"Tropique de la violence" de Nathacha Appanah
A Mayotte, dernier-né des départements français, un habitant sur deux a moins de 17 ans. Parmi eux, de nombreux enfants survivent, sans droits ni ressources, dans la misère la plus totale. Zoom sur un scandale oublié, noyé dans l’océan Indien.
(Les Inrocks, 14 avril 2015, "Mayotte, l'île aux enfants perdus")
Dans cet immense bidonville, dans cette décharge à ciel ouvert terreau de toutes les violences qu'est devenu ce "beau pays" (1), ces enfants peuvent-ils échapper à leur destin ? Y aura-t-il un jour un Moïse capable de libérer cette humanité grouillante et miséreuse de ses chaînes ?
1) Cf l'épigraphe du roman tiré de L'enfant et la rivière de Henri Bosco
C'est un zoom romanesque sur ce scandale oublié que nous propose Nathacha Appanah, lançant un cri d'alerte sur une situation explosive, des centaines de clandestins affluant des autres îles des Comores, de Madagascar ou de l'Afrique vers cet eldorado illusoire et venant sans cesse grossir la masse de ces exclus dépossédés d'une vie décente : «Ecoute mon pays qui gronde, écoute la colère qui rampe et qui rappe jusqu'à nous.»
Et son roman Tropique de la violence, s'il dénonce avec rudesse et colère l'enfer et l'abandon d'une île évoquant plus dans notre imaginaire des paysages paradisiaques de lagons aux eaux turquoises, résonne aussi comme une "complainte des mal-nés" (2), un "requiem des innocents" empli d'humanité.
2) Citation de Louis Calaferte tirée de Requiem des innocents, un livre qu'évoquent parfois certains passages, notamment ces récits de Bruce à la syntaxe bancale et à la crudité sans fard du langage
Au centre de ce récit, deux enfants à la vie saccagée. Moïse dit Mo, bébé clandestin abandonné par sa mère comorienne et élevé comme un Blanc par Marie - une infirmière française qui se l'était appropriée autant pour le protéger que pour se sauver elle-même - fait face à Bruce, un jeune Mahorais sombré dans la délinquance et devenu le chef impitoyable et incontesté du plus grand bidonville de Mayotte. Autour de ces enfants perdus de Gaza (3), livrés à la drogue et condamnés à la délinquance, sacrifiés à l'aveuglement et à l'égoïsme des nantis, Olivier, le "flic", et Stéphane, bénévole d'une ONG, s'avèrent bien dépassés, impuissants ou lâches, malgré leur bienveillance.
Moïse vient de tuer Bruce et s'est rendu à la police, il attend dans sa cellule. Comment en est-il arrivé à ce meurtre ? C'est cette tragédie, celle de destins programmés, inéluctables, que les cinq protagonistes vont nous raconter, qu'ils parlent du royaume des vivants ou de celui des morts - Nathacha Appanah introduisant très naturellement une touche de fantastique dans un récit où la réalité semble dépasser la fiction, où des enfants dépourvus de tout, et parfois même d'identité, semblent parfois s'apparenter à des morts-vivants.
3) Surnom donné à ce bidonville de Kaweni jouxtant la capitale de Mayotte Mamoudzou
Enfants dans le bidonville de Kaweni (Mayotte)
Pour tenter de mieux comprendre et de dépasser l'effroi et la pitié en s'attaquant à notre bonne conscience et à notre indifférence pour cette France si lointaine, Nathacha Appanah adopte un parti-pris narratif efficace nous faisant partager le ressenti intime de ses héros. Une narration polyphonique alternant cinq voix dont le noyau s'avère une sorte de confrontation entre Mo et sa victime, le "je" du fantôme de Bruce s'enrichissant constamment d'un "tu" (3) s'adressant directement à son assassin dans une proximité qui interpelle souvent du même coup le lecteur.
Evitant tout manichéisme, l'auteure met en lumière la complexité de ses personnages, soulignant la fragilité humaine dans la souffrance, la misère et l'humiliation, ces comportements imprévisibles face au danger, cette façon dont on peut toujours basculer du meilleur au pire, comme de la vie à la mort. En un instant (4).
