"Churchill, Manitoba" de Anthony Poiraudeau
Dès son premier livre, Projet El Pocero (Inculte, 2013), un brillant récit autour d'une ville fantôme de la crise espagnole, Anthony Poiraudeau s'inscrivit dans la mouvance des écrivains-géographes. Non que, comme Julien Gracq ou son contemporain Emmanuel Ruben – qui dans son intervention lors d'une rencontre organisée par la SGDL en mai 2016 (1) l'y incluais déjà -, il allie nécessairement une formation géographique à sa pratique littéraire, mais parce qu'à l'instar de nombreux auteurs actuels (2) "pour lesquels les lieux, les paysages, ont une importance primordiale", il se situe "aux lisières du roman" et fait surgir "toutes les dimensions de l'imaginaire d'une exploration-description minutieuse des lieux". Une écriture des lieux expérimentés tant dans leur réalité brute que dans leur perception émotionnelle et leur charge existentielle.
1) http://www.emmanuelruben.com/archives/2016/07/18/34096103.html
2) Notamment Mathias Enard, Maylis de Kérangal, Xavier Boissel, Hélène Gaudy ou le philosophe Jean-Christophe Bailly...
Au départ de cette nouvelle aventure littéraire : un petit point au bord de la baie d'Hudson aux confins d'une vieille carte murale récupérée inopinément chez un ami, qui ranima l'imaginaire enfantin d'un auteur nourri de récits d'aventures et précocement attiré par l'infini des lointains rêvés. Un point nommé Fort Churchill situé dans le Manitoba, à la limite des immenses étendues sauvages de l'extrême nord canadien, et déployant à ses yeux une fascinante ligne de fuite. Fascination qui finit plusieurs années après, suite à une crise existentielle, par le mettre physiquement et scripturalement en branle, dans un voyage intimement lié au déroulement de sa vie et s'inscrivant à la croisée de ce désir d'Amérique (mot cher à Pierre Michon (3) résumant toutes les fictions possibles) et de l'idée du Nord de Glenn Gould - «lieu mental et allégorique» qui constitua longtemps pour l'auteur «la formulation parfaite du rêve».
3) Ce mot "Amérique" «résumant toutes les fictions possibles et l'idée-même de fiction» Cf Vies minuscules
Cet «aventurier de chambre à coucher», comme il se nomme avec autodérision, envisagea en effet de se confronter concrètement à la réalité du lieu de ses fantasmes, cette expérience devant aboutir à matérialiser un projet d'écriture pour lequel il obtint une bourse Stendhal pour se rendre un mois dans la petite ville de Churchill. Mais, venant entre-temps de rencontrer l'«impossible amour» sous les traits d'une réelle Dulcinée et sa mélancolie ayant tourné court, c'est à contrecoeur qu'il entreprit ce voyage auquel il s'était engagé et qu'il ne désirait plus. Un voyage au bout du monde qui se révélera bien décevant, débouchant sur une sorte de désenchantement inattendu de l'espace mais ouvrant la perspective d'un riche voyage au bout de soi.
Anthony Poiraudeau, creusant cet entre-deux entre le territoire et la carte, entre le réel et sa perception, tout en tentant de déchiffrer les mystères de l'inconnu qui est en lui, retrace ainsi avec beaucoup de sincérité et d'humour, de sensibilité et de profondeur, ces deux voyages imbriqués - auxquels s'ajoute un voyage dans le temps, dans l'histoire du lieu. Et il nous livre un magnifique récit composite et digressif à la première personne, à la mesure des «raisons complexes et tortueuses» qui l'ont mené à Churchill.
«Comme beaucoup de personnes, j'ai longtemps rêvé sur les cartes de géographie.»
Tout commence par la carte, «malle au trésor» embrayant «une marche heureuse et infinie dans des espaces à jamais disponibles et ouverts» - tout comme l'"objet magique" de Gracq ou le " tapis volant" du jeune Walid dans le dernier roman d'Emmanuel Ruben Sous les serpents du ciel. Par une carte permettant de se projeter mentalement dans une sorte de paradis, de posséder un monde échappant à la violence où il fait bon vivre et dont on pourrait déchiffrer les mystères.
