"Hors du charnier natal" de Claro

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Hors du charnier natal" de Claro

«Il était une fois un certain Nikolaï Mikloukho-Maklaï (1).»

 

C'est cet anthropologue russe du XIXème siècle dont «le destin s'invite sur [sa] page» qui amorce ce nouveau livre de Claro.

«Prendre une vie déjà vécue, la tremper dans d'autres couleurs, lui imaginer de vagues dérivés - quel écrivain, en sa paresse infinie, ne rêve pas d'une telle entreprise

Sauf que l'auteur y revisite moins la vie de cet étonnant aventurier voyageur qui s'était immergé au sein d'une peuplade de Nouvelle Guinée n'ayant jamais rencontré d'homme blanc, qu'il n'en dépèce les morceaux pour s'en nourrir, dévorant «à petites dents de lait ce qui reste de sa carcasse» et nous livrant à l'occasion des lambeaux de sa propre biographie, tout aussi sujets à caution.

Et il y dissèque surtout sa création naissante, dévoyant son texte à mesure qu'il avance sur des sentiers qui bifurquent, faisant craquer les coutures et dénouant les ficelles de son art pour interroger les fondements de son écriture et remonter aux racines de son être-écrivain.

1)https://actualitesvoyages.com/2015/11/14/nikolai-mikloukho-maklai-le-russe-devenu-papou-blanc/

 

 

Hors du charnier natal  n'est donc pas une biographie romancée, même bifide, et s'avère plutôt un récit arborescent s'aventurant dans les profondeurs de ce «noir magma qui infuse jusqu'à la moindre de nos respirations», vers cet "épicentre du séisme vital" - celui de l'écriture, qui ébranle de même Marie-Hélène Lafon au travers de ses Chantiers. Un récit ouvrant «une trappe, située quelque part en soi» dans laquelle chute l'auteur après y avoir jeté son héros, et dont la dynamique vitale – soulignée par le titre emprunté à un poème de José Maria de Heredia (2) -, nous entraîne dans le mouvement d'une écriture et dans les arborescences d'une pensée.

2) Cf le premier vers des Conquérants : "Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal"

Claro, avec la faconde et l'inventive et corrosive dérision qu'on lui connaît, y passe ironiquement en revue la panoplie s'offrant aux grands artificiers, se moquant de lui-même et n'épargnant ni «les escrocs de l'adjectif», ni les lecteurs qu'il convie dans sa cuisine littéraire : «On pourrait également imaginer un souffleur un éclairagiste pour parfaire la scène et lui conférer ce miasme de crédibilité qui dilate les narines avides de pittoresque».

Il y questionne ses appariements de mots incongrus et se perd dans le libre jaillissement de la poésie, nous ouvrant grand la porte de son arrière-cuisine et nous faisant basculer à sa suite. Et il nous renvoie ainsi aux «béances» où nos propres lectures prennent leur respiration.

 

 

«En nous somnole un autre.»

Cet incipit rimbaldien ouvrant le chapitre 0 faisant office d'introduction - que ne renierait pas Oliver Rohe, le dédicataire du livre -, embarque d'emblée le lecteur dans ce récit d'aventures à la conquête de la langue. Car nous abritons bien également non seulement un autre mais tout "un peuple en petit" (3) ne demandant qu'à grimper sur nos tréteaux d'opérette :

«En nous, sachez-le, trépignent et s'agitent des êtres dont nous n'avons pas la moindre idée, ces êtres n'ont ni corps ni esprit, ce sont des fantômes, enfants de nos songes et mensonges, auxquels nous commettons l'imprudence de confier nos projets».

Et le "je" de cet auteur en lequel murmure «un ersatz de narrateur» aura bien du mal à tenir à distance les personnages qu'il habite ou qui l'habitent...

