"La révolution culturelle nazie" de Johann Chapoutot
L'historien et universitaire Johann Chapoutot, spécialiste de l’Allemagne nazie et de son idéologie, auxquelles il a déjà consacré plusieurs ouvrages (1), a publié début 2017 un essai intitulé La Révolution culturelle nazie - révolution s'entendant non en son sens récent de bouleversement brutal de l'ordre en cours pour en inventer un nouveau mais en son sens étymologique premier de retour à l'origine (2). Le projet du nazisme fut bien en effet celui d'une révolution culturelle s'accompagnant d'une «opération archéologique» visant à «débarrasser la race germanique des sédiments culturels déposés au fil des aliénations successives» pour «revenir à la vérité de l'homme germanique». «La race germanique doit [ainsi] se retrouver elle-même en effectuant ce salto arrière, ou bien périr ».
1) Le national-socialisme et l'Antiquité (2008), La loi du sang : penser et agir en nazi (2014)
2) Du latin revolutio, venant de revolvere (ramener en arrière)
On ne peut réduire l'ampleur des atrocités nazies à une folie monstrueuse initiée et appliquée par quelques psychopathes car elle a mobilisé «des centaines de milliers sinon des millions d'hommes et de femmes». Et s'il n'y avait pas de pourquoi (3) pour la multitude des victimes innocentes, il y avait bien un sens pour leurs bourreaux, tant pour ceux qui les désignaient comme victimes que pour ceux qui exécutaient la sentence. Des hommes ordinaires dans leur grande majorité dont les discours et les écrits comme les actes reposaient dans l'ensemble sur de sincères convictions et certitudes. Des exécutants notamment dont le "travail" s'exerçant dans un cadre légal était ressenti comme juste et légitime, participant d'un combat certes dur mais nécessaire - un bon père de famille pouvant ainsi réussir à assassiner de sang froid des enfants juifs...
«S'interroger sur ce qui fait d'hommes normaux, banals, des criminels de masse», pénétrer cet univers mental et comprendre comment il a été façonné par les nazis, c'est ce à quoi va s'attacher l'auteur dans cet essai reprenant sans doute beaucoup d'éléments de ses ouvrages précédents - ce qui nuit un peu à la clarté de sa structure et n'évite pas quelques recoupements et répétitions - mais s'avérant néanmoins passionnant, aussi instructif que terrifiant.
3) Cf «Hier ist kein warum/ Ici il n'y a pas de pourquoi» dans Se questo è un uomo / Si c'est un homme, le témoignage de Primo Levi sur le camp d'extermination d'Auschwitz

Johann Chapoutot analyse ainsi toute la vision du monde et de l'histoire sous-tendant l'idéologie nazie, démontant avec précision les rouages de sa construction. Une idéologie ayant peu à peu gagné le peuple allemand dans sa grande majorité du fait d'une forte diffusion par de multiples canaux établissant une sorte de maillage de toute la société - ces idées n'étant nullement «imposées par la violence ou l'intimidation». Une diffusion offrant de plus à l'auteur une abondance et une variété de sources lui permettant d'appuyer son essai sur une riche documentation que pour notre grand intérêt il cite abondamment (4).
4) Discours politiques et films de propagande, fascicules de formation idéologique destinés aux différentes organisations du parti, presse, manuels scolaires, articles universitaires et et ouvrages théoriques...
La force de l'idéologie nazie, c'est qu'elle puise «dans un répertoire d'idées et d'actions dont la somme était certes exceptionnelle, mais qui prises une à une appartenaient à un corpus assez banal de la culture occidentale» (5). Un «pot-pourri» dans lequel chacun peut en partie se reconnaître mais dont tous les éléments disparates ont été radicalisés et agrégés au prisme d'une biologie raciale qui détermine et englobe tout : le corps comme l'esprit, le culturel étant réduit au naturel. Et ceci apporte à l'ensemble une glaçante cohérence.
C'est aussi l'extrême rapidité et brutalité avec laquelle elle va être mise en pratique, tout ayant été fait pour rééduquer le peuple allemand en le convainquant de la nécessité de cette «tâche historique qui violait toutes les conceptions morales, religieuses et éthiques (6)» dans lesquelles il avait été élevé durant des siècles selon «des préceptes chrétiens, kantiens, humanistes et libéraux».
5) Colonisation, exploitation de l'allogène, racisme et anti-sémitisme, impérialisme, recours à la violence militaire, sécurisation de son espace intérieur en vue de sa survie ...
6) Notamment la radicalisation effrayante de l'eugénisme dans une idéologie niant l'individu ou seule la survie du groupe importe (stérilisation et assassinats, non seulement de l'allogène, du Juif présenté comme un agent pathogène potentiellement contaminant, mais aussi, au sein du peuple allemand, de tout individu faible, malade incurable, handicapé ou vieillard, non productif pour la collectivité. Tandis qu'on légitime les enfants naturels et encourage la sexualité préconjugale et extraconjugale entre sujets germaniques sains

