"Marguerite n'aime pas ses fesses" de Erwan Larher
Marguerite n'aime pas ses fesses est une fable caustique et ludique à l'ironie mordante qui se mue en thriller rocambolesque et nous offre en son miroir le reflet de notre monde de faux-semblants. D'une société narcissique cultivant l'exhibitionnisme et le voyeurisme, immature et irresponsable, totalement pervertie par la recherche de jouissance individuelle jusqu'aux plus hautes sphères du pouvoir.
Dans ce cinquième roman vertigineux et jubilatoire époustouflant de maîtrise, dont les personnages hauts en couleurs ne manquent pas pour autant d'épaisseur, de complexité ni de mystère, Erwan Larher se livre à un véritable feu d'artifice littéraire qui vient secouer notre apathie.
Ne se résignant pas à la fatalité, refusant de voir dans cette «planète malade» "le meilleur des mondes possibles", il y propulse un nouveau Candide (1) sous les traits d'une attachante Marguerite - dont la silhouette annonce sans doute l'âme. Une héroïne trentenaire apparaissant dans son entourage comme la dernière représentante de valeurs périmées, à qui sera offerte l'occasion d'un sursaut lui permettant de changer sa vie, à défaut de pouvoir changer le monde.
1) Comme le héros éponyme du conte philosophique de Voltaire (Candide ou l'optimisme), Marguerite dévoile les dérives de notre monde et les travers de ses contemporains, progressant dans son parcours en apprenant à leur faire face avec lucidité et trouvant à sa modeste échelle une voie d'accès au bonheur : cultiver son jardiné

Dès l'incipit éponyme se présentant comme «le début hypothétique d'un roman qu'elle n'écrira jamais (elle est trop nulle)», Erwan Larher, emboîtant le pas à Marguerite, se lance dans une vertigineuse mise en abyme.
Marguerite «se pense nulle dans plein de domaines, des fesses à l'écriture». Incapable de s'affirmer, dévalorisée par ses proches, des jouisseurs prompts à l'exploiter car elle n'ose dire non, rétrograde et romantique aux dires de ses amies délurées, elle peine à s'insérer dans la société de son temps.
Totalement dépourvue de libido mais non d'imagination, cette jeune femme n'aime ni parler "cul", ni «les scènes de sexe dans les romans» bien que les livres soient les seuls à pouvoir la transporter - même s'il lui devient de plus en plus difficile de trouver son content dans ces romans qui emballent les prescripteurs ou dans les «textes abscons, expérimentaux» de la «Littérature, majuscule de rigueur».
Alors, s'écrivant en rêve un roman où elle s'imagine en mère comblée à la tête d'une joyeuse famille et en romancière à succès, elle se contente de Jonas, féru d'informatique travaillant soi-disant à l'élaboration d'un jeu vidéo qui vit en fait à ses crochets : un mec «ni mieux ni pire qu'un autre» n'ayant au moins rien, croit-elle, d'un obsédé sexuel. Et elle vivote en effectuant quelques menus travaux littéraires occasionnels et mal payés pour le compte d'un grand éditeur, de journalistes ou de commerciaux.
Jusqu'au jour où sa vorace éditrice la charge d'aider un ancien Président de la République, Aymeric Delaroche de Montjoie, à écrire ses mémoires, expérience qui la transforme : «Depuis qu'elle bosse sur le bouquin de Delaroche, ce n'est plus la même. Plus virulente, les épaules moins rentrées.»
Marguerite en effet retire un immense plaisir de ses séances avec l'ancien président. Aymeric, «vieux gâteux libidineux et pourtant classe», est le seul à s'intéresser à elle, à l'écouter et à la voir, comme le faisait son père disparu quand elle avait dix ans. Un vieillard avec lequel elle se sent en confiance, qui lui parle sans cesse de sexe et qui va la révéler à elle-même, «Dady Aymeric» initiant même sa «vilaine petite fille» à la jouissance, réveillant ainsi sa libido. Et plus largement son appétit de vie et d'écriture.
Mais le vieillard parle trop, ce qui pourrait s'avérer dangereux. Il lui raconte les nombreuses affaires dans lesquelles il a trempé, évoquant parfois une mystérieuse Nina qui semble le tracasser, et notamment un manuscrit dont tout semble partir. Une romancière poseuse de bombes (2) au roman inachevé dont toute trace devait être effacée et à la recherche de laquelle elle va partir.
