"Climats de France" de Marie Richeux

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Climats de France" de Marie Richeux

Après Achille, récit revisitant le mythe du célèbre héros grec qui reçut le Prix Littéraire des Grandes Ecoles en 2015, ce troisième livre de Marie Richeux (présenté par l’éditeur comme son premier roman) s’avère une très belle réussite.
Alors qu'elle découvre adulte une Algérie avec laquelle elle pensait n'avoir aucun lien et se trouve «
au milieu de l'immense cour aux deux cents colonnes» de Climat de France
(1), Marie est saisie d'une émotion intense, d'un paradoxal sentiment d'étrangeté et de familiarité. Et ce n'est que plus tard qu'elle apprend que ce bâtiment est l'oeuvre bâtie par Fernand Pouillon juste avant qu'il n'entreprenne la construction de cette «citée heureuse» où elle a grandi en France, si différente au premier abord dans sa conception.
Jusqu'où un bâtiment, «
par ses espaces, ses sons et ses circulations», peut-il «conditionner la forme d'une existence», peut-il influer sur notre rapport à l'autre et au monde ? Comment les lieux d'enfance déposent-ils en nous ? Cela est sans doute impossible à préciser mais peut-être ce livre nous en donne-t-il une idée.

1) Ce grand ensemble monumental rêvé par le célèbre architecte Fernand Pouillon et réalisé en 1957 sur les hauteurs de Bab El Oued grâce à Jacques Chevallier, le maire d'Alger de l'époque

La cité heureuse, Meudon-la-forêt

Si Marie Richeux partage beaucoup de choses avec son héroïne – et notamment  le fait  d'avoir grandi à Meudon-la-forêt dans une tour construite par Fernand Pouillon -, Climats de France ne se veut pas pour autant un récit autobiographique. L'auteure, adoptant le recul donné par la fiction, confie en effet très rapidement la narration au personnage de Marie. Une narratrice qui non seulement se raconte mais qui évoque la vie de son ancien voisin de palier Malek, un Algérien arrivé en France au début de ce qu'on n'osait appeler la guerre d'Algérie, tentant de rompre ce silence autour de la guerre et de son pays d'origine.

Bien documentée et multipliant les angles de vue, elle reconstitue de plus en parallèle les rudiments de la pensée et les enthousiasmes du grand bâtisseur, retournant dans cette cité qui l'avait tant impressionnée et partant même à la recherche des carrières ayant fourni cette fameuse pierre - matériau noble de construction bravant le temps qui passe -, tout en éclairant les contraintes et le coût de sueur et parfois de sang du chantier.
Et au travers de ces trois histoires individuelles s’inscrivant dans l’Histoire collective de part et d’autre de la Méditerranée, l’auteure, remontant à la source pour faire la lumière, entremêle les voix du passé et du présent de manière apaisée dans un roman polyphonique fragmenté à la structure non linéaire, approchant par petites touches la «
partition complexe» de la vie.

La mémoire des morts

«Climat de France a été un fond d’écran d’ordinateur, une photocopie pliée dans ma poche, une image que je n’étais pas certaine d’avoir vue. jusqu’à ce qu’elle se fasse réveiller par des souvenirs de chants pour les morts. C’est que la pierre qui pleure a traversé les années (…) Elle a tenu, et avec elle les histoires tues de violence et de guerre.»

 

Climat de France, Bab El Oued

«La première pierre» de ce livre fait résonner dans la nuit le chant des morts. Et ce chant oublié mais resté gravé dans le corps de l’héroïne comme dans la pierre de l’immeuble de son enfance, tant il fut ressenti profondément, semble charger la narratrice d’un devoir de transmission. C’est le passé, ce sont ces morts qui furent si vivants qui parleront ainsi au travers elle. Et ce livre mémoriel à la fois sombre et lumineux évoquant la violence, la guerre et la drogue, comme l’amour et la joie simple des «vies ensemble» ignorante des frontières, devient alors un lieu émouvant de rencontre entre les vivants et les morts. Il dit la douleur mais aussi la beauté de la vie. Et sur cette première pierre semble s'ébaucher «le seul visage du futur» envisageable, celui des utopies qui font avancer :  

«La première pierre pèse de l’espoir, comme le premier tas de sable sur le bord d’une mer que l’on croit pouvoir repousser.»

Le corps du livre se laisse de même traverser par toutes ces voix permettant d’appréhender les choses aussi de l’intérieur, le dispositif choisi, refusant toute chronologie, mettant à égalité celles du passé et du présent. Et les soixante-deux courts fragments personnalisés, localisés et datés (de mai 1953 à décembre 2016) qui le composent sont séparés par des paliers de blanc qui ménagent des silences pour mieux entendre les morts murmurer :
«
Les morts sont dans ma vie comme un chant tout bas.
(…) Les morts restent dans nos vies comme sur le palier.
»

Avec un regard ou plutôt une oreille de poète, Marie Richeux orchestre ainsi avec humilité, sincérité et simplicité le bruissement subtil du monde.

 

Climats de France porte l'empreinte du goût de l’auteure pour l'expression radiophonique permettant la rencontre du silence et de la parole. Comme son héroïne, elle a compris très jeune la «puissance de la radio». Tout en poursuivant des études de sciences sociales (qui l'amenèrent à s'intéresser à la place du silence dans la transmission intergénérationnelle des familles venues du Maghreb), elle anima en effet dès 2010 sur France Culture l'émission quotidienne Pas la peine de crier (qui fut rebaptisée Les nouvelles vagues en 2014). Une expérience radiophonique dont elle tira un recueil de courtes fictions (Polaroïds, S. Wespieser, 2013).

Dans un entretien avec les Inrocks du 24/08/14, elle dit de plus l'importance de sa découverte des livres de Marguerite Duras, de La vie matérielle et de La pluie d’été. Et nous retrouvons dans ce roman cette polyphonie intime creusant les silences et rendant la mort plus présente comme, notamment dans les conversations à bâtons rompus de Marie et de Malek, l'attachement durassien à la banalité hétéroclite de la parole dont émerge parfois ce qui échappe :
«
C’est ainsi que nous avançons tous les deux depuis deux ans, les yeux dans les yeux et à l’aveugle.»

Naviguant d’une rive à l’autre, Marie Richeux parcourt dans ce roman plus d’un demi-siècle, nous faisant entendre les voix singulières de ces hommes et femmes divers qui, du plus célèbre au plus modeste, semblent primer pour elle sur l’Histoire qui les a traversés. Climats de France nous apporte ainsi un autre regard sur cette époque, distillant longtemps sa petite musique après que l’on en a achevé la lecture. Une musique lancinante mais consolatrice au parfum de saudade qui marie la nostalgie et l’espoir.

 

 

 

 

Climats de France, Marie Richeux, Sabine Wespieser, 24 août 2017, 281p.

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie_Richeux

 

EXTRAIT :

 

On peut lire les premières pages du livre (p. 9 / 19) sur le site de l'éditeur : ICI

 

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Publié dans Fiction, Récit - carnet...

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