"Les Harmoniques" de Gérald Tenenbaum
L'humain est au coeur de cette fiction éclatée riche de personnages, qui épouse le mouvement oscillant de la vie tout en faisant place au lecteur, laissant libre cours à ses rêves et sollicitant sa réflexion. Roman urbain à la tonalité mémorielle mélancolique, vibrant et bariolé tissage de relations et d'échanges, Les Harmoniques nous emmène ainsi aux confins du réel et de l'imaginaire en nous faisant entendre un vaste concerto de destins croisés dont émerge la beauté de rencontres improbables.
Gérald Tenenbaum y explore le champs des possibles offert à quatre héros qu'il lance sur «des sentiers prêts à bifurquer», éclairant certains moments de leur existence où s'ouvre ou se ferme une porte sur l'inconnu, sans que l'on puisse à court terme déceler l'impact véritable de leurs comportements et de leurs choix. Et c'est une autre perception des événements, de la réalité, qui se fait jour. C'est un autre univers qui s'ébauche, interrogeant notre propre rapport au monde.
Venise, l'hôtel Danieli
Cette histoire d'amour et d'amitiés se déroule sur une vingtaine d'années (1993/2015), essentiellement entre Paris et surtout Buenos Aires, avec quelques incursions à Madrid ou brièvement à Tel Aviv, pour se terminer à Venise sur un «accord parfait», aboutissement d'un «long détour», d'un long chemin tortueux vers la lumière. Passant sous silence de très nombreuses périodes, l'auteur a savamment déconstruit son récit pour nous proposer un puzzle narratif réconciliant le destin et le hasard. Et il serait malvenu d'en résumer l'intrigue - dont on ne réalise qu'après coup combien minutieusement elle a été élaborée - tant le lecteur éprouve de plaisir à reconstituer ce puzzle.
La narration commence par la fin. Scindé en deux, le "Lundi 2 février 2015", s'ouvre ainsi sur un premier volet impersonnel et mystérieux nous plongeant dans une atmosphère onirique évoquant L'année dernière à Marienbad, le film d'Alain Resnais. Et cet écrin vénitien ne se refermera que lorsque les seize jours, les seize éclats qu'il contient pourront s'ordonnancer, le second volet scellant alors la rencontre merveilleuse de deux individus une fois les masques dissipés, la vie s'apparentant parfois à un conte de fées.
Et si le déroulement interne des journées retenues s'avère linéaire - hormis quelques flashes-back lorsque le narrateur cède la parole à certains de ses héros se confiant l'un à l'autre ou plonge dans leurs souvenirs - elles s'enchaînent dans un ordre semblant totalement aléatoire.
Tango argentin
L'auteur s'attache à suivre les parcours imprévisibles de deux Français et de deux Argentines de part et d'autre de l'océan, des trajectoires qui seront amenées à se croiser. Et, entre ces personnages et les deux couples d'amis qu'ils vont constituer, on relève certaines symétries.
Rien ne prédisposait Samuel Willar, journaliste au chômage, à rencontrer le mathématicien Pierre Halphen et à nouer avec lui une authentique amitié, si ce n'est peut être leur situation à la marge. Le premier en effet a tendance à sortir des sentiers battus tout comme le second, «avec ses méthodes harmoniques non standard», répugne à emprunter les chemins trop fréquentés par ses collègues. Et si le scientifique semble ailleurs, son ami, lui, se met en retrait du monde, portant en toute saison un imperméable protecteur : «entre le monde et lui, l'enveloppe gris taupe fait office de filtre.»
Le hasard de la rencontre de l'actrice Keïla, une Juive d'origine polonaise dont la soeur jumelle a disparu pendant la "sale guerre" (1), et de Belen, auteure de romans de jeunesse aimant s'inventer des histoires, procède à priori de peu de choses, mais une amitié indéfectible les unira. Une amitié fondée de même sur le partage et l'empathie, la capacité à se mettre à la place de l'autre. Une amitié semblant également un peu déséquilibrée, l'écoute, le souci de l'autre semblant plus vif chez Samuel et surtout chez Belen qui «adoucit la vie de ceux qui la croisent ».
