"Elisée, avant les ruisseaux et les montagnes" de Thomas Giraud

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Elisée, avant les ruisseaux et les montagnes" de Thomas Giraud

Né en 1830 à Sainte-Foy-la-Grande sur les rives de la Dordogne, quatrième enfant de la nombreuse famille d'un pasteur calviniste et d'une institutrice fouriériste, Jacques Elisée Reclus refusa l'évidence d'un destin tout tracé en devenant géographe au lieu de reprendre le flambeau paternel. Personnage aux multiples facettes, cet observateur amoureux de la nature débordant de curiosité et de projets, ce fantaisiste doté d'une grande droiture morale qui fut aussi un militant et un théoricien anarchiste féru d'éducation populaire et un grand voyageur laissa derrière lui une oeuvre colossale. Une oeuvre abordant la géographie de manière originale qui témoigne de préoccupations écologiques étonnantes pour son époque et fait notamment de lui un précurseur de la géographie sociale.

Outre des écrits politiques, d'autres traitant des moeurs, du végétarisme ou du naturisme, et bien sûr de multiples textes géographiques, ce géographe reconnu s'illustra particulièrement dans la rédaction (à titre alimentaire) de nombreux guides de voyages pour l'éditeur Joanne, publia chez Hetzel deux livres destinés à un jeune public qui ont aujourd'hui conservé tout leur charme : Histoire d'un ruisseau (1868) et Histoire d'une montagne (1880) (1), et s'attela, après son premier grand ouvrage géographique publié en 1868 (2), à une Nouvelle géographie universelle en dix-neuf volumes qui lui prit une vingtaine d'années, avant de conclure par une vaste fresque de l'histoire de l'humanité avec L'homme et la terre (3).

1) Histoire d'un ruisseau s'attache avec émotion aux mille détours d'un ruisseau semblable à ceux qui avaient enchanté son enfance pour décrire le cycle de l'eau comme les multiples activités qui lui sont liées, tout en témoignant de préoccupations écologiques

Histoire d'une montagne, sorti d'abord en feuilleton en 1876/1877, est un traité géographique à la première personne décrivant la montagne et ses paysages qui se double d'une méditation poétique

2) La terre, description des phénomènes de la vie du globe (1868) en 9 volumes

3) L'homme et la terre, une encyclopédie géo-historique et sociale en 6 volumes, établie avec l'aide de son neveu Paul Reclus, qui sera publiée de manière posthume (1905/1906)

 

Elisée Reclus par Nadar (vers 1900)

 

Cet écrivain-géographe libertaire n'aura ainsi eu de cesse d'écrire sa terre, de décrire le monde en cherchant à en embrasser tous les détails sans établir de hiérarchie, et en conservant cet étonnement émerveillé de l'enfance qui transparaît dans son regard sur les photos prises par Nadar, même à un âge avancé.

Et pour son premier roman, Thomas Giraud s'est surtout intéressé à ses années de formation, se concentrant sur l'enfance et l'adolescence d'Elisée Reclus et sur son rapport à la nature, à son père - et dans une moindre mesure à sa mère et à son frère aîné Elie. Il réinvente ainsi poétiquement l'Elisée d'avant les ruisseaux et les montagnes pour montrer comment il «s'est indicipliné», comment il s'est écarté de la voie droite. Il éclaire ainsi la construction d'une pensée, l'éveil d'une vocation et d'une personnalité. Toutes choses qui permettent sans doute de mieux appréhender ce géographe «peu orthodoxe» et cet homme d'une grande humanité ouvert au monde et à l'autre.

 

 

Vieux Saint-Foy (XIIIe siècle), rue Elisée Reclus

 

Des paradoxes enrichissants

 

On est frappé par les paradoxes qui semblent dynamiser et équilibrer la démarche de ce personnage hors du commun. Notamment par cette combinaison de lenteur et de boulimie qui fera de ce «paresseux  solaire» un «savant pointilliste» regorgeant d'énergie et de créativité. Le jeune Elisée a en effet «besoin de la lenteur, du temps perdu». Il sait attendre patiemment, attendre aussi «le temps qu'il faut pour se faire une idée». Il cultive «ce temps intérieur où l'on fait venir à soi la réflexion». Et en même temps son goût «pour la multitude et l'éparpillement» le pousse à collecter le plus d'informations possible. Car il veut embrasser tous les détails dans leur étendue sans rien oublier. Et «son envie d'écrire et de décrire sera immense». Alors en attendant «il prend de plus en plus de temps» et «de plus en plus de notes»

De même, si Elisée «a le goût pour les voyages», c'est que «paradoxalement il aime avec passion les lieux de son enfance», ce foyer familial qu'il ne rejoindra pourtant qu'à l'âge de huit ans, ayant été auparavant élevé par sa grand-mère. Il lui faut en effet «un point de départ» pour s'éloigner, ce qu'il fait d'abord au cours de ses multiples promenades autour de la maison. Puis c'est ce premier voyage à douze ans, essentiellement en diligence, pour rejoindre Elie à Neuwied en Allemagne, au collège piétiste des Frères Moraves préparant au pastorat. Un collège où il s'ennuiera et qu'il quittera deux ans plus tard pour revenir à pied vers les siens en passant par la Belgique, retour qui sera déterminant pour sa vie.

Et tout au long de cette vie où il connaîtra aussi l'exil (4), il reviendra dans ses lieux d'enfance (5) pour «prendre de l'élan». Pour «s'appuyer pour partir vers l'inconnu», semblant toujours rayonner en allers et retours autour de ce point originel.

