de «[se] déboutonner jusqu'au vertige du sommeil éternel», de raconter les secrets de sa vie anguillaire née de la mer et retournant à la mer, ces secrets habituellement cachés sous le silence et l'obscurité de la roche. Une histoire d'amour déçu, d'amour trompé se répétant à l'infini, illustration de la voracité des hommes qui, dominés par leur esprit ou leur corps, oublient qu'entre «tête et cul» se trouve un coeur.
Il s'agit de se faire entendre, de crier sa liberté et sa singularité, de montrer qu'elle a existé, qu'elle «a choisi [sa]vie et [ses] actes», qu'elle a été l'actrice de sa propre tragédie sur cette «scène obscure du monde», plutôt que de quitter cette dernière avec amertume «comme une abrutie qui a mal joué [son] rôle». Car dans ce monde qui n'a pas de fin, «les acteurs doivent obligatoirement déserter en se faufilant dans les coulisses» et autant le faire «avec un goût de sucré dans la gorge». C'est dire l'importance pour elle de capter l'attention de son auditoire et de la garder tout au long de son récit. L'urgence aussi de l'entreprise si elle veut la mener à terme avant de «tomber dans [son] dernier sommeil».
L'histoire que nous conte Ali Zamir dans Anguille sous roche en laissant serpenter et «vaguer son imagination comme le mouvement de la mer» s'affirme ainsi comme une «aventure verbale» s'écoulant dans une longue phrase de plus de trois cent pages impossible à stopper, si ce n'est lors des quelques arrêts qui lui «donnent corps» (soit, ces changements d'actes marquant les cinq étapes de la tragédie). Et au-delà de l'évocation du quotidien de la vie d'Anguille et de sa famille et des coutumes locales alimentaires, vestimentaires ou festives, ce premier roman «anguilliforme» se déroulant dans la ville aimée de Mutsamudu et plantant le décor d'une île d'Anjouan peuplée de figurants essentiellement pêcheurs a manifestement pour objet principal le langage. Aussi s'inscrit-il d'emblée dans un genre que «les lecteurs de journaux comme de best-sellers actuels ignorent complètement».
La courte vie d'Anguille fournit en effet matière à la naissance d'un écrivain revendiquant sa singularité par la voix de son héroïne. D'un écrivain qui doit pour exister se démarquer des automatismes et de la répétition, du prêt à parler et à penser de la langue. Qui doit trouver son propre langage pour affirmer son originalité : «Il faut être soi pour ne pas apprendre à répéter le blabla des autres, il faut être original».
Dans la medina de Mutsamudu
Les romans d'une seule phrase impressionnent toujours les lecteurs, et même les critiques. Pourtant rien là de nouveau : beaucoup de jeunes auteurs s'y sont déjà essayés avec succès, notamment Marie NDiaye et Mathias Enard à leurs débuts ou plus récemment Sylvain Prudhomme dans Là, avait dit Bahi (2012). Ce choix d'Ali Zamir, s'il n'est pas singulier, se justifie totalement car son héroïne voit défiler toute sa vie en accéléré au moment où elle va se noyer, et on doit lire ce long monologue comme en apnée, emporté par un flot de paroles abolissant le temps, par un flot implacable parfois troué de blancs marquant des paragraphes et dont de légères virgules stimulent l'écoulement. Et la narratrice relance elle-même régulièrement son soliloque en prenant à témoin, interpellant et interrogeant cet (ou ces) auditeur muet auquel elle s'adresse et qui semble sourd à ses propos, s'autoflagellant et s'encourageant pour réussir à terminer son récit à temps.
Outre cet habile parti-pris narratif initial, la trouvaille de ce roman réside dans une écriture reposant amplement, et à une échelle jamais utilisée semble-t-il auparavant, sur un jeu très pertinent - eu égard à l'ambition de l'auteur - sur les clichés langagiers, sur les expressions toutes faites. Un jeu qu'annonce et résume le titre choisi. Et Ali Zamir s'amuse à décaler légèrement ces clichés qui ne sont pas toujours utilisés de la manière la plus appropriée : «Il ne faut pas chercher trop loin le sens de mes mots, je suis un chauffeur de mots (...) et là, je roule comme ça me chante».
Malheureusement, ce bel exercice de style qui n'a rien de vain finit par s'essouffler. Non en soi mais indirectement, du fait d'une l'histoire finalement assez terne (malgré quelques surprises finales) qui traîne trop en longueur, l'auteur s'épuisant à la raconter par le menu en accumulant des détails plutôt inconsistants. On se demande alors s'il ne délaye pas ainsi son récit uniquement pour réussir à caser cette impressionnante quantité d'expressions stéréotypées qu'il a dû lister auparavant. Et on regrette un certain manque d'imagination de la part d'un auteur visiblement plus à l'aise dans le détournement et le décalage que dans l'invention pure, ce qui se vérifie sur le plan lexical, où il joue surtout sur le contraste entre une langue très familière assez pauvre et imprécise et quelques termes très précis et recherchés, recourant assez peu aux néologismes.
Quant au défaut majeur de ce premier roman, ce sont à mon sens ces "particularités grammaticales et syntaxiques" que les éditeurs ont choisi "par conviction" de respecter. On peut en effet ne pas être puriste, et même aimer voir déconstruire et malmener la langue, sans pour autant apprécier cette transgression parfois totalement gratuite des règles. Car, chez Ali Zamir, elle semble surtout motivée par le désir, un peu provocateur, d'affirmer son originalité à tout prix – et de manière un peu facile - en refusant par principe ces «histoires d'instauration de règles et d'usages pour la langue française», son roman n'en tirant aucune puissance expressive. Passons sur l'emploi systématique de l'indicatif avec bien que, pas toujours heureux mais de plus en plus admis, mais le non-respect délibéré de la concordance et de la valeur des temps comme, par exemple, celui de la construction intransitive ou transitive des verbes (l'auteur prenant de plus plaisir à utiliser un complément d'objet direct quand ceux-ci se construisent avec un COI et inversement!) rend souvent son écriture tout simplement bancale et maladroite.
Avec Anguille sous roche, Ali Zamir fait certes une entrée en littérature remarquable mais, bien que ce premier roman, lancé en avance, ait bénéficié d'avis de lecture et de "pré-critiques" dithyrambiques, il ne s'avère pas à mon sens totalement convaincant. On suivra néanmoins avec attention ce jeune auteur doté indéniablement d'un beau tempérament.
Anguille sous roche, Ali Zamir, Le Tripode, 01/09/16, 320 p.
A propos de l'auteur :
Ali Zamir est né en 1987 à Mutsamudu dans l'archipel des Comores. Il est directeur de la culture de l'île autonome d'Anjouan.
EXTRAIT :
On peut lire les premières pages (1/13) du livre sur le site de l'éditeur : ici