3) Dans Un peuple en petit (Gallimard, 2009) le héros d'Oliver Rohe, un acteur qui ne rêve que d'incarner Richard III, finira par se prendre pour Willy, le personnage qu'il joue dans Mort d'un commis voyageur ...

Claro a beau prétendre ne rien entendre à «Nikolaï Machinchose», entre ce Russe et lui, entre "le papou blanc" (4) et l'écrivain au "clavier cannibale" (5) pour qui l'écriture s'avère une transe chamanique, il y a sans doute plus de «zéro connivence». Et l'écriturecomme la lecture semble prendre pour lui «les aspects d'un cas de possession», d'abdication de soi.

Délaissant la trajectoire de cette figure pourtant éminemment romanesque (on pourra toujours lire la biographie (6) de Nikolaï - qui comme toute vie racontée n'est qu'un «violent processus de défiguration»), l'auteur choisit ainsi de «décamper» plutôt que de «camper», d'incarner son personnage. Et on ne retrouvera pas dans ce livre le souffle de ses romans, notamment celui de CosmoZ.

4) Le papou blanc, récit de voyage de Nikolaï Mikloukho-Maklaï (éditions 10/18, 1995)

5) "Le clavier cannibale" est le nom du blog personnel de l'auteur

6) A défaut de The moon Man (Webster, R. M., Berkeley University, 1984), on peut consulter l'article de V. Sokoloff et J-P. Faivre (Journal de la société des océanistes, 1947) : ici

 

Eponges

 

Hors du Charnier natal  est en effet plutôt une plongée en apnée vers les sources de l'écriture qui nous fait ressentir l'ivresse vertigineuse et jubilatoire des profondeurs. Une sorte de "généalogie de l'algue" (6) aussi (évoquant la démarche du poète corse Jean-François Agostini), brisant les sédiments pour remonter à ces cellules primitives dont les ramifications successives enrichirent l'atmosphère en oxygène et rendirent possible la vie, nous faisant pénétrer dans un univers pouvant s'atomiser et se recomposer à l'infini.

Et ce livre semble s'inscrire dans la continuité de Comment rester immobile quand on est en feu , le dialogue d'un écrivain avec ses ombres (se dissolvant et se démultipliant dans ses ombres) primant cette fois sur le dialogue entre les deux aspirations de la langue. Un écrivain-éponge, un et multiple, cherchant dans «la décomposition de la matière et l'épuration des formes, la clé du dynamisme originel». Un écrivain refusant le confort des «illusion[s] gazonnée[s]» et préférant fouler cette herbe "nue et piétinée" chère à René Char (7), celle de «la ronde mystérieuse des morts et des vivants». De l'éternel recommencement.

6) Cf Généalogies de l'algue (éditions J. Brémond 2011) faisant partie d'un cycle allant d'Era ora à Transes digitales

7) Cf son poème Pleinement

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hors du charnier natal, Claro, Inculte, 4 janvier 2017, 137 p.

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Christophe_Claro

Extraits :

 

10

p.43/44

(...)

M'est-il pur réceptacle ? Vase où laisser croupir une eau autre ? Ne devrais-je pas répondre à cette question avant même de livrer son nom à mes malversations ? Le mystère de sa vie recommencée semble favorable au processus de revisitation que j'entreprends, sans grande originalité. Processus que je sens si guindé que force m'est de constater que le réel m'est une précieuse béquille pour masquer la claudication qui, je le sens, dévoie mon texte à mesure que les sentiers bifurquent. Dans la précision des mots, dans leurs appariements souvent incongrus, broute une bête qui ne demande qu'à goûter aux choses en putréfaction. J'avance en ruminant de peur de ruer.

 

Je me protège. Non. Je protège un secret. Le secret du texte qui, sous couvert de narration et d'extrapolation, me sert tout à la fois d'habit d'empereur et de tunique de Nessus. Le secret du texte ? A d'autres...