Anthony Poiraudeau revient sur cet amour qu'il avait enfant pour les cartes, les atlas et les mappemondes promettant l'aventure et donnant moins «un visage à la terre» que traçant «les continents de la rêverie». Car c'est bien une de ces cartes Vidal de la Blache élaborée du point de vue des colonisateurs maîtres du monde, similaire à celles qu'il pouvait contempler en toute innocence à l'école primaire, qui fait le lien entre ce voyage de l'auteur à Churchill et la formation d'un imaginaire d'écrivain.
Mais «le retable des merveilles»(4) s'avérera vide, l'auteur se voyant contraint de perdre la naïveté de son enfance et c'est un enfer d'une violence extrême qu'il découvrira en se retrouvant piégé dans la ville de Churchill : l'enfer des Dénés Sayisi arrachés à leur territoire forestier traditionnel pour y être déportés par le gouvernement fédéral du Canada en 1956. Une «tragédie dont on ne retrouve aucune trace dans l'espace de la ville» et dont il retrouvera l'histoire dans les livres.
4) L'auteur faisant référence à l'intermède théâtral Le retable des merveilles, écrit par Cervantes vers 1615
Churchill, Manitoba peut ainsi s'appréhender en partie comme le récit d'un voyage initiatique résonnant comme l'abandon de la géographie de l'enfance rattrapée par son impuissance à dire la réalité du monde. Une perte que peut seule combler la littérature.

Ce voyage fut initialement décidé alors que l'auteur était enfermé dans une sorte d'enfer de soi et voyait Churchill comme un refuge mental idéal face à une réalité désespérante, et le paradis recherché n'avait rien d'une destination statique. Il s'agissait plus d'une «nécessité fondamentale de traverser les paysages pour approcher les mystères que l'espace recèle sans jamais les dévoiler complètement, à la manière d'un horizon qui recule à mesure qu'on avance vers lui». D'«un voyage sans idée de retour».
Or, arrivé à Churchill, l'auteur se retrouve enfermé et coincé dans l'attente de rentrer chez lui. Ne pouvant s'éloigner alentour sans braver les interdits motivés par le danger de mort que font courir ces immenses prédateurs que sont les ours polaires, et ayant rapidement fait le tour de Churchill, il lui faut alors trouver comment occuper ses journées durant ce long mois dans ce lieu qu'il ne désire plus.
Et c'est bien sûr à la bibliothèque municipale qu'il s'installe, s'attelant à terminer un article sur Julien Gracq qui lui avait été commandé. Il voit alors de «nouvelles significations de [son] voyage» lui apparaître tandis que se prolonge à cette occasion son «compagnonnage avec Gracq» et les livres des merveilles verniens, et qu'il explore cette "bibliothèque mémorieuse" (5) en lieu de toundra arctique.
5) Cf Pierre Michon (toujours dans Vies minuscules )

Ce second livre d'Anthony Poiraudeau est un récit composite aux tonalités variées. Un récit de voyage complexe et très personnel. Il nous y conte son approche de la réalité churchillienne actuelle et notamment de cette schizophrénie régnant au pays de l'ours avec beaucoup d'humour et d'auto-dérision. Il y retrace aussi l'histoire instructive de Churchill depuis sa fondation, la ré-imaginant en se plaçant du point de vue de ceux qui en ont été les acteurs ou les victimes. Et il nous livre surtout un récit introspectif et digressif dépliant de longues périodes d'une acuité et d'une finesse toute proustienne qui s'attache à son territoire intime, à sa propre trajectoire, et tente sans cesse d'atteindre un horizon qui se dérobe.
Churchill, Manitoba s'avère ainsi une «unité fuyante et mouvante» constituée de multiples facettes «dont le déroulement constitu[e] le véritable sujet du texte» et semble renvoyer à une tentative de mise en forme de la vie-même de l'auteur, de la formation de son imaginaire et de son désir d'écriture :
«Ce que je ne sais pas de ma vie, Churchill l'a su, mais ce Churchill est une partie de moi qui m'est étrangère, et tout à la fois le nom possible de cette singulière excroissance mentale».