3) L'auteure jouant habilement sur les pronoms également dans le récit de Moïse interpelant parfois le fantôme de Bruce ou passant soudain au "on" impersonnel quand il détache son corps de son esprit pour survivre à la violence qui lui est imposée, ou dans celui de Stéphane, opposant le "tu" de cet autre qu'il était en arrivant et le "on" du discours ambiant stéréotypé au "je" de la prise de conscience de la réalité
4) «J'ai à peine appuyé sur la détente », dira Mo qui a tiré : «bang», Bruce passant de vie à trépas en un seul «han», comme dans les jeux de gamins
“A Floresta que anda” (La forêt qui avance), de Christiane Jatahy
Le livre s'ouvre sur un premier récit de Marie, entrée en matière d'une vingtaine de pages, malheureusement assez maladroite, qui n'incite pas vraiment à en continuer la lecture. Bien que la narratrice entame par «Il faut me croire.», on a du mal à croire en son personnage (le seul qui ne sonne pas juste). Car sa recension superficielle égrenant d'affilée les étapes de son parcours de vingt-trois à quarante-sept ans s'avère bien laborieuse, le style minimaliste, clinique, n'arrivant pas à donner de l'élan au texte. (La narration aurait à mon sens gagné à se priver de cette voix qui n'apporte pas grand chose si ce n'est d'appuyer lourdement sur ce contraste symbolique entre la stérilité de Marie la Blanche dans son couple officiel et cette prolifération noire et clandestine. D'autant plus que la voix de Marie n'intervient que très peu par la suite.)
Puis le roman trouve peu à peu son souffle et sa puissance grâce à une écriture qui, malgré quelques longueurs et maladresses stylistiques (5), gagne en ampleur et en intensité, en force et en poésie. Une écriture nous conduisant crescendo jusqu'à l'apogée du dernier récit de Moïse, nous y offrant une surprenante scène shakespearienne (6) avant que le récit ne s'achève magnifiquement de manière tout aussi aussi inattendue.
5) Comme par exemple : "il a crié son cri" (p.109) ou "le manque de perspectives d'avenir" (p.112)...
6) Comment ne pas penser à Macbeth quand la forêt de Birnam se met en marche, à ce camouflage opérant une sorte de renversement, dont émergera la force de la loi naturelle, de la justice ?
Ayant vécu deux ans (de 2008 à 2010) à Mayotte, Nathacha Appanah connaît bien son sujet, un sujet particulièrement d'actualité. Et l'intérêt d'un traitement romanesque et non journalistique de ce drame, outre de pouvoir l'aborder de l'intérieur avec une réelle empathie en approchant avec plus de complexité et d'humanité, et finalement d'authenticité, la brutalité du vécu, est de pouvoir le magnifier, le sublimer par l'écriture. Tropique de la violence, malgré ses quelques faiblesses, réussit ainsi à toucher le lecteur en profondeur, à le marquer plus durablement qu'un article de journal ou un reportage, en mettant en branle son imaginaire.
Tropique de la violence, Nathacha Appanah, septembre 2016, 180 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Nathacha_Appanah
On peut consulter les premières pages (p. 1/32), celles qui personnellement ne m'ont pas convaincue, ici
Moïse
p. 34/35
(...)
Je l'ai tué.
Il s'est écroulé avec ce han sorti de sa gorge comme un souffle étranglé et puis dans les bois, pendant de longues minutes, il n'y a rien eu d'autre que le matin qui se levait et cette lumière rose qui traversait les branches et qui tombait telle des lames sur Bruce. Le pistolet était chaud, dur et lourd dans ma main. Je l'ai serré fort et j'ai senti mon énergie grimper sur mon bras comme des milliers d'aiguilles brûlantes.
Je me suis assis par terre. Entre Bruce et moi, un tapis de feuilles sèches d'eucalyptus. Je l'ai imaginé à côté de son propre corps, mi-mort mi-vivant, se tenant comme il avait l'habitude de se tenir quand il avait fumé du chimique, la tête penchée sur le côté, les mains dans les cheveux, les doigts tordant rapidement ses boucles crépues, ne pouvant arrêter ce tic, se demandant ce qu'il fout là, allongé au milieu des eucalyptus, avec cette tache sur son tee-shirt. Me voit-il, ce Bruce mi-mort mi-vivant ? Commence-t-il à oublier qui il est ou, au contraire, tout est clair, tout est net ? Est-ce qu'il voit sa vie étalée devant lui, est-ce qu'il regrette ou est-ce que sa rage est intacte ?
