"Les Persécutés & Histoire d'un amour trouble" de Horacio Quiroga

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Les Persécutés & Histoire d'un amour trouble" de Horacio Quiroga

Pour inaugurer sa nouvelle collection Les lance-flammes, consacrée à la littérature sud-américaine, les éditions Quidam nous proposent un des premiers ouvrages - jusque là inédit en français – de l'écrivain uruguayen Horacio Quiroga (1878/1937).

Si la traduction d'Antonio Werli, également auteur de la postface et directeur de la collection, s'appuie sur les deuxièmes versions des Persécutés et d'Histoire d'un amour trouble publiées respectivement en 1920 et 1923, le livre regroupe judicieusement cette nouvelle et ce court roman comme l'avait initialement voulu l'auteur en les publiant ensemble en 1908.

Même si les thèmes de ces deux histoires - la folie et l'amour - diffèrent, beaucoup de choses en effet les rapprochent et, malgré le peu de succès rencontré à leur sortie, elles marquent une étape importante dans la formation de l'auteur et dans son émergence sur la scène littéraire.

Ces deux fictions à forte teneur autobiographique, mais aussi psychanalytique, se déroulent à Buenos Aires, une ville où l'auteur s'était réfugié après avoir tué accidentellement son ami Federico Ferrando en 1902. Une capitale culturelle influente où se trouvaient des figures de l'avant-garde littéraire comme Leopoldo Lugones, poète admiré avec lequel il s'était lié d'amitié, et Ruben Dariò, le fondateur du modernisme. L'Argentine était de plus un pays où la psychiatrie était à la mode, entrant en forte interaction avec la littérature et étant très prisée des lecteurs.

 

Les Persécutés

 

Un soir de tempête, alors que le narrateur discute des fous et de leurs bizarreries avec son hôte et ami Lugones – qui venait de visiter un asile d'aliénés (1) – , un certain Lucas Díaz Vélez que l'on n'attendait pas frappe à la porte. Rompant ce «réconfortant tête à tête entre hommes sains d'esprit», il finit après l'embarras provoqué par son entrée par raconter à son tour, et avec une subtile précision, une anecdote concernant un de ses amis ayant souffert d'un délire de persécution. Et la rencontre du narrateur avec cet individu étrange d'une grande intelligence, qui visiblement «s'y connaît en folie comme un diable», aura par la suite une influence néfaste sur sa vie avant qu'il ne réussisse à s'arracher à son emprise.

1) Ce qui peut évoquer la nouvelle Le système du Docteur Goudron et du Professeur Plume des Histoires grotesques et sérieuses d'Edgar Poe, d'autant plus que la dernière scène des Persécutés se déroule dans une clinique psychiatrique 

    Lors d'une seconde rencontre inopinée dans les rues de Buenos Aires, ce narrateur - qu'on apprend être Horacio – semblera en effet peu à peu contaminé par la folie raisonnante et perverse de Díaz Vélez – dont l'anecdote de l'ami ne faisait que retracer l'histoire. Dans une scène hallucinée de poursuite (2) et de voyeurisme, traitée avec un extrême réalisme virant au fantastique, il sombrera ainsi dans un abîme d'angoisse et de déchirement, en proie à des pulsions incontrôlables. Et le lecteur ne sait plus vraiment lequel des deux protagonistes est le persécuté tant la narration saute habilement de la folie à la raison, de l'aveu à la dissimulation, et déploie de vertigineux jeux de miroir entre eux : «j'avais vu, derrière le farceur qui me répondait, le fou brut et méfiant ! Et il m'avait vu derrière lui dans les vitrines. »

    2) En espagnol "los perseguidos" signifie à la fois "les persécutés" et "les poursuivis"

    Faisant de la folie une possession démoniaque (contaminant le narrateur jusque dans son langage (3)), Horacio Quiroga exploite à fond ce thème du double largement présent dans la littérature, notamment chez Poe (4), Dostoëvski (5) et Maupassant (6). Comme dans une sorte de courant tumultueux de conscience, nous assistons à la superposition et à l'entrechoquement des idées et des perceptions sensorielles du narrateur tandis que l'écriture, devenue très visuelle au contact de Díaz Vélez, fait surgir des images se focalisant sur certains détails des personnages ou du décor urbain. Et le style totalement maîtrisé de l'auteur épouse au plus près les différentes étapes de la progression narrative comme les symptômes de cette psychose paranoïaque dans laquelle un individu peut apparaître tour à tour aliéné ou parfaitement sain d'esprit - anticipant étonnamment sur la description scientifique du délire d'interprétation qui sera faite par Paul Sérieux et Joseph Capgrass en 1909 (7).

