"Monarques" de Philippe Rahmy

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Monarques" de Philippe Rahmy

Herschel me hante, comme me hante mon père, comme l'histoire des Juifs et des musulmans ne cesse de s'écrire, mêlant les voix des morts à celle des vivants.

En 1938, le jeune Herschel Grynszpan (1) qui a fui l'Allemagne nazie et réside illégalement à Paris en attendant de pouvoir gagner la Terre Sainte tire cinq coups de revolver sur le secrétaire de l'ambassade d'Allemagne Ernst vom Rath. Un assassinat qui joua un rôle dans le déclenchement du pogrom de "la nuit de cristal" (2), prélude à l'extermination des Juifs d'Europe décidée par l'Etat allemand quatre ans plus tard.

1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Herschel_Grynszpan

2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Nuit_de_Cristal 

C'est à Paris que Philippe Rahmy croise pour la première fois le nom de cet adolescent juif polonais, ce jour d'automne 1983 où il apprend que son père Adly, Egyptien musulman et fermier suisse marié à une Allemande luthérienne (sa mère), est à l'agonie. Deux histoires pourtant très différentes sont ainsi «mises en présence par le hasard», comme si «la vie lui envoyait un signe». Bien difficile à déchiffrer.

 

La nuit de Cristal, 9/10 novembre 1938

 

C'est peut-être cette «époque lourde» dans laquelle nous sommes entrés, où «l'esprit des années trente revient» et où s'amorce «la promesse du pire», qui raviva chez l'auteur ce projet d'écriture qui l'habitait depuis trente ans. Et pour éclairer cette courte vie liée à la mort de son père disparu prématurément, «comme il se souvient de sa propre enfance», il décida de se rendre en Israël, cette terre désirée qu'Herschel n'atteignit jamais, sans savoir vraiment ce qu'il venait y chercher.

Si Monarques  s'inscrit ainsi dans les ruines de l'histoire et dans la sombre actualité de notre époque, Philippe Rahmy y dépasse la colère et le désespoir pour indiquer une autre voie tournée résolument vers l'autre, vers la compassion - voie déjà amorcée dans son roman Allegra (3). C'est un livre hybride dont les récits imbriqués, agrégés par ce voyage à Tel-Aviv qui s'avérera capital, mêlent passé et présent, réalité, souvenirs et fiction, et qui tient tant de la biographie romancée que de l'autofiction. Un livre dans lequel l'auteur réinvente avec une infinie délicatesse cette histoire d'Herschel Grynszpan unie à la grande Histoire collective mais aussi celle de son père Adly Rahmy, revisitant une riche et complexe histoire familiale nourrie de départs, de retours et d'accueils. De migrations.

3) Roman sorti en 2016 chez le même éditeur, où le partage de la souffrance, cette clé d'accès à l'autre, apparaissait comme consolateur, permettant d'éviter que le mal soit l'unique réponse

 

Tel-Aviv
Transcender les frontières

 

«Le monarque est l'emblème des rêveurs, car il est pur désir de voyage.»

Empruntant son titre à ces beaux papillons grégaires migrateurs dont les ailes légères accrochent la lumière, ce livre «étirant le temps et l'espace» et remontant aux nombreuses origines de l'auteur sur trois générations et deux continents nous convie au voyage.

C'est un livre transcendant d'abord toutes les frontières entre les hommes, exprimant tout du long un intense sentiment de fraternité.

Le monde de Philippe Rahmy s'ouvre ainsi à l'étranger dans lequel il ne voit qu'un homme vivace et vulnérable comme lui, ce qui nous relie aux autres étant bien plus fort que ce qui nous en différencie. Une vision humaniste s'imposant avec une subtile simplicité dans cet avion l'emportant vers Israël :

«Et notre petit groupe de passagers, si vulnérables dans l'air, hommes et femmes bercés par le bruit sourd des réacteurs. Des visages relâchés livrant leur intimité, se montrant tels qu'ils sont sous le masque, dans ce dortoir suspendu au-dessus du vide, tous ces corps, épaule contre épaule».