Churchill, Manitoba, Anthony Poiraudeau, Inculte, 4 octobre 2017, 160 p.
A propos de l'auteur :
http://www.inculte.fr/auteurs/anthony-poiraudeau/
p.39/40
(...)attendre que les Indiens viennent leur vendre les peaux des castors et des martres, des hermines et des renards des neiges qu'ils auront chassés, attendre la fonte des glaces et qu'un bateau venu de quelque part plus au sud arrive pour livrer sa cargaison de vivres et de tonneaux de bière pour les sustenter, eux, et puis de nouveaux stocks de perles de verre, de pointes de fer, de tabac, de brandy et de fusils avec quoi on achète aux Indiens les fourrures – et une fois ces bateaux vidés de leur chargement, on les remplira de peaux du grand Nord que l'Honorable Compagnie livrera à prix juteux aux chapeliers et aux fourreurs d'Europe. Les hommes de Churchill ne savent que trop bien, je crois, comment ils feront passer les jours d'hiver, c'est à dire mal, en éclusant des gallons de bière, en jouant aux cartes, en lisant leur Bible peut-être, en pensant à l'Angleterre, j'imagine, au climat d'Angleterre, aux pelouses vertes d'Angleterre, aux belles pierres d'Angleterre, aux femmes d'Angleterre ou aux hommes d'Angleterre, nécessairement plus beaux, de n'être pas là, plus doux que ceux avec qui ils jouent aux cartes dans leurs gourbis frigorifiés de bucherons; bref, ils pressentent la vie qu'ils auront, à devenir à moitié fous d'attendre sans pouvoir sortir de leurs baraques en rondins, ou à moitié fou de devoir en sortir par un froid morte , avec rien que leurs malheureux habits britanniques sur le dos, pour couper du bois de chauffage ou tirer des coups de fusil dans l'immensité blanche où vaquent les lagopèdes (...)
p.81/82
(...) Un moment, alors que je n'avais pas encore trouvé à quoi substantiellement occuper mes journées, j'avais envisagé de photographier avec méthode toutes les images, représentations et effigies d'ours polaires qu'on peut trouver à Churchill. Cela m'aurait pris un certain temps, ce n'était pas contrarié par la difficulté de sortir de l'agglomération et m'aurait demandé de faire une visite des plus complètes de la ville, d'observer attentivement toutes les façades de chaque bâtiment, de scruter tous les recoins et de chercher à entrer dans tous les locaux susceptibles pour quelque motif d'accueillir de potentiels visiteurs. Cela dessinait aussi de possibles contours pour le texte que j'avais à écrire : faire une sorte de portrait ou de radiographie des lieux à partir des images d'ours polaires qui s'y trouvent, en prenant en compte leur emplacement, leur facture et leur fonction. Je commençais à imaginer pour ce texte des thématiques et des réflexions qu'il aurait permises à propos de ce lieu où règne le souci constant de se protéger de l'ours polaire, et donc de l'exclure, mais où on adopte et multiplie en tant qu'emblème, produit de consommation et totem l'image de l'ours polaire (...)
p.141
(...) La route venue du cimetière de Churchill, juste avant de rejoindre la ville, offre au regard un surplomb sur les toits de quelques rues sur fond d'estuaire, et dans le soleil déclinant d'une fin d'après-midi, il me sembla retrouver d'anciens retours de promenades estivales dont je découvrais qu'ils ne s'étaient jamais arrêtés. Une rue voisine de celle où je logeais dépourvue de perspective sinon celle, bornée en tous sens, offerte par des maisons basses sous des ciels pâles, me fit exactement éprouver un sentiment rémanent et intact : celui du retour à la maison après l'école. Devant la gare, au moment où j'allais quitter Churchill, je retrouvais, inaltérés et toujours disponibles, des départs réitérés hors des contrées familiales après que je les avais visitées le temps d'un week-end. Churchill ne m'a jamais paru aussi immédiatement présent que dans ces moments fugitifs où les lieux, pourtant, se donnaient comme des images, mais des images qui faisaient coïncider avec netteté plusieurs temps : le passé enfoui depuis plusieurs décennies dans ma mémoire, celui qu'avaient formé les semaines précédentes, et l'instant présent. (...)