Ce qu'ici je cisèle, avec autant d'impunité que de suffisance, saura-t-il acquérir assez de tranchant pour percer la panse enflée de ma phrase ? Là encore, la question posée sent le rot fardé. N'adviendra que ce que je laisserai advenir. Je suppose qu'il m'est profitable d'écrire comme si j'étais moi-même un personnage, comme si le simple fait - borné – d'être l'auteur de ce texte faisait de moi un personnage, un peu plus extérieur, certes, mais tout aussi fantoche, et comme de convention. Là où ce que j'écris devrait fonder ce que je deviens en écrivant, il se peut que se produise autre chose, voire l'inverse : une espèce de tranquille absentéisme, un niais dédouanement. Et qui signifierait que je préfère me maintenir en vie/mort dans l'interstice, le tiède hiatus, entre le mouvement d'écriture et la page-en-cours-de-raffinage. Je dis raffinage, et non raffinement, même si nous sommes bien d'accord qu'il s'agit dans tous les cas d'une alchimie de pacotille.

(...)

11

p.45

(...)

L'humilité apparente de ces organismes domine son imagination et il lui arrive de concevoir la naissance de l'univers à leur image : une matière vivant et subsistant dans l'éparse, livrée à la corrosion, une corrosion soudain surprise par les eaux du temps, absorbant tout, se gorgeant de sel, inventant un monde en soi que Dieu ou le hasard peuvent comprimer à leur guise : car il a beau, ce monde, être sans cesse manipulé, déformé, re-cadencé, toujours il retrouve ses dimensions d'origine, sa contracture fondatrice.

Si tout ne fut que calcaire, alors tout redeviendra un jour calcaire. Entre-temps, il suffit au monde de respirer par ses béances, de s'abreuver par ses failles. L'éponge n'a pas besoin de la théorie, mais la théorie a besoin d'elle. L'éponge est l'un et le multiple, le rêve que fait le corail quand la mer se retire. L'éponge se nourrit en respirant, et respire en mourant sans cesse. J'aimerais pouvoir en dire autant du désir.

(...)

27

p.85

(...)

Qui suis-je ? Suis-je vide ? Suis-je creux ? Mais qui voudrait être plein, plein à craquer, de soi et des autres, d'humeurs et d'idées, ballonné d'autrui et d'espoirs à la manière d'une sainte en grès crevassé que visite sans cesse un nuage de touristes.

Je me suis toujours senti immensément troué, plus pertinent dans mes déchirures que dans mes coutures. Très tôt je me suis dit : Allons, tu ferais mieux, par un sain procédé d'élimination, de percer à jour celui que tu aurais pu être ; ou, porté par l'esprit toujours expédient de la négation, de débusquer celui que tu n'es pas, ne sera jamais. Oui, j'ai toujours rêvé de me dissoudre – et vous savez quoi ? J'ai réussi. Votre main se referme sur la mienne et déjà c'est celle d'un troisième larron que vous étreignez sans rien comprendre à ce qui s'est passé – car il s'est passé quelque chose, des fluides ont rongé les membranes, se sont écoulés, des substances se sont mélangées, la cacophonie ontologique a commencé.

(...)

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Publié dans Fiction

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L
Encore une fois, chapeau ! La « ferveur » qui circule sous les mots de votre article me feront acheter et lire ce livre. Comme je l'ai fait pour Dieu, Allah, moi et les autres de monsieur Bachi. Une lecture à laquelle je me ferai un plaisir de m'adonner bientôt. Merci de tout cœur. Bonne journée ! Laurier V.
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E
Je vous pousse à la ruine ! <br /> La ferveur de mes mots est à l'aune du plaisir, de l'émotion suscitée par un livre très riche et dense, et pouvant engendrer de nombreuses lectures. Je vous recommande notamment celle de Claire Mazaleyrat (qui tient un blog magnifique où vous trouverez certainement des pépites ) : http://lavisdeslivres.over-blog.com/2017/03/la-langue-comme-solvant.html