"La vie est faite de ces petites choses" de Christine Montalbetti

Publié le par Emmanuelle Caminade

"La vie est faite de ces petites choses" de Christine Montalbetti

Le 8 juillet 2011, depuis le centre spatial Kennedy en Floride, les Américains envoyèrent leur navette Atlantis avec quatre astronautes à bord  dont une femme (1) pour une dernière mission de ravitaillement de la station spatiale internationale (2), avant qu'elle ne regagne la Terre le 21 juillet. Un ultime lancement, après trois décennies de vols habités, qui mit «un point final à cette épopée» en «reléguant ce temps qui était mobile et vivant et perpétuellement actif, au statut de choses passées, rigides et mortes».

1)http://www.sciencesetavenir.fr/espace/sts-135-navette-le-dernier-equipage_33367

2) Le président Obama annonça néanmoins fin 2014 qu'une nouvelle navette pourrait être utilisée en 2017 pour se rendre à la Station Spatiale Internationale afin de mettre fin à la dépendance de son pays à l'égard des capsules Soyouz russes.

 

Et ce voyage «dans l'immensité toute noire», dans cet abîme infini, mystérieux et silencieux, dans cet autre espace-temps échappant aux lois de la gravité, résonne aussi pour nous comme un dernier voyage. Un voyage dans l'au-delà dont on reviendrait en ayant pris la mesure de notre temps terrestre et de toutes ces petites choses que, n'en percevant pas la complexité, nous ne remarquons pas habituellement, et qui donnent pourtant sa valeur à notre vie. «Parce que, là-haut comme ici, oui, c'est exactement ça, la vie est faite de toutes ces petites choses».

 

Dernier lancement d'Atlantis du Centre spatial Kennedy (Floride)

 

Christine Montalbetti nous fait ainsi goûter la variété des formes qui nous sont offertes et notre précieux nuancier de couleurs, ou nous étonner de voir l'eau sous la douche onduler sur notre peau «en toutes sortes de coulées sinueuses et verticales, sans exception, gentiment attirées qu'elles sont vers le sol, où elles finissent par s'écouler, au travers de la grille, en direction du système d'évacuation, avec une aisance qu'on oublie généralement de célébrer». On prend conscience du simple plaisir «de s'asseoir à table, en laissant son corps peser sur la chaise face à un couvert inerte et docile, avec le bon air du dehors qui s'engouffre par une fenêtre entrouverte» et devient reconnaissant envers ces spaghettis qui «savent se tenir dans votre assiette».

Et l'on savoure tout ce quotidien de la vie avec une légèreté, une innocence retrouvée, grâce aux effets comiques et poétiques qu'elle tire de l'impesanteur, souriant émerveillé lorsque «volette, vire, voltige lentement, presque lascivement, une tablette de chocolat noir à 90% (nos astronautes ne sont pas des mauviettes), s'élevant en trajets sinueux, toute pleine de ses promesses douces-amères».

 

A l'intérieur d'une navette spatiale

 

Même si l'auteure s'est considérablement documentée, visionnant «des centaines d'images fixes ou en mouvement», rencontrant et interrogeant de nombreux astronautes ayant participé ou non à ce dernier vol et lisant leurs diverses interviews, même si elle s'est appliquée «à ce que tout soit vertigineusement exact», cette «aventure réelle» qu'elle nous conte «par le menu» n'est pas pour autant un récit, puisqu'elle n'y était pas - ce qui ne l'empêche pas de prendre en charge personnellement la narration.

La vie est faite de ces petites choses, bien que s'inscrivant de façon très précise dans une époque, n'est pas non plus un roman historique mais s'avère un pur roman ouvrant un autre espace : celui de la littérature. Une littérature qui a à voir avec les regrets, la nostalgie, mais aussi avec «la célébration de l'instant», qui a à voir avec le temps. Une littérature reposant sur les choix narratifs, sur les «options esthétiques» et stylistiques d'une auteure qui, au-delà de son attention aiguë et constante à la fabrication de son texte, entretient une relation privilégiée avec ses lecteurs.

