"Parolli in biancu è neru / Paroles en noir et blanc"
Sans prétention mais plein de charme, Parolli in biancu è neru / Paroles en noir et blanc est un petit recueil collectif bilingue écrit à partir de photos en noir et blanc représentant des scènes de la vie quotidienne et des paysages - provenant d'une association de conservation du patrimoine de Portivechju di tandu.
Trois poètes corses d'aujourd'hui, Alain di Meglio, Ceccè Ferrara et Norbert Paganelli y rendent hommage à l'histoire et aux traditions de cette cité du sud de l'île, alternant quarante-deux poèmes en vers libres d'une grande simplicité d'écriture, initiés chacun par une photo différente et présentés d'abord en corse puis dans leur traduction française (sur la même page ou en recto verso selon la longueur du texte).
L'ensemble jouit d'une unité certaine du fait de sa genèse, résonnant en harmonie avec les lieux et les activités illustrés sur ces photos, le livre nous proposant un "grand voyage" semblant "rythmé par l'aiguille de l'horloge", comme l'affirme Francescu Lanfranchi dans la préface. Mais sur ces vieux clichés, chaque poète chante néanmoins sa propre mélodie.
Tendus entre la réalité terre à terre s'offrant aux yeux et «l'attrait d'un improbable nord», d'un lointain inconnu ou de l'impossible, les courts poèmes d'Alain di Meglio donnent la mesure d'un grand et mystérieux voyage. On y sent en effet la présence d'une sorte de mystère puissant, on y perçoit un appel de l'au-delà se dessinant dans le dépouillement et «l'ardente lumière» ou retentissant dans la nudité du silence : «une absence qui féconde».
10
p.31
Beddu calmu u stradonu
Di tempi chì u soli
rindia u locu à a so luci
è chì u fenu si lasciaia inurà
nantu à tighjali bioti
La nationale est bien calme
C'était le temps ou le soleil
rendait le lieu à la lumière
et où les foins se laissaient dorer
sur les trottoirs déserts
A.D.M.
Marqués par le passage du temps, thème déjà central dans son dernier recueil Da l'altra parti / De l'autre côté, les poèmes de Norbert Paganelli s'articulent avec une douce sagesse autour de la vitesse et du changement mais aussi de la permanence et de la trace. Dans cette course du temps, c'est une tentative pour «retenir ce qui fuit», certes impossible ou du moins imparfaite. Et même si les heures sont comptées, le poète invite à savoir s'asseoir et jouir du présent. A accepter sa propre finitude dans l'éternel recommencement.
3
p.17/18
Ci è sempri calcosa ch'ùn và micca
Quand'è no' pugnemu
Di ritena ciò chì fughji
Una campana cionca
Un muru ripintu
Un vistitu spuddatu di li so culori
Un sguardu persu versu culà
Ma ùn hè nudda
Diciaremu chi tuttu và bè
Il y a toujours quelque chose qui ne va pas
Lorsque nous tentons
De retenir ce qui fuit
Une cloche muette
Un mur repeint
Une robe sans couleur
Un regard perdu vers là-bas
Mais ce n'est rien
Nous dirons que tout va bien
N.P.
Quant à Ceccè Ferrara, il semble vouloir rapatrier le temps passé dans notre présent. D'une texture très musicale (dont le français peine souvent à rendre compte), ses poèmes jouent des sonorités, des assonances et des allitérations ou parfois même des rimes, comme des rythmes, des balancements et des répétitions, nous rendant audible, visible et palpable cette réalité d'autrefois. Le poète redonne ainsi vie à ces hommes ou ces machines qu'il interpelle volontiers ou auxquels il s'adresse dans un "tu" de proximité.
5
p. 21/22
Chjocca la frusta d'u carritteri
Battini i sunaglieri
I Tintineddi arghjintini
Sò tanti steddi matutini
Attraghjiti o paisani !
Qualchì nova arricarà
Qualchissia purtarà
Versu alti lochi luntani.
Claque le fouet du charretier
Et résonnent les sonnailles
Les clochettes argentines
Sont des étoiles matinales
Accourez ô villageois
Car il apporte une nouvelle
Ou entraîne l'un des nôtres
Vers de lointaines contrées
C.E.
Parolli in biancu è neru / Paroles en noir et blanc, Alain Di Meglio, Cercè Ferrara, Norbert Paganelli, éditions Bord de l'eau, coll. Spondi, octobre 2016, 96 p.
A propos des auteurs :
Né en 1959 et originaire de Bonifacio, Alain di Meglio est Professeur des Universités et directeur du Centre Culturel Universitaire de Corse. Il a publié un premier recueil poétique en 2004 et le second en 2009 qui lui a valu le prix du livre corse. Présent dans de nombreuses anthologies poétiques, il est aussi apprécié pour la qualité de sa prose (Prix du Conseil général de Haute-Corse pour ses chroniques culturelles).
Né en 1959, François Ferrara (Ceccè) est originaire d'Ulmetu et de l'Urnanu. Il s'investit dans les années 1970 dans le "riacquistu", la réappropriation culturelle, en tant que chanteur sacré et profane. Il écrit et publie de la poésie dont un recueil en édition trilingue (corse/français/anglais) et des textes de chanson, dirige la collection "Spondi" et organise, depuis 2014, les rencontres littéraires et vocales "Scontri Maria Leandri" à Propriano.
Né en 1954, Norbert Paganelli est originaire de Sartène où il a passé son enfance. Docteur en Sciences politiques, il a occupé différents postes dans la fonction publique d'Etat tout en publiant, dès 1975, des ouvrages de poésie en édition bilingue (corse/français). Prix de la collectivité territoriale de Corse en 2014, il obtient le prix du livre corse l'année suivante et le prix du Conseil départemental de Haute-Corse en 2016.