Si l'errance a toujours été le pays de Samuel, Keïla «enchaînée à une histoire qu'elle n'a pas choisie» emporte partout «la musique de l'exil» et, tandis que la romancière façonne «un monde où tout est possible, où les jeux ne sont pas faits», le mathématicien parcourt une «jungle de symboles», «un monde imaginaire dont les lois sont implacables et la topographie instable.» Instabilité qui semble également partie intégrante du monde de Keïla qu'anime tout comme Pierre la faim de comprendre, le besoin de sens.
1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_sale
La Sorbonne
Les villes tiennent une place importante dans le récit. Lieux d'échange, de vie mais aussi de mémoire, ces espaces pensés et remodelés par l'homme au cours des siècles dont l'architecture - les bâtiments comme la voirie - dit beaucoup d'eux, participent du destin des héros dont elles épousent souvent les états d'âme.
Venise, cité mythique intemporelle «entre brume et lagune», cité de rêve et de reflets où le ciel et la mer semblent se répondre, apporte une dimension mystérieuse et lumineuse à la Rencontre Idéale, et Paris et son quartier latin, celui de la diffusion du savoir, met les deux héros français sur le chemin l'un de l'autre à l'occasion d'un colloque à la Sorbonne sur le thème du hasard. De ce hasard qui planifiera aussi «leur face à face dans les doubles allées du jardin du Palais royal».
Attentat contre l'AMIA
Mais c'est surtout la capitale argentine, la ville de Jorge Luis Borges, cet écrivain universaliste hanté par le Temps, qui irradie en profondeur ce roman. Buenos Aires : une ville tendue entre vie et mort à l'image de cette Argentine paradoxale qui fut à la fin du XIXème siècle une Terre promise pour les Juifs orientaux chassés par les pogroms, tout en accueillant après la seconde guerre mondiale des criminels nazis en fuite. «Une pensée triste qui se danse», à l'image du tango.
Capitale culturelle animée, plurielle et colorée, se prêtant aux rencontres mais distillant la mélancolie, elle apparaît comme une sorte de révélateur de la judéité. Car on y ressent particulièrement l'absence, ce manque «au centre du tableau» :
«Il y a tellement de fantômes dans les rues que même désertes elles sont encombrées.»
Les disparus de la "sale guerre" dont on respire partout le souffle y renvoient ainsi à ceux de la shoah que viendra aussi réveiller l'attentat soufflant l'immeuble de L'AMIA (Association mutuelle israélite argentine) (2) le 18 juillet 1994. Et peut-être est-ce «grâce à cette foule compacte de fantômes que nous tenons debout », suggèrera l'une des héroïnes...
2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Attentat_de_Buenos_Aires_en_1994
Le champs des possibles est un univers. Le hasard, c'est ce que nous pouvons en attraper.
En entrelaçant de multiples destins dans ce roman dont la fin et le commencement se rejoignent comme une boucle, Gerald Tenenbaum réussit à figurer cet univers labyrinthique des possibles à la fois fini et sans limites. Le temps dans Les Harmoniques, comme dans la nouvelle de Borges Le jardin aux sentiers qui bifurquent (3), est ainsi moins un axe linéaire unique qu'une texture, une trame de plusieurs lignes qui s'approchent, bifurquent, se coupent ou s'ignorent. Et «la donne est en permanence à remettre en question», le hasard saisi par les personnages et leur faisant emprunter telle ou telle ligne et délaisser les autres ne montrant à chaque fois qu'une facette de cet univers (4).
3) Une nouvelle de son recueil Fictions
4) Et on visualise cet infini des possibles, imaginant ce qui aurait pu être et donner lieu à une autre histoire, un peu comme dans la pièce Intimate exanges d'Alan Ayckbourn adaptée par Resnais (encore !) dans son double film Smoking / No smoking
Le dieu Kairós , fresque de Franceso Salviati (détail)
Il y a dans l'existence des moments-clefs, des noeuds d'instabilité qui condensent le hasard et le réduisent à la dimension d'une tête d'épingle. Un geste de retrait, et rien ne se passe : le chemin se prolonge à l'identique au lieu de bifurquer, les étoiles s'éteignent au lieu d'illuminer, le temps s'épaissit, le destin cristallise.