4) Ses convictions politiques le forceront à quitter la France entre 1852 et 1857 (pour Londres et l'Irlande puis La Nouvelle Orléans) et il connaîtra, pour sa participation à la Commune en 1871, la prison et le bannissement en Suisse

5) Des lieux d'enfance qui se partagent en fait entre Orthez (Béarn) où résidait sa famille quand il la rejoignit à huit ans, et Sainte-Foy (Gironde) où, après être revenu d'Allemagne à Orthez à 14 ans, il alla préparer le bac dans un collège protestant de 15 à 18 ans , en résidant alors chez sa tante maternelle

 

Illustration de Léon Benett pour Histoire d'un ruisseau

 

Une mystique de la marche

 

Cet Elisée aux semelles de vent musarde et ne marche pas comme son père «qui ne fait que traverser sans s'arrêter»  et n'apprend rien sur les choses ni sur les hommes. La marche chez lui développe une relation fusionnelle avec la nature, il accorde ses pas à sa respiration profonde, à son rythme, au temps des choses. Et «il persiste à penser que la beauté n'est pas le fait des hommes mais seulement de la nature», peut-être «organisée ou par Quelqu'un ou Quelque chose», entretenant «un rapport mystique aux animaux dans la grande conception qu'il se fait du monde».

Il y a du Rousseau dans ces promenades solitaires où le héros observe et herborise, percevant «des poussières d'autre chose», ramassant des cailloux comme autant de trésors pour s'approprier sa terre. Des promenades, des voyages pour «apprivoiser l'inconnu» qui sont aussi matière à réflexion sur l'homme et son rapport avec le monde.

Du Giono aussi qui parcourut inlassablement sa Provence natale voyant dans ses hauts plateaux des "esplanades à méditation", des "paliers métaphysiques" montant "vers l'essentiel". Un Giono qui dans ces textes mineurs regroupés dans le recueil Provence fait aussi l'éloge du silence, "cet animateur de l'âme", et de la lenteur qui permet d'apercevoir ce que ne verra pas l'automobiliste.

 

Du regardeur attentif et passionné à l'écrivain-géographe

 

Si au début Elisée prend frénétiquement des notes uniquement pour lui, pour s'approprier le monde et essayer de «comprendre ce qu'il voit», puis pour «essayer de se souvenir, de reconstruire ce qu'il voit», ce sera ensuite également pour tenter «de faire comprendre ce qu'il voit ou comprend», et très vite de partager ces connaissances avec le plus grand nombre :

«Son ambition : raconter pour le plus grand nombre  plutôt que d'exposer pour un aréopage de connaisseurs». «Faire découvrir». «Donner envie».

La nature est pour lui pourvoyeuse d'émotions, la géographie pas une simple science - et son regard passionné, émotif, à une époque scientiste semble plutôt décalé. Il décrit ainsi les choses «au départ techniquement» complétant ensuite «de façon assez imagée», traduisant les paysages comme un peintre ou un poète, faisant à la fois de la géographie et de la littérature.

 

 

Loin de s'être lancé dans une biographie romancée exhaustive, Thomas Giraud pénètre par la fiction l'intimité d'Elisée (et de ses proches) pour imaginer, pour saisir ces moments qui déterminèrent le géographe et l'homme qu'il fut, un peu comme le fit Salim Bachi, se glissant lui dans la peau du jeune Camus dans Le dernier été d'un jeune-homme pour saisir ceux qui déterminèrent son destin d'écrivain.

Sachant prendre son temps, son narrateur nous raconte, nous décrit le cheminement du héros en adoptant le rythme sinueux et redondant de ses pérégrinations grâce notamment à un va-et-vient entre un vivant présent de narration et de constantes anticipations au futur reliant l'évocation de sa jeunesse à son parcours à venir. L'auteur joue de plus fortement des récurrences : de répétitions venant scander ou ponctuer le récit (5) ou de leitmotive (6) enrichis tout au long de la narration qui semblent aussi souvent traduire ces points d'ancrage d'Elisée. Des points d'ancrage qui, en s'affinant, sous-tendront son émancipation du père et la formation d'un destin singulier.

5) Comme ces réflexions d'enfants, ces «bouts de pensée» en suspens d'Elisée répondant aux «frustrations et aux tiraillements» résultant de son antagonisme avec son père, ou les modulations sur la nécessité de la prière («Il vous faut beaucoup prier/ Il vous faut prier beaucoup/ Tu pourras beaucoup prier»...) concluant les discours de ce dernier...

6) Les principaux étant ceux tournant autour de de la tristesse et du sentiment de culpabilité du père, de l'importance des détails et de la non-hiérarchisation des choses ou de l'attente, du besoin de temps ...

Et on est d'emblée emporté par cette écriture précise et nuancée emplie de sensibilité et teintée d'une légère dérision. Par ce style simple, harmonieux et lumineux dont il émane une apaisante et rayonnante sérénité, qui réussit à nous rendre très proche et attachant ce personnage d'Elisée, avant les ruisseaux et les montagnes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Élisée, avant les ruisseaux et les montagnes, Thomas Giraud, éditions La Contre Allée, octobre 2016, 130 pages

 

A propos de l'auteur :

Thomas Giraud, né en 1976 à Paris. Docteur en droit public, il vit et travaille à Nantes. Elisée, avant les ruisseaux et les montagnes est son premier roman dont on peut suivre le journal de chantier sur le site remue.net

 

EXTRAIT :

 

On peut lire les premières pages (p.3 à 7) sur le site de l'éditeur : ICI

 

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Publié dans Fiction, Biographie

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