Avec malice et bienveillance, Christine Montalbetti s'adresse en effet sans cesse à ses lecteurs, elle les prend à témoin, les interpelle et anticipe même leurs commentaires et leurs questions. Elle les accompagne pas à pas dans les différents lieux explorés, leur présente tous les personnages, suit avec eux les déplacements et les activités de Sandra, son héroïne, et de ses trois compagnons de vol, ou se glisse avec eux dans leur peau. Elle leur fait aussi de multiples confidences littéraires, les associant pleinement à la fabrique de cette histoire commune, consciente qu'un livre ne peut exister sans eux, consciente de «toute cette dépense d'imagination», de «tout ce travail parallèle ... pour transformer ces phrases en une représentation intérieure».

 

Une sortie spatiale

L'extrême précision apportée par l'auteure aux détails, outre qu'elle rend crédible cette aventure réelle semblant pourtant toujours aussi fantastique que les romans d'anticipation de Jules Verne, vient modifier nos perceptions, nous rendant «attentifs à la complexité qui innerve chaque instant». Et les images, comparaisons ou métaphores, ces «joyaux» irradiant nombre de ses descriptions, viennent solliciter notre imaginaire - ce qui s'avère d'autant plus nécessaire qu'il n'existe pas d'autre langage pour «faire comprendre une sensation neuve et inconnue à des gens qui n'en ont pas l'expérience». Elles permettent ainsi «des excursions dans des endroits sans rapport avec la réalité que pourtant elles caractérisent».

Enfermés la plupart du temps avec les personnages dans cette navette ou dans la station spatiale internationale, nous souffririons sans doute de claustrophobie si ne s'ajoutaient à ces échappées métaphoriques de multiples digressions ou flashes-back nous faisant musarder en chemin. Des digressions nous soustrayant à «la vitesse réaliste du monde pour distendre l'instant» - au risque parfois de se montrer un peu fastidieuses (3) - et particulièrement pertinentes dans ces moments d'attente interminable (une bonne centaine de pages, soit un tiers du roman, pour raconter la seule journée du lancement!) ou au sein de cette station spatiale internationale où l'on ressent la dilatation du temps pour chaque activité nécessitant une «somme de petits gestes que la microgravité ne rend pas toujours aisés», alors que pourtant on y vit «dans un temps accéléré, follement, puisqu'en vingt-quatre heures le soleil se lève et se couche pas moins de  seize fois».

3) Notamment lors de cette longue digression sur les chiens, puis sur les singes dans l'espace ...

Et ce qui m'a le plus séduite dans la texture de ce roman, c'est ce bizarre état de flottaison dans lequel nous sommes plongés, à l'instar «des moments que l'on passe là haut», grâce à la fluidité d'une narration très mouvante. Christine Montalbetti promène en effet sa caméra, changeant de cadrage, passant de champ en contrechamp ou faisant de longs panoramiques, zoomant et dézoomant... Elle alterne les points de vue narratifs, extérieurs mais aussi intérieurs, sautant sans cesse du "je" au "vous", au "on" et au "nous" pour désigner - ou interpeller - alternativement ou simultanément auteure, personnages et lecteurs, pour s'identifier à l'un ou à l'autre en y associant le plus souvent le lecteur. Et cette sorte de valse des pronoms épouse toute cette chorégraphie de l'impesanteur, ces «mouvements fluides des corps», ces «étreintes flottantes».

 

La vie est faite de ces petites choses est un roman harmonieux et joyeux plein de charme, un texte souple, malicieux et léger, dont «les phrases attrapent dans leur filet des bribes de vie véritables, des gestes qui ont été exactement accomplis, des paroles qui ont été strictement prononcées» mais laissent aussi place à l'imagination. Et il ravira tous ceux que «les dessous de la fabrication d'un récit » intéressent.

 

 

 

 

 

 

La vie est faite de ces petites choses, Christine Montalbetti, P.O.L., août 2016, 334 p.

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Christine_Montalbetti

EXTRAIT :

On peut feuilleter les 20 premières pages du livre en ligne sur le site de l'éditeur : ici

 

Publié dans Fiction, Histoire

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