Au centre de toute cette idéologie, le mythe de cette Race germano-nordique paradoxalement vivifié par le développement spectaculaire des sciences (7) de la nature au XIXème avant et après Darwin et, au début du XXème, par les travaux de Mendel sur l'hérédité. Et le profond désarroi d'un peuple marqué par la saignée de la Grande Guerre et humilié par un traité de Versailles l'ayant dépouillé d'une partie de son territoire (8) vient encore faciliter son adhésion à la fable du génie germanique et à ce grand récit national reconstruit par les nazis non sans inventions, falsifications et récupérations. Son espérance aussi en un dernier sursaut possible, en un dernier combat permettant une sorte de retour à l'âge d'or.
7) Ayant largement répandu en occident une conception biologique, voire zoologique de l'homme
8) Le traité de Versailles (1919) subtilise à l'Allemagne 15% de son territoire et la prive de ses colonies
Autrefois donc la race germanique fut grande mais elle fut depuis les origines aliénée et dénaturée par des influences venues d'ailleurs entraînant sa perdition. Mais comme il ne reste pas trace de cette grandeur supposée, les nazis n'ont pas hésité à s'annexer la prestigieuse Antiquité grecque faisant des anciens grecs des nordiques que les guerres fratricides avaient décimés, les métissages avec des peuples venus d'Asie (des Juifs forcément) ayant entraîné leur dégénérescence. D'où l'extinction de leur brillante civilisation. Et ils s'adjoignent Platon comme illustre caution – tout comme, balayant leurs contradictions, ils s'adjoindront un Kant «purifié de ses scories humanistes et universalistes» -, «dernière vigie nordique» d'un monde contaminé et perverti sur le point de s'effondrer. Dévoyant ses textes (9), «forçant les concepts», ils en font ainsi un raciste précurseur de Gobineau et le théoricien fondateur de l'eugénisme !
Quant au droit germain dont on ne connait pas grand chose, il aurait été perverti par le droit romain marqué par le judéo-christianisme, par ce droit statique et abstrait qui s'oppose à la nature et conduit à la mort. Nul doute que celui des Nordiques, instinctif et concret, souple et vivant, était celui de la nature, de la loi du plus fort qui permet la survie du meilleur sang. Il suffit donc de se référer à l'instinct, au bon sens populaire appliqué non à l'individu mais au groupe, principes qui seront exprimés par le parti national-socialiste et dictés par le Führer qui sait ce qui est bon pour la survie du peuple allemand.
9) Faisant passer la notion d'impératif catégorique du général, de l'universel au particulier (le peuple allemand) : «Agis en sorte que ton peuple puisse t'ériger en modèle», «que le Führer s'il prenait connaissance de ton acte, l'approuverait» !
Et au lieu de «contrecarrer les desseins de la nature» comme le font les gouvernements en Europe depuis 1789, les nazis, répudiant l'héritage des Lumières, se démarquent de cet universalisme et de cet humanisme international. Afin que l'homme germanique puisse vivre en harmonie avec la nature, il faut non seulement appliquer la loi du sang mais, le sol étant indissociable de la survie de la Race germanique, il lui devient légitime de conquérir un espace de vie et de liberté, un espace vital où les meilleurs pourront vivre en paix - et où les allogènes seront voués à l'esclavage ou la destruction.

Affiche de propagande nazie
Le nazisme qui se veut «une transcription politique des lois de la nature» et conçoit l'ennemi «en termes biologico-pathologiques» (son extermination relevant même d'un protocole sanitaire) présente l'histoire de la germanité comme comme celle d'une «souffrance millénaire» endurée par le peuple germain s'inscrivant dans «la grande lutte des races» qui menace son droit à la vie, refondant la morale et le droit pour lui permettre de retrouver son essence. Et, dans cette guerre déclarée à la race germanique par l'ennemi juif et menée par lui sans merci depuis des milliers d'années, le peuple allemand se trouve en état de légitime défense. Il est ainsi contraint de livrer une guerre d'extermination totale contre l'ennemi juif afin de délivrer à jamais la race nordique-germanique des menaces d'extinction qu'il fait peser sur elle.
Ainsi cet épisode monstrueux de l'histoire «fut pour les acteurs des crimes nazis, tout autre chose qu'une folie». Ce fut une véritable «révolution culturelle» présentant un récit national dont découla un corpus normatif. Une vision de l'histoire «suturée d'angoisse biologique et tissée d'avertissements apocalyptiques» visant à «faire accepter aux auteurs de ces crimes que leurs actes étaient légitimes et justes».
Pour qui croit aux vertus de la raison et de la culture, se rendre compte de l'impressionnant nombre de médecins, scientifiques, hauts fonctionnaires, universitaires, idéologues ... qui «ont rêvé, imaginé et planifié des avenirs possibles pour la race germanique et, plus que des avenirs, un salut», comme lire la teneur de leurs écrits, s'avère plutôt déprimant. Il reste que cet essai salutaire enseigne combien il faut encore se montrer vigilant dès que pointe la moindre dérive, surtout quand elle se pare d'une caution intellectuelle.

La révolution culturelle nazie, Johann Chapoutot, Gallimard, janvier 2017, 284p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Johann_Chapoutot
EXTRAIT :