Car ces informations intéressent au plus haut point Jacek, l'amant de sa mère, un flic un peu fasciste et raciste traquant sans succès l'organisation qui depuis vingt-sept ans «dézingue des ripoux dans la sphère politique», et qui l'incite à questionner Delaroche. Et voilà que démarre «une vraie enquête dans sa vie ! La voilà personnage de roman, secondaire, certes.»
2) Qui n'est pas sans rappeler la sulfureuse héroïne à laquelle s'adresse le narrateur de L'abandon du mâle en milieu hostile
Aymeric lui aurait-il ainsi suggéré «l'intrigue de son prochain roman. Un polar dans les allées du pouvoir, un roman un peu chaud» ? Toujours est-il que sa vie en est changée :
«Les mots. Ils ont déclenché le corps. Ils commandent sa vie. Elle n'est que mots. Un roman en train de s'écrire ? Ce chapitre-là la sidère et la chavire. Il ne s'est peut-être rien passé. Il s'est passé ce qu'elle racontera s'être passé».
Les protagonistes de ce roman où l'apparence ne coïncide pas avec la réalité, à commencer par l'héroïne, sont des personnages disjoints qui chacun à leur manière mènent à l'insu des autres une double-vie - un thème qui était déjà très présent dans le troisième roman de l'auteur, L'abandon du mâle en milieu hostile (Plon, 2013). Mais c'est quoi, au juste, la vie ?
Marguerite qui dissocie son corps de son esprit s'est réfugiée très tôt dans les livres car «si la vie c'était parler des garçons avec les filles de son âge, très peu pour elle !». Elle mène en parallèle une vie rêvée tout en refusant de voir la réalité, à l'instar de son compagnon. Exhibitionniste sexuel accroc aux sites pornographiques participatifs et aux "sex chats", Jonas cache sa part sombre et s'enferme dans le déni : «le porno, très peu pour lui, il cherche des filles naturelles, quotidiennes».
Billie, sa mère - qui veut paraître plus jeune qu'elle ne l'est - travestit en permanence la réalité et réinvente son passé. Le flic Jacek enquête en secret pour son propre compte. Et tous ses contemporains et ses amis si merveilleux sur Facebook semblent achever de déboussoler Marguerite : «On dirait qu'il leur arrive à tous des trucs formidables (...) Elle a le sentiment fugace de vivre pour de faux».
Quant aux politiques gravitant (ou ayant gravité) autour de Delaroche, des personnages importants de l'Etat au simple député, ils semblent ne nous montrer que la facette factice de leur vie : «Il m'est arrivé de voir deux députés qui s'étaient écharpés le jour-même à l'Assemblée besogner une fille ensemble quelques heures plus tard», lui confie ainsi Aymeric.

Dans ce monde de l'apparence «qui n'est que double-fonds, escaliers dérobés», où l'image et le virtuel accroissent leur empire de manière inquiétante, dans cette société immature et décomplexée où le nombrilisme et la satisfaction des pulsions semblent primer, Erwan Larher tourne en dérision les comportements quotidiens de ses contemporains, leurs multiples travers, obsessions et addictions, des plus dérisoires aux plus graves. Et par un effet de loupe ne faisant que grossir ce que l'on ne voit pas toujours ou refuse de voir, il s'approche de la vérité de la vie.
Il dépeint notamment avec humour ce monde littéraire qu'il connaît bien, ses éditeurs et ses auteurs, ses salons et ses prix littéraires, ses blogueurs et ses lecteurs, n'épargnant personne dans cette chaîne du livre. Et il explore surtout la déchéance du politique au travers de la puissance destructrice des pulsions sexuelles et des ravages du vieillissement, de la sénilité, dressant un portrait terrifiant et délirant de ce monde pitoyable de «bateleurs» corrompus et d'obsédés dont la conquête du pouvoir sert avant tout à assouvir la jouissance dominatrice.