L'auteur délaisse le "chronos"pour le "kairos" (5) : le "prince des concepts" pour citer Aleph zéro, le premier roman de Jérôme Ferrari inspiré d'une autre nouvelle de l'écrivain argentin (6). Un concept qui n'a pas à voir avec la mesure du temps physique mais avec l'instant et la profondeur du ressenti, et renvoie moins à la chance (même s'il en faut "un tout petit peu") qu'à "l'affût" et à la force nécessaire pour oser saisir l'occasion qui s'offre. Et le roman célèbre de même "l'art de reconnaître l'occasion" et de "profiter des rencontres" : «Oeuvrer à son propre bonheur n'est pas donné à tous. Mais si cela vous est donné, c'est une grande trahison que d'y manquer.»
5) Le dieu grec Kairos est représenté par un jeune homme qui ne porte qu'une touffe de cheveux sur la tête. Quand il passe à notre proximité, il y a trois possibilités : on ne le voit pas, on le voit mais ne fait rien, on tend la main au moment où il passe et "saisit l'occasion aux cheveux", saisissant ainsi l'opportunité.
6) La nouvelle éponyme de son recueil L'aleph
Malgré son éclatement spatio-temporel, Les Harmoniques ne manque pas d'unité car tout le récit épouse le rythme du cosmos et de la nature. De nombreuses notations renvoient en effet aux cycles des jours et des nuits et surtout des saisons, très prégnantes notamment au travers des arbres - symboles de vie en perpétuelle évolution qui assurent le lien entre la terre et le ciel. Le roman est ainsi jalonné de petites touches impressionnistes évoquant ces arbres de nombreuses espèces et couleurs dont la cime cherche la lumière et les feuilles s'agitent sous la brise, ou dont les squelettes «décharnés étendent des phalanges implorantes vers le ciel impavide». Et ces délicates notations mettent les personnages en harmonie avec leur environnement, avec le temps et l'espace.
De manière remarquable, Gerald Tenenbaum - qui est à la fois romancier et mathématicien - a construit une forme romanesque, une structure permettant d'incarner une réalité complexe, instable, et difficilement appréhendable. Et, s'attachant avec beaucoup de bienveillance au quotidien de ses héros, à leurs états d'âme et leurs sentiments, à leurs gestes, il réussit à nous entraîner vers des mondes inconnus et à effleurer l'invisible, l'indicible.
De nombreux thèmes sont abordés dans ce roman qui explore la judéité au travers de l'histoire de l'Argentine ainsi que le monde des mathématiques porté par Pierre Halphen (notamment en comparaison avec celui de la littérature ou du théâtre représentés par Belen et Keïla). Comme le fit Etienne Klein pour les sciences dans Galilée et les Indiens, l'auteur y interroge notre vision des mathématiques, exaltant «la place du subjectif dans cet univers étrange que les profanes imaginent figé dans une rigueur glacée» tout en semblant parfois délivrer sa propre conception de la littérature et de son travail de romancier.
Très riche et dense, Les Harmoniques n'est pas pour autant pesant car Gérald Tenenbaum, dont l'écriture rebondit sur les mots avec beaucoup de vivacité, y adopte parfois une subtile distance comique venant alléger la mélancolie qui en émane et sait alterner rapidement passages narratifs, descriptifs, dialogiques, informatifs ou commentatifs. Et on goûte particulièrement la finesse de son regard, son attention au langage des corps, aux formes et aux couleurs comme aux infimes variations de l'air et de la lumière. On apprécie l'élégance et la pertinence de ses commentaires et ses nombreux aphorismes (7), ainsi que la grande qualité de ses dialogues.
L'écriture, fluide et poétique, intelligente et sensible, témoigne d'un grand souci de la langue. Acérée et elliptique, précise et concise, celle-ci n'est jamais sèche ni froide. Elle s'enrichit en effet de formules imagées et de belles métaphores venant éclairer les choses en profondeur, fait miroiter de nombreux motifs et se colore, se métisse parfois d'italien ou d'espagnol...
7) Ex :"L'empathie est la fille aînée de la gratuité."/ "Tout lieu de mémoire est potentiellement subversif."/ "Plus haut on vise, moins bas on retombe."...
Les Harmoniques, comme le laisse présager son titre, s'avère ainsi une partition équilibrée et complexe variant les timbres et les couleurs, et dont les éléments s'entrelacent et se répondent dans d'harmonieuses symétries. Un roman tout en résonances qui sonne particulièrement juste et fait vibrer le lecteur.
Les Harmoniques, Gérald Tenenbaum, éditions de l'aube, février 2017, 224 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9rald_Tenenbau
On peut lire les premières pages (p.9/11) sur le site de l'éditeur : ICI