L'auteur s'y identifie fortement à Herschel, ce frère qui chemine constamment à ses côtés : «Si j'avais été toi, le Juif polonais, si tu étais né Arabe de cristal (4), nous aurions balancé des gadins sur le monde, conchiés le sens des responsabilités et des réalités». Et il souligne le côté aléatoire d'une identité, d'un destin, ne sachant ce qu'il aurait pu devenir sous d'autres cieux ou confronté à d'autres événements. Une perception de l'autre et de soi induisant un rapprochement, une proximité, qui amène la compassion à supplanter le jugement.

4) Allusion à sa maladie, dite "des os de verre"

Difficile certes d'aimer son prochain comme soi-même ou ses enfants - le grandiose message chrétien se montrant quasiment impossible à mettre en pratique ! –, mais on peut se contenter de cette miséricorde prônée par l'islam de tolérance que pratiquait son père : une vertu première «à la portée des êtres humains». Une vertu qui est la seule chose que nous pouvons opposer à l'existence de ce mal toujours prêt à renaître : 

«Parmi ces enfants [qui "visitaient" Auschwitz], se tenait celui qui apprenait à reconstruire la machine d'abjection. Un enfant parmi les autres, que je n'ai pas reconnu, mais dont je sentais la présence, un enfant debout parmi les autres, silencieux et qui avançait les yeux ouverts, contemplait les vitrines, comptait lentement les meurtres à accomplir».

Et l'auteur, contemplant les statues d'Harmodios et de son amant Aristogiton, meurtriers «honorés comme les pères de la démocratie»  qu'un dallage noir et blanc «transforme (...) en pions d'un jeu d'échecs monumental», interroge la frontière floue du bien et du mal comme la culpabilité et la responsabilité de l'homme au travers de son jeune héros : «En dépit du bien fondé de ses motivations, un meurtrier ne peut-il jamais être considéré comme un innocent ?»

Dans ce Monarques imprégné de la douloureuse conscience de la finitude de l'homme et de l'existence du mal, c'est surtout la frontière séparant la vie de la mort, celle de cette dernière migration, qui semble vaciller. L'auteur - qui avoue avoir moins bien connu son père de son vivant qu'il ne s'en est rapproché depuis sa mort - pénètre en effet dans ce royaume mystérieux, s'attachant à «traduire ce silence qui survit à la disparition des corps». Et, tout en redonnant au passé la force du présent, il rallonge ainsi la vie de tous ces morts proches ou étrangers qui peuplent son roman.

 

Derwiches tourneurs

Derwiches tourneurs

 Il arrive qu'un nuage de papillons traverse le soir, une forme mouvante d'air et de soleil, comme une dernière proposition de la lumière. On est alors consolé de sa tristesse. Qu'on soit croyant ou non croyant, on éprouve le lien archaïque entre l'homme et l'éternel.

Un livre porté par un élan mystique

 

Tout ce livre révèle une présence impersonnelle et muette sous-jacente et résonne d'une attente - qui se manifeste dès le premier chapitre évoquant l'enfance de l'auteur marquée par cette maladie incurable des os de verre : «Elle se tient, verte et violette au pied du Jura, forêt de longue attente si souvent contemplée par la fenêtre quand j'étais trop faible pour quitter mon lit. Forêt profonde, impénétrable, terre de personne et terre promise.»

Un livre aspirant à cette clarté éclairant faiblement le mystère d'un au-delà, et dont Philippe Rahmy saisit les éclairs fugitifs. Un livre tendu vers une apaisante harmonie dans «l'union heureuse des contraires» : «le ciel nocturne, la terre enneigée, contraires et complémentaires». Qui marie ainsi force et faiblesse, joie et tristesse, laideur et beauté, transcendant la colère face à la souffrance et à la mort en les accueillant et les magnifiant par son écriture comme dans ces sublimes pages sur l'agonie du père - qui à elles seules font de Monarques  un grand livre :

«A mi-chemin entre la salle de bains et sa chambre, il faisait halte sur le palier, jambes flageolantes. Je m'approchais. Il levait la main, toisait le vide. A cet instant, plus que jamais, je le trouvais grand. Puis il reprenait sa marche boitillante, tirant sur sa bouteille à oxygène sur roulettes, humide et grise comme une pierre tombale.».

«Il cherchait son souffle à la manière des poissons vendus à la criée, arrondissant la bouche, la fermant, la rouvrant. Il avait conservé son visage de médaille, mais la maladie l'avait couvert d'une pellicule visqueuse qui lui donnait l'apparence du jambon sous cellophane.»