    3) Au travers de multiples expressions contenant le mot diable, procédé que l'on retrouvera à forte dose dans Le Maître et Marguerite de Boulgakov

    4) Notamment dans William Wilson (1839), première nouvelle de Poe traduite en français en 1841, intégrée au recueil Nouvelles histoires extraordinaires dans une traduction de Baudelaire en 1857)

    5) Cf Le double (1846)

    6) Cf Le Horla (1886) où Maupassant - qui souffrait lui-même d'hallucinations et de dédoublement de la personnalité - revisitait le thème du double présent dans la littérature fantastique depuis Hoffmann (qui ouvrit poétiquement une porte sur l'inconscient humain) en s'appuyant sur les travaux sur l'hystérie de Charcot. Dans cette nouvelle, le narrateur, fiévreux, a l'impression troublante d'être suivi par un être invisible

    5)https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9lire_d%27interpr%C3%A9tation_de_S%C3%A9rieux_et_Capgras

    Un second niveau de lecture, presque psychanalytique, sous-tend de plus cette nouvelle écrite à la première personne dont le narrateur se confond avec l'auteur, lui conférant un intérêt majeur. Car Les Persécutés traite également d'une sorte de paranoïa littéraire, l'auteur semblant y mettre en scène ses affres de la création et son arrachement à Poe, ce maître admiré du XIXème siècle - ce rival aussi - dont il était totalement imprégné et même obsédé, au point de l'avoir imité et parodié dans El crimen del oltro / Le crime de l'autre, son recueil de nouvelles précédent paru en 1904.

    Et le trio masculin des Persécutés se révèle bien un trio d'écrivains au sein duquel va se jouer l'apprentissage littéraire d'un auteur en début de carrière. C'est en effet dans la maison de Lugones, et sous l'autorité symbolique de cette figure de proue du modernisme argentin devenue personnage de fiction, qu'a lieu la rencontre entre l'auteur/narrateur et ce Díaz Vélez qui exerce sur lui une véritable fascination. Un écrivain lui aussi puisqu'il fictionnalise sa propre histoire, mais qui se double d'un fou - ce qui forcément évoque Edgard Poe.

    Fédor Dostoïevski

    Histoire d'un amour trouble

     

    Même si ce roman est narré à la troisième personne, la voix de l'auteur s'incarne à l'évidence dans celle de son héros Luis Rohàn et l'aventure qu'il vivait à l'époque avec une toute jeune fille (1) en fournit sans doute la trame.

    1) Il vécut en effet en 1906 "une histoire d'amour brûlante avec une de ses élèves encore adolescente" qu'il épousa en 1909 malgré l'opposition de ses parents

    Les grandes villes multiplient les hasards des rencontres et ce roman s'amorce, comme dans Les Persécutés, par la rencontre du héros avec un ami du temps jadis qui l'informe des événements survenus pendant son absence de Buenos Aires, et surtout par leur reconnaissance au loin de «deux jeunes-femmes endeuillées» qui vont devenir le sujet de leur conversation et décider Rohàn à se rendre à San Fernando (2) où elles résident désormais.

    L'histoire va s'insérer dans ce récit cadre, entre le premier chapitre introductif et la fin du vingt-cinquième et dernier où le héros rend visite aux deux soeurs, faisant revivre avec intensité ses souvenirs en retraçant son amitié de dix ans avec la famille Elizalde, son attirance pour Mercedes, l'aînée, et surtout pour Eglé, la cadette, avec laquelle il fut fiancé. C'est l'histoire trouble d'un trio socialement peu admissible s'épanouissant, non sans perversité ni tourments, au sein d'un cadre bourgeois contraignant - s'illustrant dans les contraintes alimentaires de la mère et dans cette obsession du mariage conditionnant l'éducation des filles.

    2) Ville faisant partie du Grand Buenos Aires, à une vingtaine de kilomètres du centre de l'agglomération

    Le récit souligne avec force les pulsions (sexuelles et mortifères) incontrôlables qui envahissent son héros, faisant entendre «le rugissement rauque du fauve» :  «Le fauve était à nouveau lâché, vrillant dans chaque doigt de Rohàn un faisceau de nerfs devenus incontrôlables». Ainsi que cette «haine si impulsive, à fleur d'animalité» provoquée par la jalousie, «ce violent besoin de détruire celui qui a posé la main sur la femme qui est la nôtre» qui fait acquérir l'assurance de «tuer sa propre femme le premier jour où elle donnerait une véritable raison d'être jaloux».