Cette île, Bruce, nous a transformés en chiens. Toi qui avais choisi le prénom d'un superhéros, m'avais-tu expliqué en sautillant sur place comme si tu avais des ressorts aux pieds, Bruce Wayne, l'homme chauve-souris, enfin c'est ce que tu disais car moi je ne t'ai vu jamais aimer autre chose que fumer et dominer les autres.
Cette île a fait de moi un assassin. Tu te souviens, tu me disais Pas de pitié Mo, et regarde, Bruce, je n'en ai pas eu pour toi, ce matin.
(...)
Moïse
p.103
(...)
Le sentier qui longeait la bananeraie avait disparu, il y avait un fatras de terre, de bouts de ferraille, de tôle, de détritus divers. J'étais en train de me demander comment j'allais faire pour passer de l'autre côté quand j'ai vu quelque chose de jaune sortir du sol et mon coeur a bondi dans ma poitrine. C'était un jaune particulier qui s'illuminait la nuit, m'avait appris Marie le jour où elle avait acheté cette laisse pour Bosco. J'ai pensé que Bosco, que je n'avais pas revu depuis le premier soir, avait été enseveli par une coulée de boue et j'ai commencé à tirer dessus, ça résistait, alors j'ai fouillé, j'ai gratté avec mes mains, j'ai dégagé la laisse en répétant Bosco Bosco mon bon chien, j'ai tiré de toutes mes forces et d'un coup est sortie une chose sèche et dégoulinante à la fois, la peau craquelée et déchirée, mi-squelette mi-monstre, la gueule ouverte avec la laisse jaune autour de ce qui restait du cou. Je n'ai pas crié, je n'ai pas reculé, je me suis juste écroulé et là j'ai pleuré devant Bosco qui était mort depuis longtemps, comment je ne sais pas, mais sûrement pendant que je fumais ce premier joint de chimique et que je chantais en imitant les rappeurs américains et que je dansais et que je buvais dans sa noix de coco.
(...)
Bruce
p.132
(...)
T'avais choisi ton moment, hein. J'étais trop bien ce week-end-là, j'avais battu ce bâtard d'Abdallah au mourengué. C'était le champion de M'tsapéré et il s'est cru assez malin et assez fort pour venir me défier chez moi. CHEZ MOI ? Tu te souviens comme il a pleuré sa mère par terre ? On a bien bu, on a bien fumé, on a bien dansé ce week-end-là, on est allé au Ninga le samedi soir et on n'a pas pu rentrer comme d'habitude. Le vigile, ce connard d'Africain qui est venu ici sur un kwassa comme un malheureux crevard, mais qui se prend maintenant pour un Américain dans son costume noir. J'avais assez pour baiser et ma bite me démangeait tellement j'avais envie. J'en avais assez des chèvres qui bêlent, j'étais le roi ou merde. J'ai donné des billets à La Teigne, à Rico, à Nasse, qui était revenu d'Anjouan en kwassa, et ils ont tous baisé dans les buissons, devant derrière et après on est allés laver nos bites dans la rade de Mamoudzou. J'étais bien. Dimanche, pareil. J'avais assez de thune pour acheter un carton de poulet et Nasse a grillé tout ça bien comme il faut, piment, manioc, tout gaza sentait les brochettis mama, la fumée bleue qui attirait tous les gamins c'était la fête. Bruce était le roi, c'était trop bon. Tu sais bien, t'as mangé ta part comme tout le monde.
Et lundi, qu'est-ce que j'apprends, t'es parti avec le Blanc dans une voiture grise. Genre il a ouvert la porte, tu es entré, il t'a même pas forcé. C'est pas un flic tu sais.
T'avais choisi ton moment, hein. Tu savais pas comment ça marche chez moi, CHEZ MOI ? Ca faisait combien de temps que t'étais ici, hein, un an déjà, tu savais pas qu'il faut me demander la permission avant de sortir de Gaza ?
(...)