«Elle noue une serviette autour de la tête de son mari, car sa bouche commence à s'ouvrir, dévoilant ses pauvres dents de fumeur. La serviette lui fait comme des oreilles de lapin. Son allure grotesque a quelque chose de beau.»

Semblant vouloir ressembler à «ces enfants tibétains venus au monde avec un sourire de mélancolie heureuse qui ne les quitte pas du berceau jusqu'à la tombe», l'auteur s'empare du pouvoir des mots, multipliant ainsi les facultés de perception d'un «salut», comme les monarques savent percevoir «une zone invisible mais réelle, à des milliers de kilomètres au-delà des montagnes et de la mer, un éden capable d'accueillir leur migration».

 

Je glisse d'une réalité à l'autre, de l'écriture vers l'affirmation muette du quotidien, et je reviens de ce silence au mystère du langage. L'amour est mon seul besoin, un amour troué, disloqué, mais obstiné, tout entier ramassé dans la littérature, notre petite éternité avant la mort.

Le levier des mots 

 

Toute l'entreprise de Philippe Rahmy, qui est avant tout poète, passe en effet par le pouvoir de ces mots capables d'éclairer le mystère de la vie et de la mort, de «dévérouill[er] l'impossible». Par la croyance en une littérature capable de rétablir un certain équilibre, et semblant le seul remède au mal, à la souffrance et à la mort.

Avec une grande sensibilité poétique portée par une plume sobre, économe, l'auteur explore le monde au-delà des apparences. Ses nombreuses descriptions, jamais gratuites, n'induisent aucune pesanteur. Attentif aux lieux et aux choses comme aux hommes, dans leur banalité, leur trivialité, il sait éclairer certains détails, isolant, grossissant ainsi leur étrangeté révélatrice, notamment dans des phrases juxtaposées, ne nécessitant aucun commentaire :

«Bon nombre de voyageurs pianotent sur leur smartphone. Une musique d'ambiance trop forte baigne le hall. L'escalator menant à l'étage ramène inlassablement un sac plastique coincé entre deux marches, qui se déchiquette un peu à chaque passage.»

Des descriptions qui ne sont pas pour autant avares en comparaisons (et dans une moindre mesure en métaphores), saisissantes dans leur simplicité et leur fraîcheur, qui font surgir des images fortes porteuses de sens. Comme celle de cette Egypte de 1913 que découvre sa grand-mère berrichonne au côté de son grand-père Ali : «Par dessus ces nappes d'air cristallisé se dressent les minarets. L'Egypte ressemble à un insecte cloué au sol par la chaleur, dont les antennes stupéfiées chercheraient un moyen de s'évader.»

Il n'a pas son pareil pour saisir d'un trait vif et sûr une atmosphère, l'âme d'un lieu, notamment celles de cette ville actuelle de Tel-Aviv, ou de cette laverie, «pièce régulièrement changée en confessionnal» où il reçoit les confidences feutrées de sa mère l'initiant à des secrets longtemps occultés.

Et, trouvant les mots justes pour traduire les silences, pour faire affleurer l'essentiel, il enchaîne harmonieusement dans un tempo alerte ces différents récits, nous transportant d'un lieu et d'une époque à l'autre, sachant  annoncer ou retarder les révélations, entretenir le mystère et nous surprendre.

 

Monarques est ainsi un livre très personnel touchant à l'universel, dont l'écho retentit intensément en profondeur. Un livre généreux et consolateur, empli d'une bouleversante humanité, dans lequel Philippe Rahmy réussit par le pouvoir de ses mots à nous emporter bien au-delà des trajectoires et des destins des personnages qui s'y croisent, nous faisant entrevoir d'autres rivages.

Une oeuvre où se reconnaît sans conteste l'empreinte d'un véritable écrivain.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Monarques, Philippe Rahmy, La table ronde, 31 août 2017, 198 p.

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Rahmy

 

EXTRAIT :

On peut lire les deux premiers chapitres du livre (p. 11/15): ICI

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A
un beau blog. un plaisir de venir flâner sur vos pages. une belle découverte et un enchantement.N'hésitez pas à venir visiter mon blog (lien sur pseudo)<br /> au plaisir
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