Un portrait explosif aussi car mêlant à la fiction de nombreuses données factuelles, l'auteur jouant avec brio du roman à clés – certaines ouvrant plusieurs portes comme pour le vieux Delaroche réunissant en son sein au moins trois anciens présidents. L'auteur s'offre ainsi le plaisir de broder sur des personnages aisément reconnaissables tout en rappelant leurs forfaits, ne s'interdisant pas de plus de citer les noms de quelques personnalités en éclairant leurs facettes peu recommandables, et allant même jusqu'à liquider le «couple Balkany, qui régnait sur les hauts de Seine, empoisonné au restaurant quinze mois auparavant», sans doute par «Monsieur Propre» !
«Si l'action politique est vaine, non par essence mais à cause des hommes politiques qui la conduisent, comment agir ?»
Cette question qui «traversait le roman inachevé de Nina» traverse bien entendu celui d'Erwan Larher qui dénonce l'apathie politique au travers du gauchiste Jonas dont «la participation citoyenne se limite à critiquer et vitupérer devant la télé».
Et il semble que pour l'auteur la littérature soit un instrument d'action politique, une bombe pacifique capable d'ouvrir des brèches et d'apporter un espoir de changement, au moins dans notre manière de vivre ensemble.

Erwan Larher se livre à un exercice de style qui n'a rien de vain utilisant toutes les ressources de la langue pour nous bousculer et nous surprendre, pour raccorder le visible et l'indicible et affirmer, semble-t-il, sa croyance au pouvoir du roman, au pouvoir de l'imagination et des mots. Et, jouant tant de la virtuosité du montage que de la richesse bariolée d'un lexique laissant place à l'invention verbale, il mène ce roman d'une écriture resserrée sur un rythme trépidant, bondissant et virevoltant, décalé et chaloupé, embrassant ainsi notre monde sous ses multiples facettes.
La narration pénètre les monologues intérieurs des personnages, variant sans cesse les points de vue, l'auteur suivant en cela les conseils donnés par Aymeric à Marguerite : «Marguerite, vous n'écrirez jamais rien de bon si vous voyez tout seulement avec votre regard. Essayez de mettre en perspective » !
Maître de l'ellipse à la manière inventive d'un Deville (Michel, le cinéaste) dans son film érotico-policier Péril en la demeure, il accélère encore le tempo narratif et rapproche ce qui est disjoint, établissant des passerelles entre ces mondes qui ne coïncident pas, qui habituellement ne communiquent pas. Et dans le même temps son art consommé de la parenthèse brise l'uniformité apparente en introduisant une autre voix, plus intime et critique, voire discordante.
Il révèle et embrasse de même ces décalages en faisant se côtoyer imparfaits du subjonctif et tournures familières et jonglant avec les registres de langues – et même avec les langues (recourant volontiers à l'anglais) -, mélangeant termes argotiques et recherchés, vieillis et spécialisés, aimant jouer sur les mots et "néologisant" à plaisir. Et il choisit pertinemment les mots du sexe, évitant toute vulgarité dans le traitement des scènes scabreuses un peu "hard". Il raille ainsi l'indigence de la langue de Jonas sur son site porno anglophone, soulignant souvent ses pauvres obsessions en les décrivant avec une froide précision et en n'hésitant pas à recourir au vocabulaire anatomique. Tandis que les orgies racontées par Delaroche prennent au contraire une ampleur hallucinée et se parent d'une luxuriante et joyeuse vitalité digne d'un Miller (Henry et non Arthur).
Dans ce combat des mots contre l'image dans lequel semble s'être lancé l'auteur, c'est bien l'ancien monde qui l'emporte : «l'écriture, les livres (...) tout ça. L'ancien monde», ce n'est pas fini ! Ce sont bien les mots d'Aymeric qui font accéder l'héroïne à la jouissance et enfantent sa métamorphose.
«Des phrases. Seulement des phrases. Peut-on en faire surgir l'émotion ? Que pèsent-elles face aux images du journal télévisé ?», s'interrogeait Marguerite «seule devant sa psyché, avec son cul trop plat». Nul doute que ce roman apporte la preuve de leur pouvoir.
Et Erwan Larher termine magnifiquement Marguerite n'aime pas ses fesses par une chute ouverte, son héroïne semblant porter en elle toutes les promesses de son roman. Le roman d'un grand artificier.

Marguerite n'aime pas ses fesses, Erwan Larher, Quidam 2016, 260 p.
http://www.quidamediteur.com/auteurs/larher
On peut lire les premières pages (p. 9/25) : ICI