    Et l'on retrouve le thème du dédoublement hallucinatoire et de la rivalité : «Quand soudain, sentant la main d'Eglé sur sa tête, il vit nettement l'autre à sa place». Et du glissement lucide vers la folie : «Il se rendait compte qu'il glissait sur une pente de folie».

    La narration est saturée de notations d'une grande acuité et de commentaires, de sensations et de descriptions de paysages variant selon les éclairages et les saisons qui s'entremêlent comme dans une sorte de flux de conscience. Et elle nous entraîne dans les méandres de l'introspection, de cette auto-analyse (dont Freud tirera beaucoup de ses intuitions) d'un héros qui nous rappelle parfois celui des Carnets du sous-sol de Dostoïevski tant il éprouve «une profonde et maladive sincérité envers soi-même».

    Horacio Quiroga, qui avait lu le grand écrivain russe en français, éprouvait en effet une grande admiration pour sa manière d'explorer les souterrains de l'âme et ce roman se ressent fortement de son influence. Mais si son héros s'analyse avec finesse et profondeur, il porte sur les femmes un regard viril possessif et dominateur, se croyant maître de leurs mentalités. D'où de nombreuses remarques essentialisantes sur la psychologie féminine qui de nos jours datent un peu.

     

    Les Persécutés & Histoire d'un amour trouble consacre ainsi l'émergence dans l'espace littéraire d'un grand écrivain qui sera considéré comme le précurseur du réalisme magique en Amérique latine et deviendra un maître de la nouvelle psychologique.

     

     

     

     

     

     

     

    Les Persécutés & Histoire d'un amour trouble, Horacio Quiroga, traduit de l'espagnol par Antonio Werli, Quidam éditeur, 2 novembre 2017, 158 p.

     

    A propos de l'auteur :

    Horacio Quiroga, né à Salto en Uruguay le 31 décembre 1878, est sans nul doute le grand modernisateur de la nouvelle en Amérique Latine et un pilier de la littérature latino-américains du XXe siècle. Dans le sillage de Poe, Maupassant ou Dostoievski, il a écrit des centaines d’histoires. Toutes possèdent un fond d’inquiétude et d’étrangeté. La folie, la mort et l’amour sont les points cardinaux de son imaginaire. Explorateur de la psychologie profonde, Horacio Quiroga est résolument moderne. (Quidam éditeur)

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Horacio_Quiroga

     

     

    EXTRAITS :

    On peut lire la première page des Persécutés sur le site de l'éditeur : ICI

     

    Histoire d'un amour trouble

    I, p. 45/46

    (...)

    Ce que Juàrez ignorait, c'est que Rohàn connaissait parfaitement les soeurs Elizalde. Après une amitié de dix ans avec la maison, Eglé, la cadette, avait été sa fiancée. Il l'avait aimée immensément. Et pourtant, ils en étaient là : elle, promenant sa beauté célibataire aux côtés de sa soeur, et lui, autre célibataire, travaillant à la campagne à deux cent lieues de Buenos Aires. Eglé ! Il se répétait son nom à voix basse, avec la facilité de qui a souvent et longuement prononcé un mot dans différents états d'esprit. Ces deux syllabes parfaitement connues lui évoquaient avec clarté les scènes d'amour où il les avait exprimées avec le plus grand désir, bien qu'il reconnaissait ne lui rester de cette vieille passion que la tendresse d'un prénom, rien d'autre. Il le murmurait et ne ressentait, à l'entendre, que la douceur obscure d'un mot qui, par le passé, a tant signifié, comme un idiot répète, des heures durant, le regard vide : «Maman» ...

    «Comme je l'ai aimée !» se disait-il, s'efforçant vainement de s'en émouvoir. Il se remémorait les situations où il s'était senti le plus heureux; il se voyait lui, il la voyait elle, il voyait sa bouche, son expression... Mais tout était d'une netteté excessive, car il appliquait ses souvenirs aux scènes plutôt qu'aux sensations, comme lorsque l'on s'efforce de bien se rappeler une chose pour la raconter ensuite à un ami.

    Il marchait toujours en pensant à elle lorsque, soudain, il eut l'idée d'aller la visiter.

    (...)

    Publié dans Fiction, Micro-fiction

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